Racines

FERNAND ET ALICE. L'OMBRE D'UNE DECEPTION...

Je crois avoir déjà dit, en parlant de Crévic, que le Maréchal Lyautey y avait avant-guerre, sa résidence d'été... A l'échelon national, le Maréchal Lyautey, pacificateur du Maroc et Résident Général de ce protectorat, était un personnage considérable. A Crévic, c'était... le Bon Dieu lui-même descendu sur terre !

Très aimé et très populaire, il était le protecteur de ses concitoyens villageois : Lorsqu'il était sollicité et que le demandeur était recommandable, un geste de sa main assurait la fortune et le bonheur de celui-ci.

Tout naturellement donc, Charles Royer, l'ancien maire de Crévic, l'oncle d'Alice, était discrètement intervenu auprès du Maréchal pour l'entretenir de l'avenir matériel des jeunes époux Fernand et Alice.

Grâce à cette démarche, il avait été prévu que mon père, compte tenu de ses capacités intellectuelles remarquables, de ses onze années passées au Séminaire, et de sa distinction naturelle, exercerait la fonction de Sous-Directeur Administratif aux bureaux des usines Solvay à Dombasles...

De plus, une confortable maison, dans un petit parc, serait mise à la disposition du jeune couple. Ma mère, mise dans la confidence par son oncle, en rêvait déjà la nuit !

Las! c'était compté sans la fierté ombrageuse de mon père... Informé de ce privilège, il estimera devoir refuser une nomination qui, selon ses critères, n'avait pas été justifiée par ses seuls mérites, mais obtenue par protection, et par la grâce du Maréchal !

C'est la consternation dans les familles Henriot et Royer ! Ma mère est effondrée, presque révoltée ! Refuser la protection du Maréchal, c'est impensable, inadmissible, injuste ! Son rêve de la belle maison dans un parc s'évanouissait...

C'était la première déception de sa vie de jeune mariée, son premier désaccord grave avec son mari, révélatrice des différences profondes de leurs philosophies.

Car si mon père, très pieux, est totalement détaché des biens matériels - pour lui, la vie terrestre trouve sa seule récompense dans l'éternité - ma mère, en bonne paysanne lorraine, ne l'entend pas du tout de cette oreille !

Pragmatique, elle a le bon sens et les idées bien arrêtées des gens de la campagne, et sait ce qu'elle est en droit d'attendre de la vie: L'amour, le confort et l'aisance. Et surtout une belle maison dans un grand jardin !

Sa philosophie est simple : Fonder une famille, jouir des plaisirs de la vie, et acquérir un maximum de biens matériels, tout en s'assurant les félicités du Ciel par un respect « raisonnable » des lois de l'Eglise.

(Plus ou moins consciemment, par atavisme maternel, je dois avouer que je serai personnellement guidé par les mêmes principes simplistes, imprégnés de la puissante odeur de ma terre natale de Lorraine, au moment des labours.)

Ma mère ne renonça pas tout de suite à son rêve d'installation à Dombasle... Elle lutta. Elle tenta sans doute de se servir de ses arguments de femme qu'elle croyait irrésistibles... Rien n'y fit. Mon père demeura inflexible !

Malgré la noblesse des sentiments qui dictaient la conduite de son mari, il faut comprendre sa déception, peut être même son ombre de rancoeur... Et aussi ses inquiétudes en raison de la décision ombrageuse de son mari, dans cette période d'après-guerre où les emplois sont si rares. De plus, mon père, ancien séminariste, n'a aucune formation professionnelle, aucune expérience pour l'aider à se frayer un chemin dans cette société redevenue matérialiste, et où les hommes se livrent une féroce concurrence.

Pourtant, obstiné, courageux et fier, il cherche, écrit, parcourt la région pour trouver un emploi. En vain !

En désespoir de cause, faute de toute autre possibilité, il se résout à se réengager dans l'armée qui lui offre un poste très peu recherché : Une affectation "aux Régions Dévastées".


« Les Régions Dévastées »... C'est une formule pudique qui cache les cruelles réalités du moment.

En effet, les trois cents kilomètres du front français, où la guerre a fait rage pendant quatre ans, ont été transformés en un paysage lunaire ! De Belfort aux Flandres s'étend un "no man's land" désolé de cinquante à deux cents kilomètres de profondeur selon les mouvements et l'issue des batailles qui s'y sont déroulées : Villages rasés, route, ponts et voies ferrées détruites. Sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, il n'y a plus un seul arbre, plus la trace du moindre brin d'herbe, et des millions de tonnes de ferrailles et d'explosifs y sont encore enterrés !

La terre nourricière de ces campagnes a été ravagée, retournée des centaines de fois par les obus, les mines, creusée par des centaines de kilomètres de tranchées et boyaux, hérissée de fortins, couverte de barbelés... Partout, des canons, des armes abandonnées, des carcasses calcinées jonchent un sol truffé de mines, de grenades, d'obus non éclatés, de munitions dissimulées dans les endroits les plus insoupçonnables. Sol creusé de casemates, de souterrains bourrés de stocks de munitions et d'obus dont certains à gaz...

Et puis, - comment pourrait-on l'oublier ? - des centaines de milliers de corps déchiquetés, que nul ne pourra jamais identifier, sont là, ensevelis sur place, au hasard des combats ! Les rats, innombrables, pullulent, fléaux vivants et vecteurs d'épidémies.

