Racines

Pourquoi ? Comment ?

Oui ! Comment, pourquoi, à la suite de quel concours de circonstances me suis je laissé allé à « commettre » l'écriture de toutes ces pages ?

Tout un processus... Et un constat navrant : Je viens d'entrer dans la tranche de vie du quatrième âge...

En effet...

Mes tempes ont blanchi, et désormais il m'arrive souvent de contempler le ciel lorsque la nuit est claire. Je me surprends alors à passer de longs moments, immobile, fasciné par "le silence éternel de ces espaces infinis" dont parlait Pascal. Ma propre insignifiance, la fulgurence de mon existence, deviennent d'évidentes réalités. Ma foi en Dieu, sans laquelle mon coeur et ma raison s'affolent, puise sa force dans ces instants privilégiés.


Que restera-t-il de moi et de ma vie?

Suis-je condamné, comme les générations de mon sang qui m'ont précédé à devenir un fantôme sans visage pour les générations futures ?

Pourtant, mon existence, à l'heure où j'écris ces lignes, est bien réelle ! Et elle témoigne d'une filiation ininterrompue au travers une longue chaîne d'ancêtres qui se sont succédés, et qui me relient au couple originel d'Adam et Eve, selon l'allégorie de la Genèse...

Oui... Mais...


Mes certitudes concernant le temps "qui, sur toute ombre, en jette une plus noire", et sur la vanité du "moi" - cependant unique et précieux - me font présager que, de mon passage sur terre, il ne restera rien.

Sauf une trace : celle qui subsistera inscrite dans les gènes de ceux auxquels j'ai transmis la vie à mon tour.

Oui, ma mort ne concernera que moi.

Oui, je mourrai dans l'indifférence d'un monde qui vieillit sans jamais finir.


La démesure des espaces cosmiques ne cesse de me bouleverser. Il y a quelques mois, le 9 février 1986, le monde a pu observer un prodige astronomique: le passage de la comète de Halley, cet astre que les regards des hommes retrouvent, ponctuelle horloge céleste tous les soixante-quinze ans depuis des millénaires, et qu'ils mentionnaient déjà cinq siècles avant Jésus-Christ.

Moi-même, hier 17 octobre, j'ai pu assister à un spectacle exceptionnel. Entre dix-huit et vingt heures, la nuit étant très claire, j'ai vu une éclipse totale de lune. J'en éprouvais, au-delà de l'émerveillement, un trouble profond.

Je ressens aujourd'hui, physiquement, l'évidente futilité de mon existence. L'essentiel de mon temps est déjà derrière moi. Compte tenu de mon âge, je suis comme un mort en sursis.

Je voudrais pourtant tenter de me survivre !

Naufragé dans le vide du temps, je voudrais jeter une bouteille à la mer pour hurler de toutes mes forces, qu'en mon temps, j'ai existé!

Oui, futurs arrières, arrières et arrières petits fils! Moi aussi, avant vous, j'ai connu l'amour, les rires et les larmes! Prêtez-moi un peu d'attention. Faites-moi une petite place dans vos souvenirs avant que je ne disparaisse tout à fait de vos mémoires. Peut-être ainsi, mon histoire à travers vous, se perpétuera-t-elle encore un peu chez vos propres enfants. C'est mon désir le plus cher aujourd'hui.


Je sais, mes actuels enfants et petits-enfants, que me connaître et me comprendre n'a pas été chose facile de mon vivant... J'ai été un homme secret, égoïste à vos yeux, distant...

C'est la raison pour laquelle je voudrais vous conter l'histoire de mes - de vos - racines, et la mienne au travers d'un siècle en complète mutation, conscient que l'existence que vous allez connaître sera totalement différente de celle que j'ai vécue.

Oui, je voudrais vous laisser cette trace que je porte en moi des générations qui m'ont amené jusqu'à vous. Manière de les remercier, en tentant de leur permettre de survivre quelque peu dans vos mémoires.


Heureux les artistes tels que Michel Ange, Jérôme Bosch, Renoir, Mozart, Pascal, Rodin ! Leurs oeuvres impérissables les rendent presque éternels et les maintiennent présents parmi les vivants!

Moi, je ne possède aucun talent particulier. Comment pourrais-je échapper à l'oubli autrement que par l'inscription de mon nom sur une pierre tombale?

Et finalement, ne serait-ce pas mieux ainsi ? Je me pose encore aujourd'hui la question...


