Aime-moi Mamour

UN COUP DE TELEPHONE !

Un soir de l'été 1963, alors que je rentre tardivement d'une journée particulièrement bien remplie sur tous les plans, je discerne en approchant de mon bureau une atmosphère étrange... Rien de précis. Peut être un silence inhabituel… Une absence de lumière alors qu'à l'accoutumée l'éclairage de l'atelier reste encore allumé... Un je ne sais quoi qui ressemble à ce que j'éprouve lorsque menace un gros orage.

Je pousse la porte.

Et je trouve, face à moi, assis à ma place derrière mon bureau, un spectre défiguré, méconnaissable… C'est mon épouse !

Elle m'attaque aussitôt :

-« Je sais tout ! Ne mens pas ! Je sors de chez "elle". Elle a reconnu qu’elle était ta maîtresse ! Jamais je n'aurais cru que tu aurais été capable de me faire cela !

La crise de douleur et de fureur qu'elle a jusqu'alors contenue, éclate dans toute sa violence justifiée. Je croyais être habitué à celle ci... C’était une erreur ! Cette fois, elle atteint des paroxysmes !

Je suis bouleversé, mais l’esprit relativement calme, alors que mon cœur est au comble de l'agitation. Je me souviens avoir alors bêtement pensé avec un lâche soulagement :

-« Au moins, je n'aurai plus besoin dimaginer d'impossibles mensonges...

Et, presque en même temps je m’interroge :

-« Que va-t-il se passer maintenant ? Que va-t-elle faire, décider ?

J’ai la tête lucide, mais l’émotion à la limite supportable, conscient que je suis responsable de l’irréparable : D’une fracture comme seul le cœur d'une femme aimante et fidèle, peut la ressentir en se découvrant trahie.

Je l'observe, avec l'impression qu'un gouffre s'est soudain ouvert entre nous deux.

Les cernes de ses yeux sont impressionnants. Son visage est ravagé par les larmes, cheveux collés sur son front et ses tempes. Sa bouche est décolorée. Ses traits profondément creusés. Son regard farouche est empreint de violence. Malgré tout cela, il émane d'elle une certaine beauté tragique dans le délire de sa passion.

Mes sens enregistrent tout. L'absence de l'odeur de son parfum habituel, le désordre de ses vêtements, le constat qu'elle a renvoyé mon comptable, l’absence de fleurs sur ma table... Le fait que c'est moi, aujourd'hui, qui suis planté gauchement devant mon propre bureau dont elle occupe le fauteuil, comme devant un tribunal.

A peine si j'entends les lambeaux de phrases qu'elle me jette comme des pierres :

-« Trois ans que tu me trompes ! Avec une femme qui n'a rien à faire, qu'à relever sa jupe - je ressens, en entendant cette apostrophe, une impression de fausse note dans le bien fondé de sa colère - ... Pendant que "Monsieur" s'amuse, moi, je me tue à travailler !

-« Un père de famille ! Tu devrais avoir honte !

-« Tu m'as assassinée !

Sa voix s’étrangle, tandis que redoublent ses pleurs...

Je suis physiquement paralysé, incapable d'articuler un mot. J'essaie de comprendre, de deviner comment est arrivée la catastrophe. Evidemment, je supposais bien qu'un jour ou l'autre celle-ci pouvait arriver... Mais j'avais tellement confiance dans l’efficacité de mon organisation, dans la chance qui m’avait si longtemps protégé…

Soudain, j'entends des mots qui me sortent de ma torpeur :

-« Que va-t-il se passer quand Maurice et Marie-Christine apprendront ta trahison? Te rends-tu compte du tort que tu vas leur faire ? Les enfants n'ont pas mérité cela !

Cette allusion, cette presque menace concernant mes enfants, me ramène à la réalité.

Je comprends que, grâce à ce chantage, elle entend que je capitule, reconnaisse mes torts, implore son pardon, et promette de rompre.

Mais se servir de l’arme de nos enfants dans notre crise conjugale, me choque infiniment !

D’ailleurs demander pardon ? En dépit de mon remords de lui avoir causé tous ces tourments, suis-je capable, ai-je vraiment envie de faire cette soumission ?

Et bien non ! Aussi odieux que cela puise paraître, je ne me sens incapable de le faire, de le jurer ! Bien que j’aie le cœur en débâcle devant ses larmes, je ne me sens que le courage de lui exprimer le regret sincère de tout le chagrin, de toute la douleur, que je lui ai causés !

Lentement, mes pensées se remettent en place. Un bilan d’après catastrophe s’ébauche, avec un égoïsme lucide.

Pourtant, dans le même temps, j'ai soudain une folle envie de la prendre dans mes bras ! De lui dire qu'en dépit des apparences, je l'aime vraiment, sincèrement, que je veux continuer à l'entourer, à la chérir !

Je fais un pas vers elle, mains tendues... D'un brusque recul elle me repousse horrifiée, comme si j'avais été le diable en personne ! Et elle me jette :

- « Ne me touche pas, monstre !

Je comprends parfaitement son rejet, son attitude de répulsion. Ses yeux habituellement si doux, si tendres, me fusillent avec hostilité. Après un long silence, elle poursuit :

-"Tu voudrais sans doute savoir comment j'ai appris le nom de ta "bonne femme"? Et bien, par un coup de téléphone ! Anonyme bien sur, de quelqu'un qui me voulait du bien, qui voulait me rendre service... Il m’a donné le nom de cette "traînée", et son adresse... Quand on pense qu'elle aussi est mariée !

