Racines

ALICE, CREVIC.

Samedi 2 août 1914...

Brutalement, en en ce milieu d'après midi, la grande voix du tocsin sonne, lugubre, sur une seule note, comme pour un incendie ! Mais personne ne s'y trompe : Partout où résonne la voix d'airain, le travail s'arrête. Dans les champs de blé cesse le balancier des faucheurs, les gerbières se redressent, les chevaux attelés aux longues charrettes des moissons, se figent.

Au village, les maisons se vident : Les anciens qui ne sont pas aux champs, les femmes qui essuyent leurs mains sur leur tablier, les enfants, tous sortent dans les rues. Les regards se croisent, s'interrogent.

Soudain un roulement de tambour !

Le garde champêtre vient pour lire une déclaration. Sa voix s'enfle :

-« Mobilisation générale... La guerre est déclarée...


La guerre est déclarée ! C'est l'aube d'un gigantesque holocauste.

Le destin vient de frapper Crévic : Un linceul de plomb s'abat sur le village et la campagne dorée.

Pourtant des jeunes gens turbulents et enthousiastes, s'emparent de drapeaux tricolores, les brandissent et défilent dans les rues où ricochent leurs cris :

-« A Berlin ! Vive la France !

Les épouses, les mères, les fiancées, émues, baissent la tête, pensant au départ de leurs hommes, au grand vide, le soir, dans les maisons... Elles savent maintenant qu'elles devront finir seules les travaux dans les champs...

Alice, la main nouée à celle de sa grand-mère, est apeurée. Elle sait que son père doit rejoindre l'armée à Nancy. Mais elle se rassure en se disant que son oncle Charles, le maire de Crévic, restera, et saura les protéger. Ce qui l'inquiète le plus pour le moment, c'est la crainte des canons et des obus : les Allemands sont si proches !


Quelques jours plus tard, le village est presque vide, privé de ses hommes. Plus de rires, de cris, de jurons. Le silence s'est installé. Le dimanche qui a suivi la mobilisation, l'armée a réquisitionné tous les jeunes chevaux. Ils sont partis, en troupe caracolante, menés par des réservistes aux tempes grisonnantes. Autre détachement. Autre chagrin.


Depuis le 3 août, le village est sans cesse traversé par des régiments de jeunes soldats. Des fantassins en capote bleu marine et pantalons rouges, des artilleurs avec leurs fameux canons de 75 mm. tractés par six chevaux attelés deux à deux, des cavaliers, dans la poussière d'un été particulièrement chaud et sec.

Ils défilent dans la rue du Château - qui est la route de Lunéville à Nancy -, et montent, dans l'enthousiasme d'une victoire certaine, vers les villages de la frontière.

Sur les pas de leurs portes, les femmes, les enfants, les hommes que la mobilisation a épargnés, les regardent s'éloigner vers le front...

Mais, le grand événement, c'est le passage de la célèbre division de cavalerie des cuirassiers de Lunéville qui se porte vers le secteur de Morhange.

Quels splendides cavaliers ! Orgueil de notre armée ! Ils sont impressionnants de puissance dans leurs prestigieux uniformes noirs, leurs cuirasses étincelantes, et sous leurs casques à haut cimier et longues crinières sombres qui abritent leurs nuques des coups de sabre de revers.

Ils ont chaud et soif. Dressés sur leurs étriers, ils cueillent des mirabelles dorées aux arbres qui bordent leur route. Tout le monde ressent leur puissance guerrière, leur force, et c'est un concert d'acclamations, de cris de fierté qui saluent leur passage dans le vacarme des sabots.

Aucun doute, une grande offensive se prépare. Cette superbe armée française qui se porte ainsi à la frontière va, c'est certain, enfoncer les lignes allemandes et, foudroyante, marcher sur Berlin ! Les journaux l'ont annoncé, démontré, promis. Déjà, derrière les collines, le grondement des canons rugit, d'heure en heure plus violent. Nous sommes le 20 août.


Quelques jours plus tard, c'est l'horrible évidence qui s'impose : Le 25, des obus commencent tombent à proximité du canal de la Marne au Rhin ! Nos vaillants soldats ne peuvent plus contenir la puissance de la horde sauvage des "Boches"!

Bientôt, des régiments entiers refluent. A quelques kilomètres en avant de Crévic, à Reméreville, Aracourt, et Morhange, les nôtres se sont fait massacrer ! La retraite est inévitable. Fantassins, cavaliers refluent, d'abord en bon ordre, puis rapidement, c'est la débandade générale. Tous, fantassins, artilleurs, cavaliers, déferlent, éperdus, à travers champs...


