Aime-moi Mamour

LA SUCCESSION DE MA ROSALIE

La guerre étant terminée avec l'Allemagne, les Américains vendent leurs surplus de matériel... D'immenses parcs de jeeps, 4 x 4, ambulances, camions G.M.C., matériel automobile provenant de l'armée allemande, sont ouverts aux acheteurs éventuels, avisés par affiches et journaux. Le plus proche de Lens est à Prouvy, sur l'ancien aérodrome voisin de Valenciennes, d’où j'ai assisté, de nuit, à la fantastique contre offensive aérienne américaine de l'hiver 1944 sur les Ardennes Belges.

Je décide de m'y rendre. Une foule se presse à l'entrée. Sur un parking cent fois plus grand que le plus important parking de foire, sont alignés toutes sortes d'engins classés par type de véhicule. Chacun est fiché, numéroté, avec un prix très attractif.

Une telle surabondance de machines presque neuves, uniformément de couleur verte du type "U.S. Army", aux magnifiques pneumatiques, a quelque chose de fascinant !

J'y passerai une journée entière... Tenté par des voitures de rêve autour desquelles je tournerai longuement, notamment des voitures provenant de l'Etat Major allemand, encore ornées aux ailes des fanions du haut commandement : Cabriolets Mercedes aux longs capots racés et banquettes de cuir, limousines Auto-Union... Mais je suis bien trop raisonnable.

Finalement je m’intéresse à deux véhicules : Une ambulance Dodge, moteur six cylindres de cinq litres de cylindrée, et un 4 X 4 plateau de même marque et même moteur. Des ambulances de ce type, il y en a peut-être cinq mille, des 4 X 4, le double... Tous presque au même prix, mais dans des états différents : Certains sont pratiquement neufs, tandis que d'autres ont un kilométrage important et beaucoup souffert pendant la guerre.

D'autre part, le camp a été mal gardé et il a été pillé pendant plusieurs mois : Accus enlevés, pneus démontés, accessoires volés... Il faut sélectionner vite et bien.

J'ai heureusement avec moi Alcide (qui n'avait pas encore tambouriné à mort sa petite amie), nantis de deux jerricanes d'essence chacun, soit 80 litres. Après des heures d'errance, nous trouvons enfin les oiseaux rares.

Une ambulance presque intacte de carrosserie, cinq pneus neufs, et un moteur parfait qui, après quelques tours de manivelle, en dépit d'une batterie affaiblie par dix mois d'inactivité, démarre dans ce feulement puissant et inimitable propre à un moteur six cylindres de cinq litres et de cette cylindrée ! Harmonie sonore sans pareille, qui vaut bien pour moi sur ce plan, toutes les musiques de Mozart !

Deux kilomètres plus loin, je sélectionne un 4X4 presque parfait, mais au moteur irréductiblement rétif ! Mais il est muni à l'avant d'un treuil au câble d'acier enroulé et terminé par un crochet, capable de remorquer un char Sherman de quarante tonnes !

Retour à l'ambulance nourrie de l'essence des vingt litres d'un jerrican. Je connaîtrai alors à son volant, une ivresse incomparable en dominant et déchaînant toute la puissance de ces six cylindres, en éprouvant la progressivité parfaite d'un embrayage neuf, la précision sûre et douce d'un volant gainé...

Le temps d'arrimer le crochet du câble du 4x4, d'installer Alcide à son volant, et nous voilà partis vers le bureau de sortie. Formalités, remise d'un équivalent de carte grise, paiement, et en route !

Tout ce matériel presque neuf est à moi ! Joie sans mélange ! Je ressens dans ma colonne vertébrale toute la puissance d'un moteur d'au moins 400 chevaux, aux accélérations impressionnantes… Tout autant que l'effarant appétit de tous ces chevaux : Nous n'avons pas fait 40 kilomètres, que mes vingt premiers litres d’essence se sont déjà volatilisés !

Finaleent, devant tout mon petit monde rameuté à grands coups de klaxon, l'arrivée de ce convoi à Avion fera sensation ! La succession de "Rosalie" était assurée !

Cette ambulance américaine - qui équipe encore dans son type d'origine quarante cinq ans plus tard les services de secours de l'Armée, me fera connaître des joies exubérantes et variées pendant trois ans, sans jamais la moindre panne, et avec une qualité de services dont j'aurai certainement l'occasion de parler.

Mais plus de 35 litres aux 100 ! Je ne connaîtrai d'ailleurs jamais la capacité exacte du réservoir... Ce n'est pas exactement une surprise, car j’avais prévu la solution, de même que l'usage du 4 X 4 qui a tant intrigué le petit clan d'Y.V. pour une fois dubitative au sujet de mon bon sens... Car ces deux acquisitions étaient très raisonnées.