J'ai eu le bonheur d'être l'un des amis d'un homme de lettres contemporain tout à fait exceptionnel : Louis Pauwels. Il a été mon compagnon de classe pendant notre séjour à l'école de Juvisy plusieurs années durant. Depuis, sa notoriété littéraire est devenue telle, que, sans une opposition présidentielle il aurait été élu membre de l'Académie Française !

Nous rencontrons régulièrement à Paris, le temps d'un repas au Vernet, près de l'Etoile. Un jour, je lui ai fait part de mes angoisses et de mes souhaits... Ainsi que de mon projet de transmettre l'histoire de mes ancêtres, et la mienne, par l'écrit.

Il m'y avait vivement encouragé.

Ajoutant le conseil d'y inclure le récit des prodigieux événements que nous avions vécus, ainsi que ceux qui avaient constitué le cadre de la vie de mes ancêtres. Ainsi, si le roman de ma propre existence s'avérait sans intérêt pour mes descendants, celui de mes ancêtres et celle de l'histoire de leur époque, pourraient devenir des témoignages appréciés.


Ce travail est une redoutable entreprise ! Je suis essentiellement un gestionnaire, habitué surtout à manipuler des chiffres, à dicter des courriers, à donner des ordres...

En même temps, je suis désormais motivé par les encouragements de cet ami de longue date. Son expérience des hommes est considérable. Il me semble que peux me fier à ses conseils.

Alors, je m'abandonne - imprudemment sans doute - à la tentation de l'écriture... Et bientôt je me surprends déjà à essayer de mettre en forme mon dessein.


D'abord et avant tout, je réunis tous les documents historiques se rapportant aux temps de ceux qui m'ont précédé. Puis je reconstitue le cadre et la conjoncture dans lesquelles se sont déroulée leur vies. Enfin je réunis le maximum d'éléments, souvenirs, anecdotes, lettres, portraits et photos, mettant à contribution tous les membres de ma famille, afin d'étoffer le peu de ce que je sais de leurs existences.

Si peu, en effet...

Il est effrayant de penser que des êtres aussi proches que mes grands-parents par exemple, n'aient laissé dans ma mémoire que quelques clichés, quelques faits, pas toujours essentiels ! Pourtant, ils ont eu une longue vie...

Que dire des générations précédentes : Seulement des dates et lieux de naissance, de mariages, de décès mais ignorance généralement des lieux de sépultures, parfois leurs professions, et quelques historiettes les concernant...

Cette constatation navrante me convainc fermement du bien fondé de mon entreprise. En fait, c'est l'argument me décide.

Oui ! J'éprouve le besoin de sauver ce précieux capital de souvenirs par le privilège de l'écrit, avant qu'il ne s'efface avec ma disparition.

Oui ! Je veux tenter de faire revivre mes parents et grands parents ainsi que je les ai connus, pour que vous, mes arrières petits descendants, lorsque vous en éprouverez le besoin ou le désir un jour, vous ayez une idée de ce qu'ils furent et de ce qu'il vécurent dans le contexte de leur environnement du moment. Ainsi, je vous permettrai de les approcher, autrement que figés dans leurs trop rares images photographiques ou portraits.


Et c'est ainsi que prendront naissance au fil des années, les ouvrages :

D'abord en 1987 : « RACINES » ( des environs de 1610 à 1920 ).

Puis, chronologiquement :


« UN FILS UNIQUE D'APRES GUERRE ». ( période 1920-1939 )


« VIVRE A VINGT ANS UNE GUERRE PERDUE ». ( période 1939-1945 )


« AIME MOI ? MAMOUR COMME JE T'AIME ! ». ( période 1945-1962 )


« APRES L'ORAGE... » ( période 1963-1978 )


« ORS ET BRUMES D'AUTOMNE. » ( période 1979-1991 )


« IL NEIGE SUR MES PAS. »

Sous-titré : « POUR QUE VIVE LE FILS, IL DOIT TUER LE PERE ! » Adage Grec. ( Période fin 1991 à la date mémorable du 18 octobre 2002 ! )


Et peut être d'un ultime document, si Dieu m'en donne la force et le temps :


OH ! VIEILLIR... QUEL NAUFRAGE !


Je me souris en pensant que ce travail de grand-père servira à d'autres jeunes gens et d'autres jeunes filles qui éprouveraient le besoin de connaître mieux ce qui se vivait à chacune de ces époques...

