Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

L'après "Livre Rose".

Donc, ma petite vie à l'école de Juvisy a repris, sans joie, monotone. Pourtant, j'aurai trois maîtres excellents.

Pour l'Histoire, la Géographie et les Sciences Naturelles, Monsieur Dupré. Très jeune, souvent débordé par une classe turbulente, il profitait de nos cours pour préparer une Licence qui lui permettrait d’accéder au Professorat.

En Mathématiques, Physique, Chimie, il s’agissait de Monsieur Rouby (dit «Bignoles», surnom dont je ne compris le calembour que bien des années plus tard…), pragmatique, efficace, respecté : Il m’apportera beaucoup par la découverte du mécanisme automatique et raisonnable des sciences exactes.

En lettres, Monsieur Hourey, personnalité remarquable par un certain dandysme élégant, (guêtres de feutre, costume style anglais), presque aristocratique. Sportif, esprit caustique, il nous subjuguait par sa morgue, et par son ironie cinglante toujours parfaitement ciblée.

Cette forme d’humour cruel - dont j’aurai très souvent à subir les coups de fouet -, je la percevrai très mal. La précision de ses pointes assénées publiquement à mon égard, apportait à mes yeux la preuve de mon état de ridicule. Malgré les qualités intrinsèques de ce personnage hors du commun, il aggravera ma débâcle physique.

Toutefois, je lui dois d’avoir ordonné et révélé les prémices de mes goûts littéraires. De m’avoir ouvert la porte d’un monde que j’ignorais : Celui de notre patrimoine des belles lettres. Découverte surprenante pour moi qui me croyais surtout un «matheux» ! L’aube d’un enchantement pour un art qui m’était jusqu’alors totalement inconnu.

Grâce à lui, les auteurs classiques du dix-septième siècle dont il nous faisait apprendre par cœur de nombreuses et longues tirades, me restèrent fidèlement en mémoire. Inoubliables alexandrins dans leur remarquable perfection, ils feront définitivement partie de mon patrimoine intellectuel.

Corneille m’émerveilla par la grandeur, le sens de l’honneur, l’héroïsme de ses personnages. Notamment dans «Le Cid», Don Diegue et surtout Rodrigue, auquel j’aurais tant voulu ressembler :

Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées

La valeur n’attend pas le nombre des années...


Mourir pour son pays est un si digne sort

Qu’on briguerait en foule une si belle mort.


O rage ! O désespoir ! O vieillesse ennemie !

O cruel souvenir de ma gloire passée !


…. Rodrigue, as-tu du cœur ?

Tout autre que mon père l’éprouverai sur l’heure.


Racine me fit découvrir l’expression des tourments de la passion contrariée, de l’amour, de la violence, de la haine. Surtout dans le cœur des femmes...

«Poursuis, Néron avec de tels ministres,

Par des faits glorieux tu vas te signaler.

Ta main a commencé par le sang de ton frère,

Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.

Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais.

Mais je veux que ma mort te soit même inutile..........

Tes remords te suivront comme autant de furies,

Tu croiras les calmer par d’autres barbaries.

Mais j’espère que le ciel, las de tes crimes,

Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes............

Et tu seras dans les races futures,

Au plus cruel tyran, une cruelle injure !


" Ma mère Jezabel devant moi s’est montrée,

Comme au jour de sa mort somptueusement parée...

Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi.

Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi...

En achevant ces mots épouvantables,

Son ombre vers mon lit a paru se baisser,

Et moi je lui tendais les bras pour l’embrasser.

Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange

D’os et chairs meurtris, et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.


Si les auteurs du 18ème ne me marquèrent que faiblement, la littérature du 19ème et le romantisme, trouveront un écho passionné dans mon cœur. Je pleurais avec Lamartine, et retenais passionnément des poèmes entiers

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,

Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;

Je promène au hasard mes regards sur la plaine

Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds...


Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,

Le crépuscule encore jette un dernier rayon.


" Salut, bois couronnés d’un reste de verdure !

" O temps suspend ton vol ! Et vous heures propices,

" Suspendez vos cours !

De même pour Alfred de Vigny, dont je n’oublierai jamais : «La mort du Loup».

« ... Et sans daigner savoir comment il a péri,

Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri...

Ah ! Je t’ai bien compris sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur...

Gémir, pleurer, prier, est également lâche,

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t’appeler...

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.


Mais c’est surtout Victor Hugo qui me transporta d’enthousiasme ! Nombre de ses poèmes me sont inoubliables. J’en évoque quelques uns d’un seul vers :

« Waterloo, Waterloo, morne plaine……….

