Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

" Tu es laid ! "

Un jour où je suis particulièrement déprimé par cette ségrégation, une phrase malheureuse est prononcée par un de mes camarades que j'ai peut-être provoqué involontairement...

Cette phrase, je ne l'oublierai jamais, car elle va déclenche en moi une folle panique, et l'enchaînement d'un invraisemblable complexe d'infériorité ! Et ce, pour quatre ans.

La voici :

- "Tu te crois plus beau que les autres ? Mais regarde-toi donc dans une glace! T'as vu ton grand nez ? T'es moche ! T'es laid !

Cette phrase, je la reçois comme un coup de sabre ! Je la prends à la lettre, véritable révélation ! Tout s’expliquait ! Je comprenais enfin tout ce qui fait ma différence avec les autres, c’est que je j’étais laid !

D’ailleurs j'aurais dû m'en douter !

En effet, depuis quelques mois, c’est évident, j'ai beaucoup changé, et brusquement, beaucoup grandi.

De relativement petit, en quelques dix mois, je suis devenu grand, et mesure maintenant un mètre quatre-vingts ! Par deux fois, au grand désespoir de l'enveloppe "vêtements", ma mère a dû changer mes chaussures et mes costumes. Et encore aujourd’hui, ils sont trop courts : Mes poignets dépassent de mes manches, mes culottes sont ridiculement à mi-cuisse.

Mon allure générale est devenue gauche, empruntée, ce qui aggrave mon mal être. Mon père m'apostrophe souvent :

-"Ne prends pas cet air godiche…

-"Ne ris pas bêtement…

-"Tiens-toi droit !

-"Coiffe-toi, tu ressembles à un balai !

Le soir même de l'apostrophe de mon camarade, je me regarde - "vraiment" -, dans la glace près de l'évier de la cuisine qui sert aussi de cabinet de toilette.

Atterrant ! Mon camarade a raison. J’ai un visage oblong, doté d’un gros et grand nez. Mon expression est boudeuse. Mes oreilles sont décollées, et la droite est « cassée ». Mes cheveux sont rebelles et j’ai un "épi" au sommet de la tête. Ma bouche est désespérément amère. Moi-même je me déplais ! Il n’est donc pas étonnant que je déplaise aux autres.

En conclusion, c’est vrai que je suis laid !

Cette certitude entre dans ma tête, dans mon « secret », dans mon subconscient.

Désespéré, je ne vois pas d'autre solution que de m'enfermer dans la solitude, de m’isoler le plus possible des autres.

Et dans mon esprit s'établit l'axiome définitif et explicatif : "Rien n'est pareil pour moi, parce que je suis laid. Je suis un exclu !

Dès lors, mon caractère change. De l'élève gai, ouvert, fier de sa réussite scolaire, bien dans sa peau, bon camarade, heureux d'hier, d'aujourd'hui et de demain que j'étais à Franchot, je deviens, trois mois plus tard, un être à part, mal content de tout et de tous, antipathique, totalement refermé.

Au fil des mois, cette mauvaise santé morale va sans cesse s'aggraver. Pour masquer mon mal être, je choisis une attitude faussement prétentieuse qui fait de moi un être moqueur et caustique, qui provoquera chez mes camarades une réaction d’exclusion justifiée. J’attribue tout cela à ma laideur… Plus le temps passe, plus je m'enferme dans ce raisonnement, dans le mystère douloureux de cette infirmité.

Un seul problème m’obsède : Ne rien laisser soupçonner à ma mère. Si elle « savait », elle en concevrait un chagrin supplémentaire : Mon père la fait déjà si souvent pleurer ! J'excelle à ce jeu qui me permet, après les épreuves des heures de classe, de trouver dans le milieu clos et protecteur de ma famille, une certaine sérénité.


Coïncidence fâcheuse : A la même époque, ma mère désormais sans entourage et sans amitié, ne se console pas de ne plus travailler. Non seulement elle regrette l'argent, mais aussi la distraction les voyages quotidiens à Paris, ses rapports avec ses collègues de travail. Elle est aussi sans doute privée de ce besoin de plaire… Quelle femme est insensible aux hommages masculins même s’ils restent vains ? Quelle est la femme qui ne souffre pas d'en être sevrée ? Or, aujourd’hui, elle est en butte aux fâcheries, aux longues bouderies, aux crises de jalousie de mon père. Elle se décourage, se désespère, et devient dépressive.