C'est ainsi que je ferai le récit de l'histoire de mes grands parents, puis celle de mes parents que mes petits-fils et petites-filles n'ont pas eu le bonheur de connaître autrement qu'au travers des albums de ces reproductions : De leur temps, la vulgarisation de l'image, du mouvement et du son n'avait pas atteint la prodigieuse diversité d'aujourd'hui. Et oui, jeunes gens, les caméras ont cinquante ans, et les caméscopes d'aujourd'hui n'étaient pas d'actualité ! Inimaginable, n'est-ce pas ?

Je vous conterai ce qu'ils ont été. Je vous décrirai la vie remarquable et traumatisante qui a été la leur au travers des deux conflits mondiaux qui ont oblitéré de quatre ans pour le premier, puis cinq ans pour le second, les plus belles années de leur jeunesse.

Je vous raconterai aussi l'histoire de cette exceptionnelle famille polonaise, issue des plaines de Silésie... Elle aussi a subi une double fatalité historique: l'annexion de leur pays par la Prusse, puis l'émigration vers la France après la première guerre mondiale. Je sauverai de l'oubli le peu que j'ai su de leurs existences si exceptionnelles.

Il faudra même pour être complet, que je vous conte ma propre vie... Que je me résolve à évoquer certains épisodes de ma vie personnelle, que, jusqu'alors, j'ai jalousement gardées secrètes.

Je vous parlerai donc d'un extraordinaire amour tragiquement interrompu, qui aurait pu modifier toute ma vie à l'époque de la libération de la France en 1944-45...

Et je conterai aussi un certain fait de l'année 1958, charnière de ma vie d'adulte...

De ces événements, je n'ai parlé à quiconque jusqu'à ce jour... Sauf à Luiz, mon « double » et mon unique confident, ami de toujours, presque un frère, lui-même auteur de :


« PARFUMS DE FEMMES ».


que j'aurai peut-être l'audace de joindre à la fin de mes propres récits...


Mes pages seront aussi une occasion - hors du commun -, de contrôler la pertinence ou inexactitude de certains de mes jugements de l'époque, sur les événements essentiels de ce dernier huit dixième de siècle. Je comprendrai peut-être pourquoi, en dépit des joies, des satisfactions et même de certains succès dus à une cinquantaine d'années de travail forcené et d'esprit d'économie, j'éprouve, à l'heure où j'écris ces lignes, une certaine impression de morosité, voire de morosité...

Je contrôlerai aussi, avec le recul du temps, mes jugements sur des personnages qui marquèrent de leur sceau l'histoire de mon pays. Je reviendrai par exemple sur l'homme - auquel je reconnais pourtant une dimension historique si grande que peu de dirigeants de nations l'ont atteinte de leur vivant, véritable statue - qui décida de l'abandon de l'Algérie française au moment où il me semblait que la partie était gagnée : De Gaulle !

Je comprendrai aussi peut-être les mobiles du désenchantement que j'éprouve en raison des tendances philosophiques contemporaines :

- Abandon des notions de mérite, de religion, de patrie et de famille.

- Changement de certaines "règles du jeu" entre individus sous prétexte de justice sociale.

- Relâchement des principes moraux existentiels tels qu'ils furent pendant les siècles par les jeunes générations.

des devoirs de filiaux et dissolution des liens affectifs naturels entre enfants et parents.

De l'honneur du travail, au profit d'une recherche primordiale et égoïste des plaisirs

de l'isolement et de la mise en marge de la société des générations qui ont cessé d'être productives.

J'en profiterai également pour analyser certaines de mes options de référence :

- Mon « racisme » envers les trop nombreux émigrés venus d'au-delà de la Méditerranée, vivant sur notre sol en conservant leurs traditions si éloignées des nôtres. Nous imposant le fanatisme de leur religion.

- Mon goût prononcé pour un gouvernement fort, une justice rapide, répressive et dissuasive.

- Mon mal-aise dans la foule, ma réprobation du désordre et mon rejet absolu de l'agitation populaire aveugle, telle que celle quasi insurrectionnelle de mai 196, par exemple.


Enfin, je narrerai ma propre vie, in extenso, malgré l'incontestable imprudence de cette exercice.

J'exposerai comment j'ai constamment durement oeuvré pour pouvoir donner à mes enfants, au prix de soixante années d'efforts et de labeur que je continue à poursuivre au même rythme aujourd'hui encore - un patrimoine qui devrait, dans mon esprit, leur faciliter la vie et leur permettre de changer de condition sociale.


La comète de Halley ne repassera dans le ciel que dans soixante-quinze ans. Dans l'éclipse de lune d'hier soir, je discerne un encouragement. Ce sont des signes que je choisi d'interpréter favorablement. Ainsi réconforté, je décide de mettre mon projet à exécution.

