Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Clotilde !

En effet, un événement aussi heureux qu'imprévu, va bientôt mettre un terme à ma solitude...

Sur le quai de la gare Saint Michel où je bouscule vivement pour attraper au vol le premier train en partance pour Juvisy, un jeune visage courroucé se retourne pour protester.

Miracle ! C'est Clotilde, ma petite amie d’enfance, dont j’avais tant fait rêvé aux temps de mes onze ans lorsque nous nous rencontrions dans le train lors de ma fréquentation de Franchot… Immédiatement, je constate que je ne l'avais jamais vraiment tout à fait oubliée… Quel bonheur que cette rencontre !

Spontanément elle m'embrasse comme du bon pain. Mon Dieu qu'elle est jolie ! Non, qu'elle est belle ! Eclatante de santé, débordante de gaieté, trépignante de joie de vivre. Regard aux yeux de velours noir, bouche aux lèvres parfaites. Un teint de rose sur peau mate, lourde chevelure brune cascadant sur ses épaules.

Elle est là, ardente, enthousiaste. De suite, je sens que c’est celle que j’attendais… Celle que je vais aimer. Celle que j’aime déjà !

Mais elle ? Car je sais que je n'ai rien d’un séducteur, qu’il me manquera toujours ce qui caractérise ce genre d'individu et que les femmes appellent, le « charme ». Mais tout de même, je sais qu'en six ans j'ai beaucoup changé : L'aviron a étoffé ma carrure, vélo et tennis assoupli mon allure, ma tenue vestimentaire est à la mode.

De plus, depuis quelques temps le port de lunettes (de fantaisie, car ma vue était excellente...) me donne un air plus sérieux et plus âgé. Mes cheveux, plus longs, sont mieux coiffés, raie sur le côté. Enfin Martial m'a donné une certaine confiance en moi, et j'ai copié son air hautain, supérieur, cet air qui agace tant mes compagnons d’études. Et de plus, j'espère qu'il doit être inscrit sur mon visage, que je "connais " les femmes !

Effectivement, il me semblera que Clotilde me trouvait intéressant, car elle me gratifia d'un :

-"Mon Dieu, comme tu as changé !

infiniment doux à entendre.

Enchantés l'un de l'autre, à l'issue de nos retrouvailles, nous décidons de faire coïncider désormais nos horaires journaliers. Elle ajoute, comble d’opportunité pour moi :

- "Ca tombe bien, je viens justement de rompre avec mon fiancé...

Rapidement nos cœurs se comprendront… Nous nous connaissions depuis si longtemps… Et nous avons déjà tant de souvenirs en commun…

C'est elle qui osera... Avec ravissement, je m'abandonnerai à l'ardeur de ses initiatives d'amoureuse avertie.

Merveilleuse Clotilde ! Soleil de mes derniers mois estudiantins ! Récompense inespérée du ciel !

Oubliée la trop vigoureuse mais si timorée Béatrice ! Oubliée la pourtant si jolie et si tendre Laurette. Vive mon nouvel amour ! Vive ma belle et chaleureuse Clotilde pour laquelle je n'hésiterai pas à vendre tous mes bouquins de classe, afin de lui offrir quelques présents.

Elle m'apprendra que la vie n'avait pas été tendre pour ses parents. Son père avait perdu sa très belle situation, il était maintenant courtier d'assurances en province, car son entente avec son épouse était devenue très mauvaise... Leur belle maison d'Athis, avait été vendue...

Désormais, elle même habitait, seule, un petit studio près de la place d'Italie, et travaillait comme secrétaire. Revers de la destinée qui n'altérait en rien à l’évidence, ni sa bonne santé, ni son appétit de vie.

Bientôt, chez elle où nous avons pris l'habitude de nous rencontrer, elle s'offrira à moi, en pleine lumière, orgueilleuse de son corps dénudé et provoquant, sur lequel je m'abattrai ivre de désir, pleinement homme, et follement heureux de l'être.

Et, bien sûr, toujours somptueusement égoïste !

Somptueusement égoïste... En effet, et il faut bien que je l’avoue, je débute ma carrière d’amoureux avec un maigre bagage « technique »... En fait même, sans le moindre bagage ! Tout en ce domaine a été deviné, imaginé, en l'absence de tout conseil pratique, et de toute documentation...

En conséquence, je vais démarrer mes rapports avec les femmes sur la base d'une invraisemblable méprise ! Quiproquo extraordinaire qui fera sourire mes doctes petits enfants d'aujourd'hui parfaitement informés dès l’âge de leurs douze - treize ans !