En conséquence, elle aussi s'oriente vers une certaine claustration qui nous est pernicieuse à tous deux. Elle se décale des réalités et s'enferme dans sa mélancolie.

Il s'ensuit qu'elle est peut-être moins attentive à mon égard. Qu’elle ne sait pas deviner le psychodrame qui se noue en moi, pas plus qu’elle ne saura discerner à temps les premiers troubles de ma puberté, ni me fournir en temps opportun, les explications voulues...

Au contraire, et sans doute pour se consoler de ses déceptions de femme, elle reporte tout son amour sur moi, son petit garçon. Car je reste toujours pour elle, en dépit des années qui passent et de mes transformations physiques, son petit garçon chéri qu'il ne faut surtout pas perdre !

Elle me prend à témoin de ses peines, de ses déceptions. Ma tendresse semble la consoler, lui redonner la joie de vivre. Peu à peu, pour moi, l'entourer, lui donner de l'affection, deviennent à mon insu un devoir, un conditionnement, une loi. Je me sens responsable d’elle, avec toutes les suggestions et obligations que cela implique.

Et mon père ? Eh bien, il triomphe sur toute la ligne de la longue guerre qui l'a opposé à ma mère ! Désormais il est le personnage le plus fort de la famille. En lui, il n’y a aucune de nos fragilités psychiques. Il doit les considérer comme des mièvreries, des faiblesses inexcusables. Sa volonté, son orgueil ne fléchiront jamais au cours de toutes ces années. Les larmes, la détresse, le laissent aveugle, indifférent. Intransigeant. En toutes circonstances, il manifeste sa force de volonté, son autorité, sa toute puissance. Dans tous les cas, il nous fait céder.

Dans sa conception de mon éducation, sa sévérité sans failles, doit m'amener à devenir "un homme de caractère", sans mollesses. Il pense ainsi m'apprendre à endurer, sans me plaindre, les épreuves. Selon ses principes, dans toutes les circonstances de la vie, et notamment face à l'adversité, on doit faire preuve de volonté et ne jamais s'attendrir sur soi. Maîtriser les douleurs psychiques et physiques, est nécessaire et profitable. Ces épreuves ont une valeur métaphysique : Les assumer, c'est communier avec celles du Christ sur la Croix (offrir son mal à Dieu). De plus, elles ont une valeur rédemptrice, celle de la rémission de nos péchés !

L'élévation du cœur et de l'esprit de mon père est trop élevée, trop rigoureuse pour nous deux... Il en résulte, à la maison, insensiblement, l'installation du rite d'un "double jeu" que nous interprétons selon qu’« il » est là, ou qu’ «il » n’est pas là...

Pour moi, quand « il » rentre à la maison, mon premier soin, après l'avoir embrassé, est de regarder le réveil de la cuisine pour évaluer le temps de sa présence... Nous n'avons toujours pas de salle à manger, et la vie se déroule à trois dans une petite pièce carrée de trois mètres sur trois, entre l'évier, la table et la cuisinière.

Un silence prudent s'établit alors dans l'attente de ses premiers gestes. Là, nous connaîtrons son humeur du jour. De toute manière, chaque conversation se termine par un monologue de sa part. Seules réponses possibles : L’acquiescement ou la dispute.

Dans le meilleur des cas, étonnamment, il se délecte des commérages anodins dans lesquels ma mère excelle en bonne villageoise paysanne qu'elle est. Mais il se reprend très vite, comme s'il regrettait de s'être laissé aller, et il conclut sentencieusement. D’ailleurs, il y a toujours un risque de dérapage, pour un mot, une contradiction... Et c'est alors le passage, brutal, de l'embellie à l'orage.

Des embellies, il y en a sans doute beaucoup. Je pense même que les temps de paix et de bonheur tranquille ont été beaucoup plus nombreux et plus longs que ceux de la discorde. Mais les effets traumatisants des seconds se graveront prioritairement dans ma mémoire.