Mais encore une fois, ce n'est pas facile, car l'écriture ne m'est pas un exercice familier. Absence de métier qui me fait hésiter... Or, un soir, pendant le dîner, le hasard va me venir en aide.


J'étais installé devant mon assiette de crudités. Depuis environ un an, estimant ma croissance terminée, j'ai adopté un régime à tendance végétarienne. Donc je grignotais mes carottes râpées et parcourais mon fidèle Figaro auquel je suis abonné depuis plus de quarante ans, lorsque soudain un titre accroche mon regard :

-« Offrez-vous votre histoire!

suivi de ce commentaire très à propos :

-« Que restera-t-il de vos souvenirs? Quelques objets peut-être, des photographies jaunies, un arbre généalogique? Oubliés les récits de vos passions, les histoires amusantes ou étonnantes de vos rencontres, de vos expériences...

J'apprends ainsi qu'il existe des officines qui rédigent des mémoires... Quelle opportune nouvelle !

La suite de l'article, ou plutôt de la publicité, vante la technique des rédacteurs. Ils sont à votre service. La qualité de l'ouvrage est garantie.

-« Véritable autobiographie, livre bien écrit, fourmillant d'anecdotes, illustré, personnalisé, objectif, sans autosatisfaction, ni ridicule. Dix mois de travail pour un récit qui ne sera ni ennuyeux, ni déformé...

Tiens, tiens! Fourchette en l'air, bien loin de mes carottes râpées, je deviens songeur, tenté...

Il me semble évident que j'ai eu une vie féconde, intéressante, et même parfois passionnante!

Ainsi, je pourrais voir le projet que j'ai en tête se réaliser sans que j'aie à l'écrire moi-même ! Il me suffirait de me confier à ces rédacteurs professionnels qui sauraient tirer parti de mes récits, des documents et des témoignages que je leur transmettrais !

Il m'est offert sur plateau d'argent la possibilité de faire revivre mes parents et mes grands-parents au travers des anecdotes glanées ici ou là... En ce qui me concerne, une plongée dans un passé ardent, somme d'épreuves, de souffrances, de détresses, mais aussi de joies, saines ou sulfureuses, de réussites et d'échecs... J'imagine la trame ardente de soixante-cinq années animées par un puissant appétit de vie toujours ressenti.!

J'aurai ainsi la possibilité d'analyser, noir sur blanc, ce que j'ai parfois enfoui profondément dans ma conscience. Je pourrai m'interroger longuement sur les influences subies au cours de mon enfance, sur les perturbations de mon adolescence et de ma vie d'adulte. Je disséquerai certains doutes sur ma vie parentale et mon rôle d'éducateur.

Je pourrai aussi réfléchir sur les trois grands échecs qui l'ont marquée :

- Ma vocation avortée pour l'aventure outre-mer.

- Le déclin de mon mariage après dix ans de bonheur parfait.

- L'éducation de mes enfants et l'état de mes rapports avec eux qui ne sont pas exactement ceux que j'aurais souhaités...


Je vais mettre ma mémoire à rude épreuve.. Sera-t-elle à la hauteur de mon dessein?

Pour m'en assurer, cette nuit, dans l'obscurité propice qui précède le sommeil, je tente une expérience d'association d'idées que j'ai souvent pratiquée sur la tombe de mon père pour m'en mieux souvenir :

Je choisis une date, 1927... A partir de cette date, automatiquement, des souvenirs, des sensations, des images affluent et s'ordonnent d'eux-mêmes : 1927, j'avais sept ans. A cette époque, ma dévotion était intense, et je me souviens du doux visage de l'abbé Dury, de ses doigts tenant l'hostie consacrée pour la déposer sur ma langue lors de ma communion privée.

Ensuite, c'est une foule de souvenances qui m'assaillent : Le visage de mes petits camarades, la cour de récréation de l'école des Frères, le préau de bois... D'autres souvenirs apparaissent : Lindbergh vient de traverser l'Atlantique... Nungesser et Coli ont disparu au cours de la même tentative...

Laissant libre cours à l'enchaînement de mes associations d'idées, je revois la petite ville d'Athis-Mons en banlieue parisienne où habitaient mes parents... Leur petit appartement à flanc de coteau... La vue enchanteresse sur un méandre de la Seine depuis la fenêtre de la cuisine... Retrouve le doux et si beau visage de ma mère penchée sur moi et qui chantonne un début de chanson sur quelques notes :

-"Cependant un clown, un paria...

