Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Le séminaire de SAINT PE.

Ainsi, début novembre 1929, sans précaution, je me retrouve interne, à 800 km de la maison, dans le lointain Grand Séminaire de Saint-Pé-de-Bigorre. Il est situé dans les Hautes-Pyrénées. Quand j’y arrive, il sévit déjà le froid rigoureux de l’hiver. C’est le privilège de l’altitude!

Je suis désespéré. A neuf ans, et pour la première fois, je suis arraché brusquement à la tendresse de ma mère. Je suis privé de la chaleur de ses bras, de ses câlins du matin dans son lit, de notre complicité quand nous ne sommes que nous deux, de la certitude que c'est moi qu'elle préfère...

D’un coup je me retrouve tout seul, sous un climat glacial, dans un bâtiment à l'architecture sévère de prison, en dortoir collectif ! Je suis avec des enfants que j'ai du mal à comprendre en raison de leur accent, de leur élocution très rapide, et de l'usage fréquent qu’ils font d'un patois propre au pays de Bigorre. Beaucoup sont accoutrés comme des montagnards, avec sabots et manteaux en peau de mouton brute.

Que dire du rythme de la vie du séminaire, si ce n'est qu'il est essentiellement spirituel: le coeur de l'établissement est la chapelle. Quant à l'encadrement, il est exclusivement assuré par du personnel religieux. L’enseignement est strict, la discipline rigoureuse et la vie matérielle sans aucune douceur.

Comment mes parents ont-ils pu en arriver au choix de Saint Pé? Mon père par cette décision « punit-il » ma mère dans ce qu'elle a de plus cher: son fils ?

-« Tu veux travailler, donc tu ne peux plus t'occuper de ton garçon. Donc, il faut le mettre en pension ! »

D'accord! Mais alors, pourquoi si loin? Et en Séminaire? La punition est rude, surtout pour moi ! Le choix d'un pensionnat à huit cents kilomètres de mes parents m’exile au bout du monde! Pourtant, il y a à proximité d'Athis d'autres pensionnats religieux, notamment le fameux Collège Saint Charles, réputé dans toute la région.

Mais à cinq kilomètres de leur domicile, le chantage sur ma mère n'est sans doute pas assez puissant. Dans les Hautes-Pyrénées, dans la sévérité d'un séminaire, « la punition » prend un tout autre poids!

Surtout pour moi ! M’imagine-t-il au désespoir ?

Mon père a peut-être caressé l'espoir que j'aurai, comme lui au même âge, commencé à percevoir les premiers symptômes de la vocation religieuse. Mon zèle d'enfant de choeur l'a peut-être induit en erreur. Grâce à Saint Pé, il me donne l'occasion de mettre en pratique mon apparente ferveur. Lui-même n'est pas choqué par la distance: enfant, après son entrée au Grand Séminaire de Tours, il n'est que rarement revenu dans sa famille pendant dix ans...

Quoiqu'il en soit, du haut de mes neuf ans, je suis malheureux comme un jeune chien abandonné par ses maîtres dans la neige! Désespéré, je me laisse couler. Je deviens sale, paresseux, indifférent, animal. Les seules lueurs de bonheur sont les lettres de ma mère.

J’aime aussi les colis mensuels auxquels on a droit: chocolat, confiture, biscuits. Ces provisions sont les douceurs de quatre semaines. Je les dévore en cachette, dans mon lit, en quelques nuits !

L'hiver bigourdan de 1929 est particulièrement précoce et rigoureux. Seuls, la chapelle, les salles de classe et le réfectoire sont légèrement chauffés par des appareils bizarres, cylindres noirs, aux longs tuyaux formant des anneaux, et fonctionnant au bois. Le dortoir est glacial. En plus des couvertures, il faut dormir dans des sacs de flanelle pour résister au froid. Que dire des W. C. qui se trouvent à l’extérieur?

Je deviens incontinent... Mes mains enflent, se violacent, et bientôt le long de mes doigts, de longues fissures se mettent à suppurer: les gelures. Pour toute thérapeutique, le frère infirmier me dote d'un carton rouge suspendu à mon cou.

Grâce à lui, désormais, à chaque entrée au réfectoire, un autre frère préposé à ce rôle, me verse d'une grosse bouteille grasse dans une cuillère de bois collective, une rasade d'huile de foie de morue horriblement onctueuse, épaisse et nauséabonde. Oh! cette odeur odieuse et ce goût persistant ! Quelle horreur !

Pas moyen d'y échapper: pas d'huile, pas de repas! Et j'ai toujours si faim! J'essuie ma bouche, écoeuré, d'un revers de main que je ne peux laver du fait de mes gelures. D'ailleurs, pendant les cinq mois de cet hiver polaire, je ne me lave pratiquement pas! Ce manque d'hygiène me vaut d'avoir la gale et des poux! Tout mon individu, vêtements et literie compris, empestent l'huile de foie de morue!

Question nourriture, je peux assurer sans nuire à la réputation de l'établissement, que ce n'est pas un "trois fourchettes". Tout y est monastique, mauvais, fade, accompagné de sauce claire. Il est vrai que si la gourmandise est un péché mortel, à Saint Pé, on ne risque pas l'enfer !

Pendant les repas, le silence est d'une absolue rigueur. Ils se prennent en présence du Supérieur et de ses abbés installés sur une estrade. Du haut d'une chaire, un diacre psalmodie d'une voix volontairement monocorde, scandée seulement par la ponctuation, épîtres et évangiles.