« Mon père, ce héros au sourire si doux……..

« Il neigeait, il neigeait toujours.........

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.........

Et plus particulièrement celui, écrit à Villequier, où s’était noyée sa fille :

Je viens à vous Seigneur ! Confessant que vous êtes

Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !

Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,

Et que l’homme n’est rien, qu’un jonc qui tremble.

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;

Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;

Que la création est une grande roue

Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un...


D’Alfred de Musset, j’apprendrais de longues tirades, dont celle : «Le Cor» :

J’aime le son du cor, le soir au fond des bois

Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois

Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille

Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.........

Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge...

Mais c’est surtout Chateaubriand qui me fit comprendre que mon cœur désespéré ne devait pas renoncer ! Qu’au-delà de la monotonie de mon présent, d’autres horizons peut-être m’étaient promis. Et je me répéterai souvent le souhait de son héros rené, souhait que je ferai définitivement mien :

- «Levez-vous orages désirés, qui devez emporter René vers les lointains d’une autre vie !»

Orages et lointains d’une autre vie que j’identifiais alors avec les paysages ensoleillés du Maroc. Images salvatrices, de l’au-delà des mers, pour plus tard, qui m’éviteraient le naufrage total. Terres et soleil rédempteurs vers lesquels je me sentais irrésistiblement attiré. Merveilleux rêves qui me consoleront de la grisaille du quotidien.

Mais il était encore trop tôt pour mo, pour que se lève ces orages.

Pour en revenir avec ma découverte de la littérature, j’apprécierai la froide orfèvrerie des poètes parnassiens, musiciens des mots. Je répétais avec délectation, parce qu’ils s’accordaient avec mes fantasmes, ces vers de Leconte de Lisle :

« Et penchés à l’avant des blanches caravelles,

Ils regardaient monter en un ciel ignoré,

Du fond de l’Océan, des étoiles nouvelles !

Mais incontestablement, c’est Edmond Rostand qui aura le plus profond retentissement sur ma sensibilité d’écorché. D’abord avec l’Aiglon qui m’enflamma d’une ferveur napoléonienne délirante.

(Au plan historique une remarque s’impose : Combien j’avais mal perçu les années soi-disant glorieuses de la Révolution Française - tant vantées dans mon manuel d’histoire - enregistrées avec un sentiment de malaise, presque de rejet, au point de constater une impossibilité d’en retenir les dates essentielle, et mon soulagement lorsque tombera la tête de Robespierre...)

Et surtout mon enthousiasme pour l’incomparable Cyrano de Bergerac, occasion d’une véritable et bienheureuse révélation : le privilège extraordinaire d’être laid ! Cyrano était fier de sa laideur, car la suprême élégance était dans son cœur ! Alors j’appris des tirades entières de cette œuvre, notamment celle qui avait trait à la longueur de son nez, cause de ma propre disgrâce :

-« ... le voilà donc ce nez,

Qui des traits de son maître en détruit l’harmonie !

... il en rougit, le traître !

De même celle du duel :

-« A la fin de l’envoi, je touche !

Ou celle du siège d’Arras :/

-«Ce qui s’en vient du fifre, s’en va par le tambour!

-« ……….... ce sont les Cadets de Gascogne !

M’émerveillant de son indépendance hautaine :

-« Je fais, en traversant les groupes et les rues,

Sonner les vérités, comme des éperons !


Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,

Et comme un lierre obscur qui recouvre un tronc

Grimper par ruse, au lieu de s’élever par force?

Non jamais!

Souvent je me répétais ces trois derniers vers avec délectation, m’inspirant de leur esprit, sans me rendre compte que je reprenais, à mon compte, le principe orgueilleux de mon père qui avait refusé, en son temps, l’aide du Maréchal Lyautey !

Comme Cyrano, moi aussi, J’étais solitaire ! Et comme lui, j’étais laid... Désormais, grâce à son exemple, j’imaginais les joies orgueilleuses d’avoir une grande âme, et un cœur lourd d’amour à donner !

Edmond Rostand, grâce à la noblesse altière de son héros à l’appendice disgracieux, me redonna confiance en l’avenir.

Pour moi, tout n’était donc peut-être pas perdu, à condition de me raccrocher à un idéal. De bien exploiter mes avantages, si petits soient-ils, avec volonté et imagination, savoir profiter des opportunités.

Justement, l’une d’elle va se présenter à l’école de Juvisy lors d’une expérience pédagogique originale, qui sera tout à fait révélatrice pour moi...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:17.
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