Les périodes d'harmonie correspondent par exemple aux anniversaires, aux fêtes et anniversaires, aux départs en vacances, et aux temps de quiétude pendant les longs séjours à Crévic.

Pourtant en sa présence, nous ne vivons jamais l'exubérance, jamais de fous rires spontanés et inextinguibles, comme cela nous prend souvent quand il n’est pas là.

En effet, quand "il" n'est pas là, pour moi, c'est toujours le temps du soleil. Pas de contraintes, je peux rire, jouer, entendre ma mère chanter des airs à la mode, ou anciens. J’évoque des balivernes, je fais des projets sans suite. Quand je lui fais plaisir, je suis récompensé par son sourire, par sa tendresse. Parfois je ressens la chaleur troublante de son contact... Je suis complètement à son service.

Mon intention ici, n'est pas de noircir mon père... En fait, réellement, il a presque toujours raison au sens de la règle catholique, du devoir, de la stricte morale, de l'argumentation logique. Mais notre drame est justement, d'être constamment confronté à quelqu'un qui a presque toujours raison !

Et je peux ajouter qu’il n'accepte difficilement d'avoir tort, ce qui arrive forcément ! Cela me choque beaucoup. Ces exemples, au fur et à mesure que les années passent, se font plus nombreux. Mes maîtres et plus tard de mes professeurs m’en font prendre conscience. Ce refus de reconnaître ses erreurs m'apparaît, peu à peu, de façon fort criante !

Une anecdote ? J’ai treize ans. En classe de géographie, nous apprenons que le centre de la terre est constitué par un magma en fusion, à très haute température, qui parfois s'échappe par les volcans. Tout fier, j'en fais le récit à table. Mon père, péremptoire, rectifie :

- "Non ! Au centre de la terre se trouve le « feu central » !

Je m’épuise en arguments, rien n'y fait… Et il me contraint à me taire et à capituler...

Cette suprématie sans partage durera presque seize à dix-huit ans... Pourtant, de plus en plus souvent, ouvertement je le conteste, surtout à partir de ma quinzième année. Au fur et à mesure que je prends de la «consistance », je résiste de mieux en mieux. J’ai surtout l'ardent désir de protéger ma mère. C’est là que se noue le drame secret de ce petit corpuscule social à trois personnages.

En effet, rejeté d’un milieu scolaire où je n'ai pas ma place, toute ma vie affective est focalisée sur ma mère. J'ai conscience d'être son unique amour et son recours suprême. Je veux être digne de son affection. Quelle plus belle preuve d'amour que d'être son chevalier servant ? Celui qui la défend contre celui qui la fait si souvent pleurer ?


Aujourd’hui, avec le recul du temps, de l’expérience parentale vécue, il m’arrive de m’interroger sur cette période de ma vie, et notamment sur cette subordination affective exclusive à ma mère ? N’a-t elle pas, sans le vouloir ni le comprendre, encouragé, provoqué même mon extrême dévouement ? N’a-t-elle pas – par la même occasion - involontairement entretenu mon antagonisme et ma rancœur envers mon père ?

Quoiqu’il en soit, elle me conforte dans ce schéma : Par les charmes de son amour, elle capte toute mon attention, et encourage le complexe de ma responsabilité exclusive de son bonheur. Ce qui va me convaincre que je suis un garçon différent des autres puisque déjà chargé de devoirs filiaux.

Fruits pernicieux d’un amour maternel peut- être excessif, peut être abusif ?

Et ainsi, avec mes forces qui grandissent, je vais désormais m'interposer - et parfois m'oppose - entre mon père et elle, de plus en plus souvent. Au début, je ne suis évidemment pas de taille... Mais ma "bravoure" encourage ma mère à la résistance. Les périodes de violences verbales deviennent plus fréquentes, plus âpres. Chacun de nous deux prend la défense de l'autre :

-« Je t'interdis de lever la main sur mon garçon !

-« Je ne veux pas que tu touches à maman !

A bout de colère, dans l'exiguïté de notre petite cuisine, mon père alors pointe sur moi un index vengeur et m'invective :

- « Tu es le mauvais génie de ta mère !

Jugement dont il m'accablera souvent.

