Aime-moi Mamour

Y. V. ET GERMAINE A PARIS...

Des liens entre mes parents et la famille d’Y.V. s'étaient noués. Ne tarda pas à leur parvenir une invitation à venir Draveil sous la forme d'une de ces lettres irrésistiblement courtoises dont mon père avait le secret. Y. V. et Germaine y succomberont, la grand-mère décidant de rester pour assurer la garde de la maison.

Ce sera un voyage mémorable par la route Nationale N°1 Lille Paris via Péronne, Albert, Amiens, Saint Just en Chaussée, et Senlis, dans le confort et le standing relatif de l'ambulance transformée en conduite intérieure. Voyage marqué par trois temps forts : Un chenil. Une opérette. Le Zoo de Vincennes.


J'avais décidé, puisque je disposais de beaucoup d’espace à Avion, d'avoir enfin un chien, ce qui m'avait tant manqué pendant ma jeunesse. Mais pas n'importe quel chien : Un berger allemand ! J'avais l'adresse d'un chenil parisien réputé, quartier République, qui se trouvait sur notre itinéraire.

Ce sera "elle" qui me choisira ! Une splendide femelle, de trois ans, dos noir, ventre clair, oreilles parfaitement droites, mâchoires superbes avec d’impressionnants crocs blancs. Dès qu'elle me vit, elle entra dans ma vie !

T'Sultane (T’ pour respecter la lettre de l’année de son pedigree), avait des nobles origines, entre autre celle d’avoir eu un ancêtre ayant appartenu au baron Von Zeppelin, ce qui attestait de la pureté de sa race. En une demi-heure elle m'avait adopté comme si elle m'avait toujours attendu !

D'emblée, elle m'imposa son amour exclusif et démonstratif, et à l'exclusion de toute autre personne, notamment de sexe féminin. Exclusivité soulignée par un sourire carnassier absolument dissuasif destiné à toute péronnelle qui ne respecterait pas ses prérogatives...

Arrivée à Draveil, T’Sultane trouva la maison à son goût. Après une rapide visite des lieux, elle termina par la cuisine où ma mère achevait de beurrer un poulet de Bresse... Sidérée par l'arrivée de ce fauve que l'on n'avait pas eu le temps de lui annoncer, ma mère ne put que constater que celui-ci l'avait déjà soulagée de sa volaille ! D'un souple élan, T.Sultane avait ensuite traversé la fenêtre ouverte, pour gagner l'ombre des arbres du jardin, exprimant alors par des grondements significatifs, toute sa satisfaction sur la qualité du chapon...

Ainsi prit place dans mon existence, ma si belle et si racée T'Sultane, qui ne me quittera jamais, tant que dura sa vie.


Conformément à ce que j'avais pensé, mon père avait prévu une soirée spectacle à Paris. Je croyais qu'il nous emmènerait au Châtelet ou au Théâtre Mogador, hauts lieux de l'opérette classique à grands décors, fort prisée à l'époque. En fait, il nous conduisit dans une salle beaucoup moins connue, ce qui me déçut quelque peu...

Pas pour longtemps ! Sur une remarquable musique de caractère espagnol signée Francis Lopez, un nouvel acteur-chanteur extraordinaire, nous sera révélé !

Très jeune, très beau, un sourire radieux découvrant des dents éclatantes, danseur endiablé brûlant les planches ! Voix ensorcelante au timbre inimitable de basque parfait ténor, Luis Mariano faisait ses débuts de vedette dans la toute nouvelle opérette, "La Belle de Cadix"…

A l’issue du spectacle, la salle était en délire, debout, ovationnant sans fin la nouvelle coqueluche de Paris. Ce fut une soirée d’une exceptionnelle de qualité.

Y. V., qui avait de l'oreille et une bonne mémoire musicale, revint en chantonnant :

« - La Belle de Cadix,

A des yeux de velours…

« - Maria Luisa, Maria Luisa,

Mon amour…

transportée de plaisir.


Mon père avait établi pour ses invités de province un programme de visite de Paris parfaitement au point : Rue de Rivoli, le Louvre, les Champs Elysées, le Trocadéro et la Tour Eiffel. Le lendemain, le Bois de Vincennes, puis le « Zoo » qui était alors l’un des plus célèbres jardins zoologiques d'Europe, lequel venait justement d'être repeuplé en animaux par des prélèvements sur les zoos allemands et des arrivages en provenance de nos colonies.

Il faisait très beau et très chaud. La visite, fort intéressante, passionnera Y. V. et Germaine. En fin d'après-midi, sous l'ombre des grands arbres propres à inspirer d'amoureux sentiments aux âmes romanesques, nous nous dirigeons enfin vers le célèbre "rocher aux singes", habité par toute une colonie de superbes babouins, en quasi-liberté.