La suite ne vient pas. Je m'entête, reconstituant le décor de notre appartement d'alors. Deux autres vers surviennent :

-« Près d'elle en l'embrassant,

Il murmurait tendrement...

Au bout de dix minutes de concentration, à ma grande surprise, j'ai retrouvé presque toute la chanson sauf quelques absences !


« On l'appelait fleur de misère,

Petit ange aux grands yeux profonds !

Dans une roulotte, à la barrière,

Elle servait de jouet aux vagabonds.

Parfois dans ses heures amères,

Elle songeait aux petits enfants,

Bercés, choyés, par leurs parents !


Cependant un clown, un paria,

La rencontra sur son chemin,

De ses parents prenant la place,

Dans le malheur, lui tendit la main.

...............


Mais soudain, comme elle devenait femme,

L'amour se glissa dans son âme,

Et sans le vouloir son coeur parla...

Près d'elle, en l'embrassant,

Il murmurait tendrement :

...............


Je veux par un amour sincère,

Chasser tes chagrins, tes misères...

...............


Je suis émerveillé par cette reconstitution, rassuré sur les ressources de ma mémoire. En fait, les souvenirs anciens restent inaltérables. Surtout ceux du coeur.

Rassuré sur les capacités de ma mémoire, mon projet prend les allures exaltantes d'une machine à remonter le temps! Et je me surprends à échafauder déjà le plan du livre que j'envisage.

Plus le temps passe, plus je m'enthousiasme pour cette entreprise.


Persistent encore quelques scrupules : est-il convenable que je me raconte intégralement? L'histoire de ma vie présente-t-elle suffisamment d'intérêt pour un lecteur éventuel, même indulgent? Jusqu'où faudra-t-il pousser l'honnêteté de mes confidences? Est-ce que, dans une certaine mesure, mon récit ne deviendra pas par la force des choses une confession presque impudique?

Là réside lae difficulté!

Ou bien je me contente de relater les étapes essentielles de ma vie dans l'ordre chronologique. Ou, au contraire, je profite de cette occasion pour tenter une expérience extraordinaire: tout raconter, ne rien omettre!

Mais...

Serai-je capable, par exemple, d'évoquer une aventure passionnelle, à l'issue dramatique, qui m'avait profondément et durablement blessé à l'époque de la Libération en 1944? Mon troublant, ô combien, "voyage" dans l'inconscient proche de la mort, en 1958? Ou encore le coup de poignard reçu à l'occasion d'un retour sur le passé, en Belgique, au domicile d'une jeune femme qui fut l'un de mes plus brûlants amours des années de la guerre?

Trois secrets enfouis jusqu'alors au plus profond de mon coeur, mais toujours présents.

Trois secrets qui expliquent, excusent et justifient, les ressorts de mon comportement à une certaine époque de ma vie.

En aurai-je le courage? Je ne le sais pas encore. Pourtant, si je veux être tout à fait honnête, je n'ai pas le choix.

Cette analyse aurait l'avantage - égoïste, j'en conviens -, de me donner la possibilité de me livrer à une étude psychologique, véritable auto-analyse, en vue de me mieux connaître moi-même, et me comprendre.

J'ai lu certains ouvrages de Freud. L'un d'entre eux avait je crois pour titre: "Le Fil Rouge". Il évoquait le cas d'une jeune fille de dix-huit ans, paralysée des membres inférieurs. Elle avait consulté tous les spécialistes. En vain.

Freud estima que sa pathologie ne relevait pas de la médecine traditionnelle. Il entreprit une investigation méticuleuse de l'ancien vécu de sa patiente. La jeune fille se prêta volontiers à cette plongée dans son passé, jusqu'à l'évocation des ses treize ans. A ce point, ce fut le blocage total. Il persista.

Finalement, au cours d'une séance particulièrement dramatique, elle se libéra enfin. Elle avait été violée à cette époque par son père! Ayant été élevée selon des principes religieux et moraux très stricts, elle en avait subi un profond traumatisme. En proie à une culpabilité intense, elle avait alors choisi de se réfugier dans l'immobilité physique, décidant qu'elle ne pourrait plus marcher... Ce qui advint.

L'aveu arraché, sa conscience était libérée. Et lorsque immédiatement après Freud lui ordonna: -"Marche !", elle se leva et fit quelques pas!