Ainsi, pour toutes ces raisons, progressivement au cours des quatre années à l’école laïque de Juvisy, se développera en moi une sorte de presque haine envers mon père, la volonté de le rejeter pour mieux m’affirmer. J'envisage même de changer de nom, souhaitant ne plus m'appeler Nonet, mais Henriot !

En moi grandit la conviction de devoir donner à ma mère tout le bonheur qu’elle n’a pas eu selon mon raisonnement, et auquel elle a droit puisqu'elle est si belle, si bonne, et qu'elle m'aime tant ! Je veux surtout plus tard lui apporter tout l'argent qui lui a tant manqué, ce manque d’argent qui expliquait ma relégation à l’école communale, ainsi que cet état d’humiliation, puisque, sans lui, on ne peut pas être « fier » !

L’argent est une des préoccupations principales de ma mère. Ensemble, plusieurs fois par mois, nous ouvrons les enveloppes "loyer", "vêtements", "santé", pour résoudre le problème de dépenses imprévues. Seul recours : écorner la fameuse enveloppe "économies".

Car ma mère rêve toujours de sa salle à manger... C’est la raison de l’enveloppe « économies ».

Quant à moi, sans doute parce que nous passons chaque année toutes les vacances scolaires à Crévic, j'ai très tôt acquis une mentalité de terrien. D'ailleurs, dès notre arrivée au village, il y a un rite : Le pèlerinage sur les morceaux de terre qui nous appartiennent : la "Chènevière" (terres exceptionnellement fertiles, sablonneuses, propre à la culture des asperges), "le jardin entouré", les champs de "la croix de Mission", du "bois de Naveau", et "le verger des vignes".

Le "verger des vignes" est mon lieu de prédilection. Mirabelles, quetsches, pommes reinettes et Sainte-Anne, poires Duchesse et William, cerises aigres et bigarreaux, ont toutes d’excellents pour exciter mon imagination.

La situation de ce terrain à flanc de coteau, dominant le canal de la Marne au Rhin et ses lentes péniches est superbe. De là, je vois les bateaux halés par des chevaux ou des mulets. Certains, plus petits, sont tractés par des hommes pesant de toutes leurs forces sur le harnais. Plus loin, j’aperçois la vallée ondoyante du Sânon, et, sur la colline en face, Crévic et son fier clocher !

Un soir, depuis mon lit, je surprends une conversation animée dans la chambre de mes parents. J'entends qu'il est question de vendre les "vergers des vignes" pour acheter une salle à manger ! Je suis révolté à la pensée d'échanger un verger avec de si beaux arbres, pour une table et un buffet ! De la terre qui nous « appartient » !

Pourtant, un amateur qui paye "comptant" mon beau verger » est trouvé. Maman ressort le catalogue de meubles "Aux Galeries Barbès". Je me rends compte que c'est définitif. Adieu mirabelles, quetsches, cerises, pommes, poires... Je suis sincèrement navré, révolté. Et je me dis que c'est par la faute de mon père qui ne rapporte pas assez d'argent !

Moi aussi, j'ai feuilleté le catalogue... D'instinct, j'ai admiré les copies style Louis XIII, Louis XVI, mais surtout les meubles type "Renaissance". Ils ressemblent à ceux que j'ai entrevus chez Combs et chez les parents de Francis. Leur bois sombre, leurs sculptures et leurs formes historiques, me séduisent...

Sans aucun doute, mes parents choisiront parmi ceux-ci !

Le jour de la livraison arrive. Quelle déception ! Mes parents ont opté pour un style néo-moderne sans doute très à la mode, genre "Arts-Déco", dit, "Hollandais", qui correspond à ce que représente aujourd'hui le style nordique ikéa de nos jours. C’est un buffet à deux corps verticaux à une porte, encadrant un "bas" recouvert d'un marbre surmonté d’une glace. Le tout est en chêne très clair, tout neuf, avec des médaillons sculptés à plat représentant des fleurs stylisées...

Je le trouve absolument affreux. Le troc de "ma" terre avec ses beaux arbres fruitiers, contre "ça"! Scandaleux !

Et je ne comprends pas ma mère qui, ravie, s'affaire, un torchon de laine à la main pour faire tout briller davantage...

C’est la première, et ce ne sera pas la dernière, discordance entre mes goûts et ceux de mes parents.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:00.
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