Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Les Vacances de ma jeunesse :
Ossun, dans les pyrénées.

Ma tante Laurence, depuis son mariage en pleine guerre, fin 1917, avec mon oncle André Davezac, a trahi Crévic... En même temps que son mari, elle avait épousé le village natal de celui-ci, Ossun, entre Tarbes et Lourdes, dans la plaine de Bigorre, à dix kilomètres de la chaîne des Pyrénées qui d'un seul jet, dresse sa barrière de montagnes à trois mille mètres d’altitude.

Très amoureuse de son mari dès l'âge de vingt ans, elle le restera toute sa vie. Sa passion la portera à adopter définitivement et exclusivement la famille de son mari, le village de celle-ci, et l'accent du midi. Au point d’oublier totalement sa Lorraine natale.

Ossun est un gros village banal, bâti à l'ombre de la montagne, sans originalité, aux hivers et étés excessifs. Ma tante habite depuis peu une belle maison typée, sans étage, de tradition bigourdine. Elle a besoin de beaucoup de réparations, mais elle est coquette, avec sa grille, sa cour et son puits au treuil grinçant.

J'avais un peu connu auparavant ma tante Laurence, qui nous avait fait beaucoup voyager en raison des nombreuses mutations de son mari, militaire de carrière : Nancy, Toul, Montauban, Auch, et enfin Tarbes, où il terminera sa carrière pour prendre très tôt sa retraite. Retraite que la mort interrompra prématurément vers les cinquante neuf ans.

Ma tante Laurence at une très forte personnalité. Brune, yeux et regard sombres de ma mère, même teint mat, même taille. Elle en diffère pourtant par davantage de féminité, par un comportement envers son mari (par rapport à celui de ma mère avec mon père), plus chatte, frotte-frotte, d’apparente soumission amoureuse. Voix plus langoureuse, et une façon particulière de prononcer "Mon André" en levant vers lui des yeux admiratifs... Plus tard, je la devinerai plus voluptueuse, peut-être plus charnelle que ma mère.

C'est ainsi que j'observerai pendant les vacances passées chez elle quand j'avais une dizaine d'années, les différences de leurs comportements envers leurs maris.

Par exemple, certains soirs où la discussion entre eux était devenue franchement belliqueuse, le lendemain, entre mon père et ma mère, le drame était consommé pour plusieurs semaines d'opposition et de bouderie totale. Chez ma tante, c’était un lendemain de chansons, de tendresses réciproques et amoureuses... Et de plus, ma tante avait obtenu ce qui lui avait été refusé la veille!

Ma tante était bien assortie à son chaleureux et coquet mari. C'était un homme musclé, thorax avantageux, silhouette cambrée, roulant un peu des mécaniques. Blond, visage arrondi, expression gaie et séduisante, regard bleu provocant et rieur. Bon vivant, contant des anecdotes incompréhensibles pour moi, qui faisaient rosir ma mère et glousser de plaisir ma tante, qui posait alors une main sur celle de son mari en disant :

-"Veux-tu te taire, mon André !

Tout l'opposé de ma mère et mon père !


Le souvenir le plus ancien de ma tante se situe à Nancy. Je me rappelle l'exiguïté de leur appartement d’alors, loué en garni. Dans une cage, près de la fenêtre, il y avait un couple de canaris dont la gaieté des roulades m'enchantait. Mais surtout, un phonographe que l'on "remontait" avec une manivelle après chaque disque, nanti d'un pavillon en forme d'énorme fleur de liseron.

C’est là que je fis la découverte de mon cousin Jean, de dix huit mois mon aîné, enfant dégourdi, déjà meneur de jeux. Enfermés dans l'alcôve qui lui servait de chambre, il m'apprenait à jouer au docteur et au malade, ce qui permettait à ses mains curieuses de m'explorer.

Puis Toul, banale ville de garnison, suivi d'un bond de huit cents kilomètres plus au sud, Montauban.

La gratuité des voyages en train, due à la situation de mon père, nous permettait d’y faire souvent le voyage. Occasion de découvrir cette région du sud-ouest, si attachante et particulière, ainsi que sa capitale, ville bâtie à cheval sur le Tarn aux redoutables crues, patrie d'Ingres, capitale des fruits et primeurs. Oh, les somptueuses pêches sucrées, juteuses, pleines de soleil !

Enfin Auch, traversée par le Gers, célèbre pour sa cathédrale, son armagnac et ses volailles aux pattes jaunies par une alimentation à base de maïs.

Mon cousin, Jean, ayant dû quitter l’école en raison de son peu d’aptitudes pour les études, deviendra apprenti pâtissier. Je me souviens qu'il me rapportait, en cachette, des "puits d'amour", mal tournés, dont les délices chocolatés et pralinés me ravissaient.

Mais c'est à Ossun que j'ai laissé un peu de mon cœur, en raison de la personnalité de ma tante et de mon cousin, quand j'avais douze et treize ans.