Un coup de téléphone anonyme ! Comme c'est facile de poignarder dans le dos les gens à distance ! Abominable et odieux !

Mais combien efficace.

Le mal est fait.

Et il va falloir que je choisisse une attitude.

Fondamentalement, je sens que je ne changerai plus jamais de comportement. Alors promettre ?

Et recommencer à mentir, à ruser demain ?

Mais aussi, comment lui justifier l'égoïsme forcené d'un tel choix, et en même temps la convaincre que je ne veux pas la perdre, et que je l’aime sincèrement ?

C'est à ce moment que va basculer la discussion.

Enivrée de chagrin, à bout de nerfs, elle me jette sa sommation :

-« Choisis : Elle ou moi ! Tes enfants te jugeront !

Pour la deuxième fois, nos enfants étaient placés dans la balance...

Malgré tous mes torts, la réitération de cet argument me rebelle !

Car j’avais toujours estimé, lorsqu'il m'était arrivé d'évoquer l'hypothèse du drame qui a lieu aujourd'hui, que notre premier devoir de parents serait de tenir nos enfants totalement à l'écart de nos problèmes de couple !

Véritable devoir prioritaire : Leur éviter de devenir des témoins, des arbitres lors d’un tel drame. Une obligation de principe de ne jamais se servir d'eux, comme d'une arme de chantage !

De plus, cet ultimatum : « elle ou moi », m’apparaît absolument inacceptable dans ma nouvelle philosophie de vie.

Car, même à cet instant précis où je suis en situation flagrante de culpabilité, je n’ai pas l’intention de renoncer à ma superbe sultane brune, que j’aime aussi à ma façon… Mais pas à vie !

D’ailleurs, combien ma malheureuse épouse se trompe sur la puissance du règne de cette femme sur moi !

Comme elle comprend mal que j’ai seulement pour celle-ci la passion charnelle "de la femme" inscrite dans ma nature profonde ! Que ce n'est qu’une pulsion irrésistible de mes sens exacerbés par sa beauté, par ses charmes corporels ! Que ce faisant, je ne fais qu'exercer ce que je considère être, par conception, mon métier d'homme !

Rôle fascinant sans doute, mais sans finalité.

Que l’important, l'essentiel pour moi aujourd’hui, alors que la catastrophe de la découverte de mon infidélité est maintenant consommée, c'est que, aujourd’hui comme hier, je suis absolument sur d’avoir la volonté d’assurer sans défaillances, et en dépit de tout, tous mes devoirs essentiels envers elle, ma famille et surtout mes enfants, ma vie durant !

Raidi par l'ultimatum auquel j'estime impossible de répondre dans le sens qu'elle souhaite, exacerbé par ses excès verbaux, par la surenchère des griefs et des reproches anciens qu’elle me jette maintenant à la tête comme autant de flèches, et surtout par son chantage envers nos enfants, ma raison se durcit.

A ce point que progressivement mes propres griefs à son encontre me reviennent à la mémoire... Occultant peu à peu, le fait que dans l’instant, je suis le seul responsable de son infinie détresse.

Je me rappelle son refus du superbe immeuble de la rue Grande Chaussée à Lille qui m'aurait permis de réunir sous toit toute ma petite famille... L'échec de mes projets d'association pétrolière avec mes amis Raymond et Auswald, ainsi que le voyage de Londres avorté... Mes déceptions à propos de mes projets sur Saint-Nazaire et Toulon... Ses résistances dernières à mon œuvre de Pygmalion...

Tout cela m'entraîne à devenir injuste dans les circonstances présentes, à oublier mes torts... A laisser mon orgueil et mon égoïsme viscéral, reprendre la direction de mes pensées...

Si bien que, finalement, c'est moi qui, avec une cruauté tout à fait inopportune en la circonstance, déciderai de lui imposer le dilemme monstrueux suivant :

-« Je refuse de choisir entre « elle et toi », et je n’entends pas changer de comportement à l’avenir !

-« Mais sois parfaitement convaincue qu’en dépit des apparences, c’est toi qui occupes la première place dans mon cœur, et que je ne faillirai jamais à aucun de mes devoirs.

-« Il faut que tu m’acceptes, tel que je suis.

-« Maintenant, c’est toi qui as le choix : Te soumettre, ou te démettre !


Après plusieurs mois de pleurs et de souffrance, ma malheureuse épouse choisira, ainsi que je l’avais d’ailleurs prévu, le sacrifice...

Ainsi, je serai, à vie, coupable de l’avoir doublement assassinée : D’abord sentimentalement par ma trahison, ensuite en lui ayant imposé un dictat injuste et meurtrissant !

Et comme si ces deux forfaits ne suffisaient pas, je commettrai vers la même époque, deux véritables meurtres...

Car, presque en même temps, mon épouse et Huguette, seront en état de promesses d’enfant !

Toutes deux refusés !


Ainsi s’achèveront, dans le drame de mon infidélité découverte, et l’expression des hauteurs de mon égoïsme fondamental, les derniers temps de la première partie de mon existence...


FIN

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:12.
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