Grands singes du type cynocéphale à tête de chien, vivant en troupe nombreuse parfaitement hiérarchisée. Ils étaient arrivés depuis peu, venant de nos savanes tropicales. Incontestablement, la douceur suggestive du soir inspire d'une façon tout à fait démonstratice les grands mâles, dont c'est l'heure des manifestations d'amour...

Avec un cynisme absolu, ils honorent, en public, leurs compagnes à grands coups de reins, avec des mimiques éloquentes de contentement ! Les moins forts sont parfois délogés par de très grands adultes à la crinière et port de tête léonins, qui, d'un rictus menaçant de leurs mâchoires aussi armées que celles d'un léopard, les éloignent des femelles en folie, et prennent leur place magistralement, avec lenteur et dignité... Tout ce petit monde est en proie à un rut collectif dionysiaque.

Bacchanale frénétique d'une intense suggestivité. Accoudé au rebord de ciment du fossé de protection entre Y. V. et Germaine, je sens le flanc de mon associée - pour le meilleur et pour le pire - s'alourdir contre le mien, et onduler inconsciemment, main câline discrètement glissée derrière ma taille... Gaétane, médusée, visage encore plus blême qu'à l'accoutumée, corps roidi, serre ma main entre ses doigts crispés.

Mon père est en enfer ! Il s'agite comme s'il était responsable d'une catastrophe ! Véhémentement il articule des morceaux de phrases :

-« Je suis vraiment désolé... Ca n'est jamais arrivé... Je regrette... Venez, on s'en va... Mais venez donc !

Souhaitant nous éloigner à tout prix de ce spectacle digne de l’une des tentations de Saint Antoine, mais qui pour la gent cynocéphale, semble avoir d’incontestables attraits répétés...

Mon père était sincèrement scandalisé. Il s'excusera longuement, surtout pour Germaine qui était une jeune fille !

Mais Y. V., très bienveillante et pas du tout offusquée, le rassurera par ces mots :

« -Monsieur Nonet, c'est la nature... A la campagne, c’est la même chose... C'est une excellente leçon de sciences naturelles pour ma fille !


Globalement, le séjour à Draveil de nos invitées sera un succès total, en dépit du bémol duzoo, et grâce à Luis Mariano. Voyage qui laissera quelques traces durables :

Pendant plusieurs semaines, le petit atelier résonnera des belles chansons de "La Belle de Cadix", que répétait la radio.

Ainsi que, me sembla-t-il, par une légère évolution des goûts amoureux d'Y. G. vers une gestuelle plus « nature », qui me rappelait le Zoo de Vincennes... Ce qui aurait tendance à prouver l'utilité de quitter son village, et l'exactitude de l'adage : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ».


Pour moi, ce ne sera pas le seul résultat tangible. Mon père, qui intervenait rarement, mais toujours efficacement et le moment venu sur mon devenir, me réservera une surprise de taille, sous la forme d'une question tout à fait inattendue, alors que nous étions seuls, quelques instants avant son départ :

-« Si tu le désires, je pourrais soumettre à un camarade de guerre, avocat, le texte de ton association. Compte tenu du rythme de l’expansion de tes affaires, celui ci doit être "parfait", et servir de base à votre comptabilité de "Société". A propos, qui est ton expert-comptable ?

J'avoue que je tombe des nues ! Aucun texte ne régit notre association... De plus, je réalise tout d'un coup que, pris par le feu de l'action, je n'ai pratiquement produit aucun bilan digne de ce nom depuis deux ans ! D'ailleurs, je serai bien incapable d'en faire un…

C’est à la suite de ce rappel à l'ordre, que je comprendrai la nécessité de faire rédiger au plus vite un contrat d’association en bonne et due forme, dont les statuts devaient prévoir toutes les hypothèses, y compris celle de l'extinction de la réunion de M. N. et d’Y. V., le cas échéant. Et de l'indispensable contexte comptable et fiscal qui en découlait.

Pièces maîtresses dont l’absence pourraient avoir de funestes conséquences ultérieurement : En effet, tout est au nom de Y. V., les achats, les factures clients, le compte en banque...

Je ne doute pas un instant de l’honnêteté de mon associée - qui me l’a d’ailleurs maintes fois prouvé dans le passé - mais c’est indiscutablement une lacune. Donc, en parfait accord avec elle, il me faudra très prochainement remédier à cette carence.


Exclusivement préoccupé par la progression régulière de nos affaires, écrasé de travail, horizon borné aux frontières de l'atelier, des clients et des magasins, je vois l'année 1946 s'achever dans la plénitude de résultats financiers inespérés !

Certes… Mais aussi se confirmer la monotonie d'une existence sans vrai piment, sans le sel jusqu'alors indispensable pour moi d'aventures romanesques.

En outre, je me rends de plus en plus compte que ma formule "pension complète", pour confortable et commode qu’elle est pour moi, ne pourra pas toujours perdurer...

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:57.
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