Les grands-parents Davezac étaient artisans cordonniers. Mais cela ne voulait pas dire qu'ils ne faisaient que des réparations comme on le comprend en région parisienne : Ils savaient aussi faire des chaussures sur mesures. C'était un beau et noble métier. J'aimais l'odeur de l'atelier, faite de celle du cuir et de la poix (dont on m'avait appris à enduire les fils pour qu'ils ne pourrissent pas), de la cire.

J'admirais l'adresse du coupant tranchoir, l’agilité de l'alêne, et les trois coups de marteau à talon rond, qui enfonçaient à espaces réguliers, clous ou pointes.

A dix pas, la grande cuisine sombre, l’âtre immense, qui contenait, de chaque côté, une chaise. C'était le domaine de "bonne maman", grand-mère aimable, toujours vêtue de longs vêtements noirs, sans cesse active, qui, en deux temps trois mouvements savait ressusciter la flamme, battre œufs et farine, pour faire jaillir d'une poêle noire à très long manche, des crêpes délicieuses !

Ou bien, elle découpait dans de grandes miches de pain compact, fait à la maison deux fois par mois, et retirées du bûcher, de larges tranches qu'elle garnissait de morceaux de saucisson noir des Pyrénées à la délicieuse odeur de fumée, provenant de la précédente "cuisine du cochon".

Jean était le meneur de nos jeux, toujours extérieurs. Son imagination était fertile. Chasseur dans l'âme, il savait déjà poser des pièges, et faute de fusils, il m'avait apprit l'usage de la fronde, de l'approche silencieuse des buissons pour y surprendre les oiseaux. Quand ceux ci manquaient, nous nous vengions en fracassant les isolateurs de verre des poteaux électriques dans la campagne ! Nous ne rentrions que pour les repas, pour filer tout de suite après, et "en douce", pour échapper à la vigilance de tante Laurence...

Car tante Laurence, dans sa nouvelle maison à réparer, bourdonnait d'activités du matin jusqu'au soir. Malheur à nous si elle pouvait nous attraper : Elle avait toujours des tas de travaux, pour nous en réserve.

D'abord, désherber la cour, car à cette époque, on ne connaissait pas les désherbants. Tout se faisait à la main. Mais pas comme vous le pensez... En effet, en pays bigourdin, on utilisait les cailloux que les torrents, les "gaves", avaient arrondis et polis, en décoration pour paver les cours. Mais entre chaque caillou, il y avait toujours un peu de terre, donc de l'herbe verte. Il fallait alors l'ôter, à genoux, avec un couteau pointu. Imaginez le travail : fatiguant et fastidieux !

Tante Laurence avait un sens inné de l'organisation. Elle avait découpé la cour en carrés. Chaque jour, avant de partir jouer, il fallait désherber, "comme il faut", chacun son carré.

Caractéristique aussi était son sens de l'économie :

-"Il n'y a que la fumée qui sort de sa maison, commentait mon père.

Or, justement, tante Laurence avait une vingtaine de poules qu'elle nourrissait avec parcimonie, espérant toujours un poids d'œuf supérieur au poids des graines données en nourriture ! De plus, il fallait surveiller que chacune tenait bien ses promesses et pondait son œuf journalier ! Gare à celle suspectée de paresse ! Ma tante nous avait appris, en enfonçant le petit doigt dans leur croupion, à sentir s'il y avait au fond, quelque chose de dur : Dans ce cas, le volatile était sauvée, car il "avait l'œuf "...

S'il n'y avait rien à l'exploration, elle était repérée, et, dans la cuisine, une casserole déjà se préparait ... Malheur aussi à la "pôvre" qui présentait des dispositions pour la couvaison... Il fallait aussitôt l'attraper, et lui plonger longuement la partie du corps opposée à la tête dans un sceau d'eau glacée tirée du puits, pour que "cela lui passe" !

Réaction étrange, ingratitude ? Les poules de tante Laurence se tenaient toujours à la plus grande distance possible de nous, et, dès que nous approchions, elles entreprenaient une frénétique partie de quatre coins... Sans doute n'appréciaient-elles pas nos explorations gynécologiques ?

En réserve, il y avait aussi les corvées de sciage du bois, celle de retourner le jardin, blanchir les murs à la chaux. D'où nos fuites "en douce", et les crêpes avalées en guise de repas de midi dans la pénombre de la grande cuisine de "bonne maman".

Grâce à l'imagination de Jean, le temps passait très vite, les vacances étaient toujours trop courtes. Hélas, elles furent rares, car mon père préférait Crévic.

Quelques années plus tard, je retournais à Ossun. Nous avions grandi. Jean était presque un jeune homme qui avait plus de succès auprès des filles qu'en classe. C'est pour cette raison que son père, découragé, l’avait placé comme apprenti pâtissier.

Nous nous étions retrouvés avec plaisir. Le décalage d'âge était manifestement favorable à mon cousin qui était, de plus, aussi en avance sur certains sujets que moi-même étais en retard sur ceux-là. Il exerçait sur moi, de ce fait, une certaine fascination.