L'essentiel de la journée, qui commence à 6 heures, se passe à la chapelle. Le matin avant le petit déjeuner, avant le repas de midi, à 17 heures avant l'étude, le soir avant le coucher, nous y sommes...

Pourtant, j'aime la chapelle. Il y fait relativement chaud. J'aime aussi son odeur d'encens, la lumière des vitraux, la décoration des murs, le cérémonial religieux, l'autel somptueux surélevé de quelques marches, le tabernacle doré et sa très grande croix. Je l’aime non parce que c'est un lieu de prières, mais parce qu'il y fait bon chaud, et qu ‘elle est belle et majestueuse. Tout cela me rappelle l’église d'Athis, et surtout, par association d'idée, la chaleur perdue de ma maison et de ma mère.

Mes camarades de classe ne m’intéressent pas. Je vis replié sur moi… Je ne lie aucune amitié dans ce milieu totalement étranger, presque d'un autre monde. D'ailleurs, d'entrée, sans doute du fait de mon costume "parisien", je suis un exclu : on m’ ignore...

Dès mon arrivée à Saint Pé, au niveau santé, j'ai toujours quelque chose: mal au ventre, toux persistante, migraines. Et j’ai aussi toujours mal aux dents. O combien et souvent ! Et je n’ai qu’une seule ressource : tenir ma joue dans le creux de la main pendant les crises les plus douloureuses! Finalement, je contracte un rhume de cerveau suivi d'une sinusite incroyablement douloureuse, qui dégénère, parce que non soignée, en une rhinite chronique définitive.

Tous les maux sont traités - si l'on peut dire -, par un très vieil abbé herboriste, soi-disant infirmier. D’ailleurs, je ne vois jamais passer de médecin à Saint Pé, pour qui que ce soit. La médication essentielle est une exhortation :

-« Il faut endurer la souffrance sans se plaindre, elle nous est imposée par le Bon Dieu, comme épreuve, en rémission de nos péchés. »

Avec une telle ordonnance, la guérison est assurée!

Je deviens imbécile, végétatif, élève plus que médiocre, sans aucune motivation. J'écris à ma mère des lettres stupides, incapable d'exprimer mon malheur. Les jours s'écoulent, pour moi, monotones et sans soleil, bien que l'on approche de Pâques.

Lors des premiers temps de ma "détention", je suis convaincu, certain même, que je vais voir accourir ma mère pour délivrer son petit garçon chéri... Mais les jours passent, en vain. Je désespère. Surtout les dimanches où ont lieu les visites au parloir. J'espère qu'on appellera mon nom: impossible que ma maman m'ait oublié!

Hélas, si! Il n’y a jamais d’appels.

Ma mère m'a abandonné!

Est-ce possible ?

Je suis resté de début novembre à fin juillet, neuf longs mois, sans une seule visite de mes parents! Même pas une visite de ma mère! Quel chantage a exercé mon père pour qu'elle ne vienne, ni à Noël, ni à Pâques ? Il m'est impossible de penser qu'elle n'en n'ait pas eu maintes fois la folle envie : elle m'aime tant! Pas une seule fois pendant ces neuf mois je ne la verrai!

Pourtant, étant cheminots, mes parents ne paient pas le train!

Pas une seule fois... Je ne comprends pas! Pourrai-je le comprendre un jour ?

A la fin de l'année scolaire, le 31 juillet, mon père vient, enfin, me récupérer. Je vois encore son expression affectueuse et joyeuse se figer d’abord de déception, puis de chagrin sincère. Il constate mon aspect physique d'épave. Il est vrai que je ne suis, ni reluisant, ni flatteur... La veille, prévenu de mon départ imminent, j'ai enfourné pêle-mêle et en vrac, mes affaires dans ma grande malle "chapelière". De joie, j'ai sauté dedans, à pieds joints, pour que tout rentre, et j’en ai fermé de force le couvercle!

Lorsque je franchis la lourde porte du Séminaire, je sens, à la façon tendre et ferme dont mon père tient ma main, une émotion inhabituelle de sa part. Je comprends à cela que jamais, plus jamais, je ne retournerai à Saint Pé!

Nous passons la nuit dans un hôtel à Lourdes. Mon père, lui-même, me savonne longuement, plusieurs fois, du haut en bas. Il me désinfecte, me pommade, me poudre partout. Mes cheveux sont shampouinés, peignés, traités. Mes ongles sont soigneusement coupés. Je suis heureux. Je redeviens moi-même: un petit gamin aimé.

Le lendemain, quand il me réveille tard dans la matinée, il a déjà acheté du linge et des vêtements neufs. Il a jeté les autres qui sentent l'huile de foie de morue. En sortant de l'hôtel, dans le joyeux soleil de l'été, je me sens merveilleusement beau et propre.

Le retour à la maison est un véritable voyage vers le paradis. Ma mère m'attend, bras grands ouverts, les yeux pleurant de joie. Elle m'étreint longtemps, longtemps, le corps secoué de sanglots.

Je n'ai jamais interrogé mes parents sur les raisons profondes de mon séjour à Saint-Pé. Mais j'ai toujours ressenti ces neuf mois d'abandon comme une injustice inutile. Pour la première fois, presque soixante ans après, j'aurai le courage de débrider cet abcès qui a blessé ma prime jeunesse…

Pour l’heure, ce sont les premiers jours des vacances 1930. Je nage dans le bonheur : j’ai retrouvé le paradis dans les bras de ma maman!

Et dans l’intervalle, que s’est il passé dans le monde où vivent mes parents, depuis les temps de ma première classe enfantine ?

Le site du séminaire de Saint Pé

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Saint Pé

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:03.
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