Que mes descendants, s'ils me lisent un jour, se rassurent! Je n'ai jamais vécu ni un tel drame, ni un tel traumatisme! Et si toute ma vie j'ai souffert malgré les apparences d'un psychisme fragile, je ne le dois pas à une quelconque semblable tragédie.

Simplement, en son temps, à la suite de certaines circonstances, j'ai connu des perturbations psychiques qui aurait pu m'être évitées : Notamment être éclairé à temps des problèmes communs à tous les garçons lors de leur adolescence. Mais le contexte familial dans lequel je vivais alors n'était pas « moderne », mais essentiellement épris d'un strict esprit de morale religieuse. D'autre part, selon mon ami et très fin psychologue Luiz qui s'était penché sur mon vécu, il lui semblait aussi que j'avais « subi » un trop plein d'amour maternel, peut être même un contexte de « mère abusive », fréquent dans les familles de fils unique...

Je vais aussii peut être enfin trouver la clé de cette folle susceptibilité et émotivité dont je n'ai jamais pu me débarrasser complètement. Comprendre ce besoin d'être constamment rassuré et réconforté par l'amour d'une femme. Eclaircir cette tendance à vouloir "régner" sans partage sur ceux que j'aime, à vouloir être dominant de droit.

Oui, retrouver ainsi mon propre fil rouge serait une merveilleuse expérience.

Décidément, il n'y a pas à hésiter.


Remonter mon passé... Me "revivre" depuis les temps de mes souvenirs les plus anciens. Recommencer le déroulement de ma vie en laissant parler ma mémoire. Eprouver une seconde fois par la vertu du récit toutes mes joies, toutes mes émotions, tous mes bonheurs passés ! Et aussi ressentir à nouveau, mes déceptions, mes peines, mes souffrances !

Quelle aventure ! Quel roman!


Et aussi, occasion d'un examen de conscience général sur les plans essentiels de mon existence: époux, éducateur, chef de famille, fondateur. Etablir un bilan sur ce que j'ai considéré comme fondamental dans ma vie: Amour. Famille. Promotion. Patrimoine.

Expliquer que j'ai prioritairement voulu conquérir tout ce qui m'était longtemps apparu comme le plus inaccessible pour moi, en raison de mes peu de dons naturels : L'amour, l'argent, le changement de condition sociale. Alors j'ai « cravaché » mon corps, mon esprit, mon coeur, pour y parvenir. Ai-je eu tort ? Ai-je eu raison ? Voici l'occasion d'en juger !

Mais au prix de quels risques ! Car je conçois parfaitement dès maintenant tous les dangers de ce qui est écrit : la permanence d'un document, soumis au fil du temps à toutes les critiques, voir à toutes les ironies...

A nouveau, mon enthousiasme recule...

Pourquoi suis-je tant dans l'hésitation, moi qui ai toujours aimé les décisions rapides et claires ?

Je décide de m'accorder un temps de réflexion. « La nuit porte conseil » dit on.

Mais le lendemain, je suis toujours partagé entre certitude et indécision. Finalement, je décide de passer avec moi-même, un pacte.

Je commencerai par entreprendre l'histoire de ma famille, parents et arrières grands parents. Ensuite, je m'accorderai un temps de réflexion pour juger du travail accompli. De ce jugement dépendra ma décision de poursuivre ou non mon récit.


Raisonnablement conforté par ce compromis, je songe à sa réalisation en prévoyant de me rendre dès que possible à Paris, aux adresses des "fabricants d'histoires personnalisées" indiquées par mon providentiel Figaro.

Dans ce but, je commence par réunir les éléments nécessaires à la constitution des tableaux généalogiques de mes familles paternelle et maternelle dont la réunion a déterminé ma lignée.

Ensuite, je compile les souvenirs et les anecdotes les plus anciens qui me reviennent en mémoire. Je retranscris tout ce qui m'a été conté. Enfin je classe les grands événements nationaux et mondiaux qui ont jalonné la vie de mes ancêtres.

Je vois mon projet se structurer.

L'EXPERIENCE « NEGRE » !

Quelques jours plus tard, je rends visite aux deux des officines citées.

Je ne suis pas choqué par la nécessité de recourir à « un nègre », ni scandalisé par le côté commercial de cette opération : Depuis quarante-cinq ans, j'ai eu souvent recours à des spécialistes, mes compétences n'étant pas toujours aussi étendues que mes projets. Je m'adressais, par exemple, à des modélistes parisiens pour connaître les dernières tendances de la mode. Questionnais un ingénieur lorsque je voulais connaître les caractéristiques d'un linteau de maçonnerie. M'adressais à un avocat en cas de litige commercial, à un géomètre ou à un architecte pour un lotissement.