Il avait une belle voix de ténor léger qu'il exerçait à la chorale de l'église, et en privé. Notamment dans l'air fameux :

-"Montagnes Pyrénées, è - e ! é, ées,

Vous êtes mes amours...

du plus bel effet.

Ses connaissances en matière de chasse et de "passages" de migrateurs, m'en imposaient. De plus, en dépit de sa petite taille qu'il compensait par une grande vivacité, il excellait au football et au rugby.

Infatigable, il m'entraînait dans de longues randonnées dans la lande, au cours desquelles il m'apprenait à distinguer les vipères des couleuvres, reconnaître les terriers, les traces, à identifier les nids et les oiseaux.

Il tentait aussi, et c'était son sujet de conversation favori, de m'expliquer l'irrésistible force de ses pulsions pour les jeunes filles, par cette phrase sibylline :

-"Quand le nerf se tend, la raison se perd... Dont le mystère, me troublait profondément ! D'autant plus qu'il ricanait alors, sardoniquement, d'un air connaisseur.

Mon évidente naïveté le décourageait, et, le soir venu, il m'abandonnait pour de mystérieuses occupations dont il ne rentrait que fort tard, provoquant les colères de ma tante :

-"Je vais le dire à ton père !

Menace qui s'avéraient sans doute insuffisantes pour calmer suffisamment "la tension du nerf" de mon chaud cousin.

Ce Raboliot, n'était fait, à l'évidence, ni pour les études, ni pour le sédentarisme, mais pour la vie au grand air et la liberté.

Son frère, Georges, de dix ans plus jeune, était à l'époque, petit, vif, éveillé, tout en malices. Son imagination constamment occupée de diableries, et de refus d’obéissance.

Mon père avait tenté de le mâter : En guise de punition, un soir, après l'avoir sermonné, il l'avait enfermé dans un placard. Silence. Tous les regards étaient tournés vers la porte, attendant la suite. Soudain, de dessous celle-ci on vit avancer en serpentant un tuyau de caoutchouc que le gamin avait trouvé dans le réduit. Soudain, un jet liquide, légèrement ambré, se répandit sur le carrelage rouge : Le petit démon soulageait sa vessie ! Sauf mon père, tout le monde éclata de rire...

Une autre victime de ce mignon bambin, sera un jour le bon vieux curé du village d’Ossun… Il rendait visite à ma tante Laurence, alors que nous séjournions chez elle. Très respectueuse, pour la circonstance, elle avait confortablement installé le prélat dans l’unique fauteuil de la salle à manger, habituellement interdite.

Georges s'était approché du prétre, et, discrètement, s'était emparé d'une de ses mains , qu'il avait entraînée derrière lui, dans un geste qui pouvait être interprété comme une recherche de tendresse. Le bon curé, attendri et un peu sourd, disait à tante Laurence :

- "Qu'il est gentil votre petit !

tandis que celui ci murmurait, tout bas, à son oreille, quelques mots presque inaudibles.

-"Qu’est-ce que tu me dis, mon chéri ? Parle plus fort mon mignon.

-"Je te fais un "pet" dans la main" !

Effectivement, au son et à l’odeur, il ne pouvait y avoir de doute... Tante Laurence était rouge de honte, au bord de la syncope.

Une autre scène aura pour cadre l'appartement d'Auch. Réprimandé par son père, alors qu'il pouvait avoir quatre à cinq ans, vexé, Georges s’enferma, à clé, dans l'arrière cuisine et jeta celle-ci par la fenêtre du troisième étage. Il ouvrit ensuite le robinet d'eau sur un bac sans écoulement. Imaginez la suite, quand l'eau, par-dessous la porte, commença à envahir l'appartement ! Mon père intervint aussitôt, et de sa voix la plus sévère intima :

-"Georges, je t’ordonne d’ouvrir la porte !

Pas de réponse, l'eau monte toujours.

-« Veux-tu ouvrir, sors de là petit diable !

Toujours rien, seulement le clapotis de l'eau...

Mon oncle, par le trou de la serrure regarde : Il voit son petit démon de fils, assis sur un tabouret, rigolard et content de lui, qui contemple avec ravissement la montée des eaux !

Il fallut enfoncer la porte...

Dix autres anecdotes du même cru, jalonnent l'enfance de ce petit bonhomme qui promet... Et tiendra d’ailleurs, mais d'étonnante et brillante façon, ainsi que je le conterais sans doute par la suite.

En fait, ces diableries, surprenantes chez un si jeune enfant, avaient une explication que nous comprendront plus tard : une invraisemblable myopie l'isolait presque totalement du monde. Alors, faute du goût et de la possibilité de se dépenser physiquement comme les autres enfants, tout se passait dans sa tête en imagination.

Cette malheureuse infirmité, qui va le voûter prématurément, aura par contre l'avantage de favoriser une vie intérieure intense, de préparer son esprit à une destinée tout à fait hors du commun, qui se réalisera dans une carrière et une réussite exceptionnelle sur le plan social et politique.

Comme on le voit, pendant les vacances, entre mes deux cousins et ma tante, il se passait toujours quelque chose qui ne manquaient jamais de piment.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:06.
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