Ce repli, cette défaite, s'expliquent par le retard considérable de l'armement français, et par notre inadaptation stratégique à une guerre moderne.

Les troupes du Kaiser possédaient une insoupçonnée surpuissante artillerie lourde, de nombreuses mitrailleuses, et un nouvel obus à balles qui éclataient en l'air (le shrapnell) et projetait une cinquantaine de balles. Nos fantassins s'étaient élancés à l'attaque comme en 1870 : baïonnette au fusil, au son du clairon, mille cinq cents mètres en avant des lignes allemandes, à découvert et en rase campagne !

L'armée allemande, bien informée, attendait l'assaut français. Son infanterie s'était enterrée et avait de nombreux postes de mitrailleuses. La densité de son feu, véritable rideau de balles, était meurtrière. Que pouvaient les seules poitrines de nos valeureux soldats vêtus de bleu et de rouge, celles leurs officiers offrant fièrement leurs belles épaulettes dorées au soleil, cibles idéales pour la mitraille allemande ?

A Morhange, véritable glacis sans aucun abri naturel possible, ce fut une hécatombe. Fantassins et Saint-cyriens en shakos de parade et épée à la main, tombèrent en nombre sous un tir infernal.

Dernier sursaut, suprême espoir, on fit donner les divisions de cavalerie, sabres au clair. Hommes et bêtes s'élancèrent, cinq kilomètres en avant des positions ennemies. Ils se firent hacher par les balles et les obus, chevaux éventrés, cavaliers désarçonnés, fusillés par l'infanterie allemande camouflée dans ses tranchées. Ultime offensive clouée sur place. Débandade, morts et blessés - hommes et chevaux -, spectacle hallucinant de désolation dans la blondeur des champs !


Crévic reçoit ses premiers obus. Maisons, fermes et granges sont la proie des flammes. Les mauvaises nouvelles se propagent très vite. Les villages voisins de la frontière, Réméreville et Aracourt, sont déjà occupés par les Allemands.

Alors le Maire de Crévic, l'oncle d'Alice, décide de faire évacuer les jeunes gens sur Nancy pour leur éviter de devenir des otages.

C'est ainsi qu'Alice et sa soeur Laurence vont prendre la route de la capitale lorraine, n'ayant pour tout bagage qu'un ballot de linge. Elles traversent Sommerviller et Dombasle, le coeur lourd. Au loin, gronde la bataille qui encercle Crévic. Elles comprennent que leur village tombera bientôt aux mains des ennemis.

Elles avancent, main dans la main, entourées de leurs compagnons de village. A droite et à gauche de la route, ce ne sont qu'incendies et soldats débandés qui se replient. Le silence des marcheurs contraste avec les plaintes, les appels et les râles des centaines de blessés allongés çà et là dans les champs et dans les fossés. Déjà le bourdonnement des mouches assaille des corps allongés...

Terrorisées, Alice et Laurence se penchent, soignent, consolent. Au revers du col des uniformes, le coeur chaviré, elles lisent le numéro des régiments si durement éprouvés : Nombre de ces malheureux appartiennent aux 125ème et 325ème régiments d'infanterie de Poitiers.

125ème et 325ème... Premiers signes du destin !


C'en est fini de Crévic : le 21 août, les Allemands sont maîtres du village. Ils ne se contentent pas de faire des prisonniers, ils accusent les villageois de cacher des francs-tireurs Sans autre procès, ils arrêtent le Maire et l'attachent à un poteau d'exécution.

L'intervention du curé de la paroisse sauvera l'oncle d'Alice juste à temps. En représailles, dix anciens cultivateurs seront fusillés.

Les Allemands mettront ensuite le feu à quatre vingt douze de maisons, dont celle de la famille Royer. Trente autres fermes seront endommagées. Dans leur fureur dévastatrice, ils scieront les arbres fruitiers et incendieront les récoltes.

Ils s'acharneront tout particulièrement sur la propriété du Maréchal Lyautey - après en avoir soigneusement pillé le mobilier somptueux et les riches collections nord-africaines.

Le moulin à eau où travaillait le grand-père d'Alice sera dynamité.

Horreurs de l'invasion ! Du pimpant village, il ne subsiste qu'une maison sur deux, et des ruines noircies par la fumée, charpentes écroulées, fenêtres et portes aveugles.

Miraculeusement, la fière église sera épargnée.

Les grands-parents d'Alice, que leur grand âge a maintenu sur place, assisteront horrifiés à l'incendie de leur demeure et de leurs biens, après en avoir été expulsés par la force.

Désolations.

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:09:47.
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