Collaborateurs que je rémunère pour leur savoir-faire, sans que cela ne me prive de la paternité d'un projet : L'essentiel n'est-il pas de concevoir, puis de réussir, en étant seul responsable?


Je me retrouve donc dans la première de ces officines littéraires, non loin du Panthéon. Un homme affable et disert me reçoit. Pour me rassurer sans doute, il s'empresse de me dire que j'aurai peu à faire pour profiter pleinement de son expérience. Il me suffira de répondre à toutes ses questions, suggestives, précise-t-il, et de laisser libre cours à mes souvenirs, dans le désordre. Le tout étant enregistré sur bande magnétique.

Le reste est son affaire: écriture, mise en pages, édition. Le tout, à compte d'auteur! Ce qui le conduit à me poser la question pertinente et intéressée :

-« A propos, combien prévoyez-vous d'exemplaires? Dix ? Cent ? Il faudra compter (nous y voilà !), trente à cinquante mille francs, selon l'abondance de la matière que vous me fournirez.

Pas de doute, c'est le genre: « Mourez tranquille, nous ferons le reste ». Le procédé et la méthode ne me plaisent pas.


Je me rends alors à la seconde adresse, dans le quartier Latin.

Là, c'est une femme qui m'accueille. La cinquantaine, grande, elle affiche un sourire ravageur. Très élégante, elle semble tout à fait sûre d'elle. De mon point de vue, c'est le type beauté fatale menacée par le déclin, mais qui entend user de ses derniers avantages. Je suis sur mes gardes.

-« Avez-vous un manuscrit ?

-« Non, mais si vous le désiriez, je pourrais...

Elle m'interrompt.

-« Dans ce cas, il faudra procéder par étapes, par séances... Je m'occuperai personnellement de vous, j'ai une grande expérience... Je vous guiderai... Vous serez stupéfait par la qualité du résultat !

D'un geste engageant, elle me désigne un canapé, style divan de psychanalyste. Je m'assois et je m'y enfonce littéralement. Je me retrouve les genoux dans les yeux!

Pensant m'avoir anesthésié par ses charmes, un sourire glamour sur les lèvres, la « spécialiste » poursuit :

-« Vous comprendrez aisément, cher Monsieur, que dans votre cas, la mise en place du récit sera beaucoup plus longue et difficile, donc, son coût plus élevé...

Son oeil, splendide et exercé, évalue mes signes extérieurs de richesse, tandis que sa voix module les mots magiques: « coût plus élevé ! » (je suis toujours émerveillé de la sûreté avec laquelle ce genre de femmes sait situer le niveau du compte en banque de leurs victimes potentielles...). Elle reprend :

-« Nous deviendrons vite de véritables amis, et je pressens que vous avez beaucoup à me dire... Que votre vie a dû être passionnante...

Je pense:

-« Je te vois venir beau masque, tu vas majorer ton tarif habituel du prix de ton prochain lifting et de ce magnifique tailleur noir en agneau, discrètement souligné de strass... Il a d'ailleurs dû te coûter une petite fortune!

Une expression gourmande de mante religieuse sur son visage, la dame me tend déjà de sa main manucurée, un contrat "tout compris" prêt à signer!

Sans succès !


Déçu, je me retrouve dans le quartier Latin de ma jeunesse. Rien de ces rencontres marquées du plus manifeste mercantilisme, ne m'a plu. Il est inutile de persévérer dans cette direction.

Il me faut trouver une autre solution.

D'ailleurs, je me demande pourquoi vouloir passer par Paris? Ne pourrais-je pas trouver sur place, à Lille, un collaborateur ou une collaboratrice littéraire compétente?

Je décide donc de faire passer dans le journal le plus lu dans le Nord, une annonce ainsi libellée:

-« Recherche professeur de lettres, rédacteur ou journaliste, pour écriture de mémoires. Prière joindre références.

Et j'attends, avec curiosité, les résultats de mon initiative. Y aura-t-il une seule réponse?

Cinquante-deux exactement me parviendront! Presque toutes envoyées par des femmes, chacune, depuis la dactylo jusqu'à la retraitée des P.T.T., en passant par l'étudiante, exprimant la certitude d'être la personne recherchée.

J'en retiens six. Je leur propose le même test : conter le récit d'une amourette de jeunesse, que j'ai choisie pour son côté un peu scabreux, et donc difficile à « traiter », pour juger à ma façon de leur talent.

