Racines

31-07-1914, LA HAIE DESCARTES.

Au coeur de la France, entre la douce Touraine, le Berry et le Poitou, isolée par rapport aux grandes villes de la région Tours, Chatellerault et Poitiers, bien que desservie depuis peu par une ligne de chemin de fer à voie unique, se situe la petite ville de La Haye Descartes... Elle doit son nom à ce grand philosophe qui y naquit au XVIIème siècle.

C'est une charmante petite bourgade cossue, bâtie à cheval sur la Creuse, et que franchit un hardi pont de pierre aux hautes arches romanes.

En cette fin de cette journée d'été, la ville est assoupie sous l'ardent soleil.

Soudain, les battements de la cloche de l'église, suivis pas la longue stridence de la sirène de la Grande Papeterie, annoncent qu'il est dix-huit heures.

Les grilles de l'usine s'ouvrent, libérant ses trois cents ouvriers qui aussitôt se bousculent devant les panneaux d'affichage. Des jeunes gens les rejoignent en agitant des drapeaux. Tous sont animés par une grande exaltation. Ils gesticulent et crient : "A Berlin !". La clameur gagne les rues avoisinantes. Puis, peu à peu, avec le soir, le calme se rétablit. La Haye Descartes retrouve sa somnolence.

Un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne, silhouette cassée en avant par une mauvaise hernie qui le fait souffrir dès qu'il tente de se redresser, referme les grilles de l'usine. Il n'a pas participé à l'exaltation générale. Sa modeste situation de gardien sanctionne une vie qui n'a pas été une grande réussite sur le plan professionnel.

Il s'approche à son tour des affiches officielles qui évoquent la menace d'une guerre avec l'ennemi héréditaire : l'Empire Germanique. D'après le communiqué, il semble que celle-ci soit inévitable !

Cet homme, las et résigné, c'est mon grand père...

Ce soir-là, tandis que de sa démarche prématurément vieillie il retourne à la modeste maison de gardien où il habite désormais, il pense à ses deux fils qui risquent d'être mobilisés et envoyés sur la frontière de l'est, face aux Allemands...

Son aîné, Roger, a 26 ans. Indépendant, il s'est marié précipitamment l'année précédente, et il est déjà en charge d'un jeune garçon de dix-huit mois.

Le second, Fernand, jeune diacre au Grand Séminaire de Tours, est promis aux fastes prochaines de son ordination sacerdotale. Pour le temps des vacances, il est actuellement précepteur des enfants d'un châtelain du voisinage. En ce début d'août 1914 où la guerre est sur le point d'embraser toute l'Europe, il se demande ce qu'il adviendra de sa vocation s'il est envoyé à la guerre ?


Justement, ce même jour à 19 heures, dans la salle à manger d'un château du bord de l'Indre où il est engagé comme enseignant, Fernand, en soutane, finit de dîner à la table de ses hôtes.

Il médite sur les pessimistes commentaires qui viennent d'être échangés à propos des récents événements internationaux, sur l'imminence d'une mobilisation générale, et sur la menace d'une guerre probable contre l'Allemagne...

Pour sa part, ayant déjà fait deux ans de service militaire à Poitiers comme sous-officier, il sait que dans ce cas, il devra rejoindre son centre militaire, au troisième bataillon du 125ème Régiment de la 152éme Division d'infanterie de Poitiers, ainsi qu'il est mentionné dans son livret militaire. Son frère, lui, sera enrôlé dans les rangs du 325ème de réserve, régiment destiné à soutenir le sien en cas de coup dur.

Fernand ne peut s'empêcher de songer avec une certaine mélancolie, qu'à l'abri des murs du Grand Séminaire depuis treize ans, il a vécu bien loin de toutes ces turbulences... Toutes ses facultés, toutes ses pensées ont été accaparées par la vie religieuse, focalisées sur la Foi et le service de Dieu. Si la guerre survient, il sera brutalement plongé dans un monde dur et violent auquel il n'est pas préparé.

Des temps consacrés à son service militaire, il n'a conservé que le souvenir d'une expérience humaine certes enrichissante, mais matérialiste et profane, au sein d'une jeunesse dont il ne partageait pas toujours les mêmes préoccupations... Bienheureusement, il avait été affecté à l'aumônerie par ses supérieurs, informés de sa vocation religieuse

Il pense également à ses parents, durement éprouvés par l'échec de leur entreprise commerciale, à son frère, et à ses soeurs si fragiles encore...

La guerre, si guerre il y a, sera durement ressentie par ses parents : Par son père, auquel il voue une tendresse particulière, et par sa mère, courageuse et douce, dont les yeux ont si souvent pleuré ! Il se promet de leur donner toute la tendresse dont son coeur - préparé à comprendre la détresse humaine - est capable. Dieu les préserve !

Dieu ? Va-t-il permettre cet affrontement où des millions d'hommes devront offrir leur vie pour sauver leur pays ? Des deux côtés du Rhin, les mêmes croyants chrétiens l'invoquent, lui demandent la victoire pour leur pays, convaincus de leurs bonnes raisons.

Mais ces prêtres, pasteurs d'âmes, chantant chaque matin les mêmes "Gloria in excelsis Deo...", "Credo in unum Deum...", "Pater noster..." des deux côtés de la frontière, risquent pourtant de s'opposer. Quel déchirement : La devise de la religion catholique romaine n'est elle pas : "Paix sur terre aux hommes de bonne volonté" ?

Un trouble infini étreint son coeur.

Mais finalement, sa jeunesse, son patriotisme sont les plus forts : La guerre sera courte, il n'en doute pas. Venger la défaite de 1871, reconquérir l'Alsace et la Lorraine valent bien le sacrifice de quelques mois !

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:11:57.
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