Aime-moi Mamour

TRAVAIL ET LOISIRS

C'est vrai, depuis 1939, soit depuis quatorze années, je n'ai pas connu une seule fois de véritables vacances, sauf le temps de notre modeste voyage de noces à Draveil !

Oui ! Quatorze années !

Cinq ans de guerre, dont quatre d'occupation, puis trois années de restrictions et de double profession, Bull et atelier d'Y.V., enfin quatre années de difficultés financières de toutes sortes, précédant trois ans de tuberculose...

Stupéfiant, mais vrai ! Rien, aucun de ces départs vers des horizons nouveaux, auxquels, paraît-il pourtant, me prédisposait mon signe zodiacal du Sagittaire!

L'été 1953 sera la première occasion d’une mini aventure de deux semaines.

Oh ! Il n'est pas encore question d'une expédition lointaine ! Les contraintes de ma santé et le souci de dépenser le moins d’argent possible - j'ai tellement de projets d'installations à faire, d’investissements indispensables, de dépenses que je considère comme tout à fait prioritaires - limitent l'audace de celle-ci.

D’ailleurs les vacances à mille kilomètres hors de chez soi sont encore exceptionnelles en France, car nous sommes toujours encore sous un strict régime de restrictions sur tous les plans, sept ans après l'armistice !

J'ai donc choisi de faire un parcours symbolique vers ma province natale, et les Vosges... Mais pas d'une façon classique telle que nuits passées à l'hôtel parce que trop dispendieuses, mais en camping sauvage, beaucoup plus économique !

Pour se faire, j'ai imaginé une tente avec une carcasse de tubes démontables provenant du magasin roulant, de forme tronc pyramidale, toit à deux pans, sol de 3,50 m sur 2,50 m, ensemble que l'on fixe à l'aide de quatre pieux plantés dans le sol, et assujettie par des haubans. Elle possède un grand auvent au-dessus de l'entrée, servant de porte pour la nuit.

J'aurais du prendre un brevet, car c'était la première de ce type ! Toutes celles du commerce étaient encore prismatiques ou coniques comme celles des scouts ou de l'armée.

La toile imperméable, le double toit, le tapis de sol, tout a été réalisés par l'atelier. J'ai même conçu de mes mains une petite armoire pour ranger tous nos accessoires de cuisine, sur laquelle sera posés un réchaud à alcool à deux brûleurs, protégé par un coupe-vent...

Un "redresseur" transforme le courant continu 6 volts de la batterie en 110 volts alternatifs, ce qui nous permettra d'utiliser notre poste de radio habituel, car il n'existe encore aucun poste autoradio, ni aucun transistor. Un double lit de camp complètera notre bien-être.

Cet aménagement - tout à fait exceptionnel et novateur en 1953 - devrait nous assurer deux semaines d'indépendance et de mobilité, dans un confort très acceptable.

Depuis peu, j'ai transformé ma camionnette Simca... Je lui ai enlevé sa bâche et ses flancs de bois, pour les remplacer par une caisse en tôle, avec quatre hublots vitrés latéraux, et double porte arrière.

Du coup, elle a perdu son aspect de véhicule militaire d’origine vert mat, car je l'ai repeinte en émail bleu marine du plus bel effet. Vraiment, elle a une belle allure, presque un break de chasse ! Enfin, j'ai fixé une galerie sur son toit, pour pouvoir transporter les tubes de la tente et les deux lits de camp.

C'est donc avec une intense excitation - surtout pour mon petit mouton de femme qui n'a encore jamais couché sous une tente, et que cette pensée rend un peu anxieuse - que nous partirons au petit matin d’une belle journée d'août, avec armes et bagages.

Les étapes de notre voyage sont prévues : La première nous conduira dans la Meuse, non loin des Vosges, où nous choisirons comme premier camp de base, la forêt de Vaucouleurs, tout près de Domrémy, le village natal de Jeanne d'Arc.

Le soir tombe quand j'achève de dresser la tente. L'isolement du lieu impressionne beaucoup ma petite compagne. Pour nous ragaillardir, car moi-même je commence à ressentir l'inquiétude de la solitude et de la pénombre, je mets en marche la radio. Le programme de musique s’interrompt soudain pour la diffusion d’un flash d'information, alors que la nuit est complètement tombée et que la forêt est faiblement éclairée par un pâle rayon de lune.

Nous écoutons :

-« La nuit dernière, une famille entière de quatre campeurs anglais, le père, la mère et leur deux fillettes, a été retrouvée sauvagement assassinée en Provence, près du village de Lurs...

Je regarde si ma peureuse petite femme, occupée à préparer les lits de camp, a entendu la sinistre nouvelle : Son regard, terrorisé, rencontre le mien : Elle se jette dans mes bras, ne pouvant retenir ses larmes, prise de panique !

Il s'agissait - coïncidence fâcheuse - du massacre de la famille anglaise de Sir Drummond, le 5 août, près de la fameuse ferme des Dominici…

Ainsi débutera notre première nuit sous la tente... Nuit, plutôt agitée, car un renard ne cessera de glapir alentour... A chaque hurlement, ma craintive épouse m'étreindra de toutes ses forces en affirmant :

- "Je suis sûre que c'est un loup !

Le reste du voyage sera un enchantement ! Et toujours en prise directe avec la nature.

Au point qu'un matin nous devront décamper en catastrophe : La tente, plantée trop près d'une charmante rivière à truites, allait être emportée par une brusque crue des eaux provoquée par un violent orage !

Ou encore, brusquement réveillés par les cloches d'un troupeau de vaches qui frôle notre tente… L'une d’elle dévorera notre kilo de savon de Marseille que nous avions oublié de ranger ! On aurait pu la suivre à la trace, tant elle fabriquait de la mousse blanche…

Vaillante petite voiture Simca qui nous a permis de sillonner les Vosges, la Lorraine et l'Alsace, en amoureux ravis ! Par des routes presque désertes – en province, les véhicules automobiles étaient encore très rares - fréquentées surtout par des charrois hippomobiles et les lentes voitures des paysans vosgiens, attelées à deux bœufs jumelés.

Impression d'être d'exceptionnels voyageurs privilégiés. Toujours chaleureusement accueillis par villageois. Sentiment de ne jamais être exploités - comme cela le sera souvent beaucoup plus tard - mais au contraire invités, retenus par les propriétaires des terrains sur lesquels nous avions demandé l’autorisation de camper.

Visitant à n’importe quelle heure de la journée de remarquables églises de campagne, portes grandes ouvertes, recelant pourtant des trésors souvent encore méconnus, ne craignant ni vandales, ni voleurs.

Respirant à pleins poumons l'odeur incomparable de la forêt vosgienne au cours d'interminables promenades pédestres, par des sentiers tracés dans la pénombre majestueuse des immenses sapins centenaires, aux troncs rectilignes comme des colonnes de cathédrale ! Forêt peuplée d'une faune nombreuse de chevreuils, de faisans, de lapins de garenne, d'écureuils et même d’exceptionnels coqs de bruyère, que la chasse à outrance n'avait pas encore exterminés.

Communiant totalement avec la nature, par la vertu d'un camping indépendant, sans réglementation ni entrave, au hasard des lieux qui nous séduisaient.

Premières vraies vacances. Premier vrai voyage intimiste à deux. Inoubliable !

Merveilleuse occasion de se mieux connaître, de se mieux aimer.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:13.
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