En effet, je pense - que dis-je ? - je suis certain qu'en amour les femmes sont comme les fleurs : Seulement crées pour embaumer notre vie et pour nous enivrer de plaisir ! Que c'est là leur seul rôle, avec celui de la maternité. Que leur bonheur d'aimer en se donnant à nous, consiste uniquement à nous procurer le maximum de joie et de plaisir, sans aucune réciprocité pour elles !

L'idée que l'être aimé soit susceptible d’éprouver lors des rapports amoureux des bonheurs aussi intenses que ceux que je ressens, ne m'effleure absolument pas ! Je trouve parfaitement normal et naturel d'être le seul à connaître des fulgurances qui m'anéantissent de jouissance.

Sophisme incroyable ! Pétition de principe arrêtée dans ma tête, dès le départ, et ce pour plus d’une dizaine de mois !

Car les jeunes filles ou jeunes femmes que je vais choisir de fréquenter, sont trop bien élevées, ou trop neuves, toujours trop discrètes, pour oser me parler, oser m'expliquer. Et dans cette hypothèse, ou bien elles s'accommoderont de mes pratiques, ou bien elles me quitteront sans explications... Ce qui ne manquera pas de d'arriver plus tard, lorsque j'aurai à faire à des femmes plus âgées que moi, expérimentées ou déjà mariées.

En ce qui concerne Clotilde, peut être avait-elle choisi la première solution ? A moins que sa généreuse vitalité et l'exubérance de sa santé, joints à une exceptionnelle prédisposition aux joies de l'amour, n'aient concilié d'une heureuse manière sa nature avec mes entreprises précipitées.

Quoi qu'il en soit, je suis certain que nous avons étés, l'un et l'autre, parfaitement, pleinement amoureux et heureux, tant que dura notre idylle.

Oui tendre Clotilde : Comme je t’ai aimé, idolâtré même, ma belle amante ! Sans effort je me souviens des émois qui incendiaient mon cœur quand mes yeux découvraient ta nudité dans ta petite chambre… Ta peau ambrée, tes petits seins orgueilleux aux auréoles bistre, l’étroitesse de ta taille contrastant avec l’épanouissement galbé de tes hanches, tes jambes interminables… Combien alors, au moindre de tes mouvements, tu versais du feu dans mes veines à la limite d’une insupportable douleur, notamment lorsque nous dansions dénudés, corps contre corps, notre tango favori :

-« Violetta… Chère idole…

Si je chante, c’est pour toi…

Combien j’aimais ta voix qui gazouillait sans cesse, mais qui devenait rauque pendant l’amour… Ta vivacité d’esprit, tes sautes d’humeur. Tes rires fous et tes pleurs soudains… Ta manière de me dire « je t’aime », en m’offrant le lac de tes yeux noirs, et l’incarnat de ta bouche entrouverte !

Ta façon, d’un coup de tête, de rejeter en arrière la masse de tes cheveux, telle une jeune pouliche sa crinière ! Ta démarche dansante perchée sur tes hauts talons, et la façon dont tu épousais mon pas quand nous déambulons sur les trottoirs, guettant notre image dans les vitrines…

Tes foucades, tes caprices, l’audace de tes provocations, et la soudaine brutalité de tes étreintes, suivies de tes langueurs d’après amour… L’expression passionnée de ton regard, quand tu te penchais ensuite sur moi, en répandant la cascade de tes cheveux de jais autour de mon visage comme un enclos voilant la lumière.

Clotilde, ma Clotilde, je peux te le dire aujourd’hui, tu as fait de moi l’homme que je suis encore aujourd’hui : Tu m’as révélé les trois tendances fondamentales de ma personnalité au merveilleux jardin de l’amour :

Mon goût irréversible pour les plaisirs de la chair et de la volupté, déjà inscrit en moi depuis les premiers câlins maternels peau contre peau.

Ensuite, mon culte exclusif pour la jeunesse de la femme et ses perfections exclusives.

Enfin, le rejet, presque la répulsion de tous rapports corporels en dehors de ceux suggérés par des sentiments d’amour- passion, dûment et également partagés.

Oui, Clotilde, ma chérie, tu as été ma première véritable amante parfaite, justement parce que tu correspondais exactement à mes toutes mes tendances fondamentales. Et ce, en dépit de toutes mes ignorances du moment.


La déclaration de la guerre, en septembre 1939, nous surprit en plein bonheur... Par la force des événements, nous serons brutalement désunis.

Définitivement.

Mais je ne t'ai jamais oubliée, ma si belle et ma tant aimée Clotilde de la fin dix huit ans !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:31.
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