C'est l'équivalent de treize départements - départements auparavant les plus riches de France - qu'il faut assainir pour les rendre à la vie, et ce, dans les plus brefs délais.

C'est ainsi que, début mars 1920, débarquent sous les froides giboulées de fin d'hiver dans ce peu idyllique cadre de vie, nos jeunes mariés Alice et Fernand en guise de voyage de noces... A la place de la grande et belle maison avec jardin dont ma mère avait rêvé, elle doit loger sous une tente de l'armée américaine, à Suippes, en Champagne pouilleuse dévastée...

Tel sera leur sinistre domicile pendant des mois, dans ce paysage d'apocalypse sans arbres ni végétation.


Parmi les hommes placés sous les ordres de mon père, un bon nombre sont d'anciens détenus de droit commun tout juste sortis de prison, et libérés après avoir signé un engagement en qualité de volontaires démineurs. De ce fait, par prudence, il porte en permanence à sa ceinture son pistolet Saint Etienne de la guerre. Et, la nuit, il le place sous le traversin de leur lit de camp !

En guise de lune de miel, sa jeune épouse vit des semaines d'angoisse, des nuits de cauchemar. La terreur constante qui s'empare d'elle, surtout dans l'obscurité, est telle que sa santé va s'altérer, au point de lui faire connaître un début de dépression nerveuse dont aura beaucoup de difficultés à se guérir... Elle n'oubliera jamais ces nuits cauchemardesques... Et pendant les premières années de mon enfance, ma mère sera souvent sujette à des frayeurs irraisonnées, à des peurs paniques, proches de la crise de nerfs.

Au cours de ces mois difficiles, Alice douta peut-être de la confiance qu'elle avait placée en son mari, regrettant amèrement la douce quiétude qu'ils auraient pu connaître dans la belle maison de l'usine Solvay. Peut-être même sa rancoeur et son désespoir la poussèrent elle à en faire souvent le reproche à celui qu'elle s'était choisi pour mari ?

Fin juin 1920, dépressive, amaigrie, et enceinte, Alice doit repartir pour Crévic auquel elle n'a cessé de rêver depuis son arrivée à Suippes. La première fêlure grave de leur mariage s'est sans doute produite à ce moment, durant cette macabre période passée dans ces régions dévastées...

Néanmoins, la volonté de mon père demeura inflexible. Bien que conscient de ses responsabilités, il demeura fidèle à ses principes : Ne rien accepter qu'il ne doive qu'à lui-même.

Désormais seul à Suippes, il décide de rechercher une autre situation. Pour y parvenir, en plus de son travail aux Régions Dévastées, il prépare différents concours pour trouver un emploi dans l'administration.

Reçu à l'un d'eux, il est admis comme simple employé d'écritures à la « Compagnie des Chemins de Fer de Paris à Orléans », au 41, boulevard de la Gare, près de la Gare d'Austerlitz à Paris. Bureau qui deviendra son nouveau lieu de travail, et où il devait demeurer pendant trente ans !

Pourvu enfin d'un emploi civil, il se met aussitôt en quête d'un logement.

Il découvre alors qu'il est aussi difficile, après la guerre, de se loger à Paris que de trouver une situation !

Beaucoup de Français ont fui les treize départements des régions sinistrées, et ils ont reflué vers la capitale dans l'espoir d'y trouver un appartement et du travail. De plus, l'effort de guerre ayant totalement interrompu pendant quatre ans la construction d'immeubles et de maisons, une dramatique crise du logement sévit dans toute la France du nord et surtout en région parisienne. Tous les quartiers sont surpeuplés, les appartements rares, inconfortables, et très chers.

Ma mère, rétablie par le bon air de Crévic, peut rejoindre son mari à Paris. Elle est enceinte de six mois, et, à l'occasion de son séjour dans la capitale, elle va y faire la découverte d'une certaine médiocrité.

Habituée à vivre à la campagne, dans une vaste demeure, qui a connu l'aisance financière durant sa jeunesse, elle devra se contenter d'une chambre exiguë et sombre dans un immeuble vétuste situé rue de Tolbiac, non loin de la Gare d'Austerlitz. Le quartier, comme le logement, sont sans joie. Quant à la situation financière, elle n'est guère brillante : Le salaire d'un employé de bureau n'a rien de comparable avec la solde d'un officier...

Conditions de vie sont si précaires et si décevantes que, deux mois plus tard, l'inévitable se produit. A quelques semaines de son accouchement, ma mère est à nouveau en pleine dépression... Un second départ s'impose. Et c'est sans regret qu'elle retourne chez son père, à Crévic.

C'est leur deuxième séparation en moins d'un an de mariage ! Déjà de mauvais souvenirs se sont accumulés... L'idéal de l'un n'est pas celui de l'autre... Un petit capital de rancune s'est installé...

Mais ils ont encore si jeunes ! Toute une vie de promesses est devant eux. Tout est encore possible.

Ma mère telle qu'elle devait être à l'époque de son mariage, avec sans doute Annie, la première fille d'Augustine, dernière épouse du Jules

Retour au sommaire <-- --> Chapitre suivant


Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:14:31.
Valid XHTML 1.0 Transitional