L'ambulance, confiée à Alcide - qui va délaisser pour un temps son marteau - perdra ses quatre voyantes croix rouges sur le toit et les côtés, mais héritera sous son châssis de six bouteilles de gaz comprimé à 250 kgs, qui lui assureront, après modification du carburateur muni d'un "détendeur", une autonomie de 200 kms.

Ensuite Alcide, par un trait de génie, ajoutera une tubulure depuis un petit réservoir annexe jusqu'au carburateur, qui permettait de suralimenter le gaz comprimé par du pétrole pour lampes d'éclairage... Pétrole lampant alors en vente libre et très bon marché...

Cette astuce augmentait les performances d'une centaine de kilomètres... Un robinet permettait l'interruption de ce mode inhabituel de carburation dans les traversées d’agglomération, car le pot d'échappement projetait alors une épaisse fumée blanche du plus heureux effet, digne d'une locomotive à vapeur !

Le 4 x 4, pour l'instant, n'a de justification que pour les pièces de rechange, absolument introuvables autrement. C'est un engin de guerre, spartiate, inquiétant, dont on ne voit surtout que les quatre énormes roues équipées de formidables pneus aux sculptures anti-neige semblables à ceux de l'ambulance.

Gonfler à la main de tels monstres relève de la performance sportive. Heureusement, l'épaisseur du caoutchouc - presque cinq centimètres - supportera toutes les agressions qui étaient fatales à ma "Rosalie" dont les enveloppes n’atteignaient pas le centimètre, chambre à air comprise.

En grand secret, j'ai confié le soin à un petit atelier de la banlieue lilloise qui commence à utiliser des tôles d'aluminium, la fabrication d’un deuxième magasin roulant, dont j’ai moi-même conçu les plans... Il s’agit d’un engin de six mètres, extensible, ce qui lui permettra, arrivé sur place, de devenir une boutique de dix mètres de façade, grâce à un jeu de tringles et de toiles.

Le jour de livraison venu, je viens remorquer cet ensemble roulant déjà baptisé « Mimi Pinson II », avec mon ambulance. Il a fière allure sous sa peinture volontairement voyante, orange, beige et nègre !

Je démarre, et le vois, dans le rétroviseur, tressauter sur les pavés tout au long des trente kilomètres qui me séparent d'Avion. Arrivé à destination, j’actionne mon klaxon surpuissant : Tout mon petit monde se précipite dehors, et tous les regards sont braqués sur l'engin avec une expression de stupeur !

En effet, c'est un véritable traîneau que tracte l'ambulance : Mon magasin roulant a perdu ses deux roues en route, et je le traîne sur les pavés, à même le châssis, depuis des kilomètres… Les trois cents chevaux de mon six cylindres n'ont même pas remarqué la différence !

Il me faudra encore avoir recours à mon précieux Alcide pour renforcer les éléments trop fragiles de la suspension de cette ingénieuse conception, qui deviendra alors une véritable succursale ambulante, digne de son nom romanesque, et dont les articles seront bientôt réputés à vingt kilomètres à la ronde.

Déjà une troisième version est en gestation dans mon esprit, formule "Automoteur" - pour supprimer le problème du remorquage aller et retour et de l'indisponibilité de l'ambulance dont j'ai de plus en plus souvent besoin pour des raisons professionnelles – en utilisant le 4 x 4….

J'ai eu le temps de l'étudier. S'il est aussi sommaire qu'une jeep de grande dimension et comme elle sans cabine, il a le privilège de posséder 4 roues motrices ! Mon idée consiste à allonger de trois mètres cinquante les longerons du châssis, à supprimer la traction arrière, et à poser un nouveau magasin derrière le siège avant ! Quelques jeux de tringles et de bâches supplémentaires achèveront de porter l’étalage des marchandises, à huit mètres. "Mimi Pinson 3", avec Alcide comme « chauffeur déballeur emballeur », deviendra totalement autonome.

Tout cela peut paraître très simple à réaliser aujourd'hui... Mais je vous jure qu’en 1945, c'était une succession de tours de force, d'inventions, de prodiges d'imagination et d'astuces...

Tout est problème. Un boulon perdu ou manquant, une catastrophe. Que dire des tracas que les mesures américaines - bien différentes des nôtres - nous ont imposés ? De mon outillage si primaire ? Et de l'obligation de tout faire à la main ? Finalement la réussite de cette transformation sera un succès, dont je serai légitimement fier.

Quelques six mois plus tard, un autre véritable magasin de ville, avec deux grandes vitrines, sera ouvert en 1946 dans le centre d’Hénin-Liétard, gros centre minier, entre Lens et Douai.

Et pour maintenir un début de tradition dans le choix de mes enseignes commerciales à tendance musicale, je baptiserai celui-ci : « Ploum-Ploum, tra la la… », du nom de la célèbre émission radio de Saint Granier.

Ce sera mon magasin le plus représentatif, le plus coquet, et il réalisera bientôt les meilleurs scores de tous mes dépôts.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:50:44.
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