Je leur recommande encore:

-« N'hésitez pas à développer. Romancez. Faites comme s'il s'agissait d'une nouvelle!


L'une des candidates est une veuve, une ancienne directrice d'école primaire. Elle a pour compagne de solitude une chienne boxer, bête particulièrement affectueuse et... baveuse, qui s'appliquera, durant l'heure que durera notre conversation, à mouiller complètement mon pantalon, tandis que sa maîtresse, émue aux larmes, commentera :

-« Elle sent que vous aimez les bêtes!

Sentir, peut-être... Mais ne se trompe-t-elle pas sur les motivations de cette humide démonstration ? Résultat ? Outre un vêtement trempé, je me retrouverai quelques jours plus tard, devant une narration primaire, niveau brevet élémentaire!


Madame R., elle, est professeur d'université, et tient à le faire savoir. Elle m'écoute et ne dissimule pas son extrême fatigue due à douze heures de cours hebdomadaires. Finalement, elle me déclare que mon projet ne correspond pas à ses compétences... Sous-entendu qu'il ne justifie pas qu'elle descende des hauteurs où la place son érudition d'intellectuelle nettement teintée à gauche...


De Madame J., je reçois une lettre bien rédigée, toute en nuances. Elle avoue être totalement autodidacte. Nous prenons rendez-vous dans un café. Je dois la reconnaître facilement : Elle se dit "une petite dame à cheveux gris".

C'est effectivement une très petite dame que j'ai beaucoup de mal à découvrir dissimulée derrière une tasse de thé... Ses dispositions littéraires sont également petites... Son travail est besogneux, sans plus.


Elle a la cinquantaine impeccable, du type : « s'il n'en reste qu'une, je serai celle-la! ». Madame L. est prête à affronter tous les assauts! Ses pages tests sont l'occasion d'une déclaration enflammée, qui commence ainsi :

-« Vous êtes entré dans ma vie par effraction...

Bigre! La serrure devait avoir du jeu! La dame a dû considérer mon insertion dans la presse comme une annonce déguisée digne de la rubrique matrimoniale du Chasseur Français...


Par contre, Mademoiselle Y. est une jeune femme de trente-cinq ans, agréable à regarder, style « sexy », au visage pâle imité de Juliette Gréco, sans doute sujette à des langueurs... Elle me déclare dès le départ:

"Je vis de ma plume"...

Aussitôt je ne peux m'empêcher de penser à la chanson: « Mon truc en plumes... » de Zizi Jeanmaire, et imagine ce que pourrait être celui de mon interlocutrice!

Elle rédige des contes pour enfants, des nouvelles "polar", et des textes de bandes dessinées. Son vocabulaire est riche, son style facile. Elle a du métier.

Je tente un début de collaboration auquel sa paresse congénitale mettra un terme: en trois mois, je ne parviendrai pas à lui tirer plus de deux chapitres!


J'entreprends de travailler avec Madame M.. C'est une personne sympathique, qui avoue d'emblée ne pas être une professionnelle. A l'évidence, c'est une femme pudique, compréhensive. Elle sait écouter et semble animée d'une vie intérieure intense. A l'abri de sa cinquantaine élégante et bien portée, peut-être dissimule-t-elle une expérience tragique ?

Notre collaboration nous permet de noircir une cinquantaine de feuillets. Son style et sa rédaction sont satisfaisants. Pourtant, elle s'implique trop, et laisse apparaître beaucoup d'elle-même entre les lignes. Ses émotions personnelles transparaissent trop dans la traduction de mon vécu. En lisant les pages qu'elle me remet, je ne reconnais pas exactement l'oeuvre que je souhaite bâtir. Ce n'est pas tout à fait « moi ».

Je tente alors une autre forme de collaboration. Je griffonne, à la hâte et dans le désordre, des souvenirs: elle n'a plus qu'à réécrire.

A nouveau, c'est l'échec.


Pour moi, la conclusion de toutes ces tentatives avortées, est éclatante: Il ne me sera pas possible de seulement commander, ordonner ! Si je veux le récit que j'imagine dans ma tête et dans mon coeur, il ne me suffira pas d'en être le dirigeant !

Personne, quel que soit son habileté ou son talent, ne pourra vraiment raconter « mon » histoire à « ma » place !

En effet, l'interprétation, le parti pris, les émotions d'un narrateur professionnel sont infiniment plus déformants que ceux d'un architecte, d'un géomètre ou d'un avocat.

La transmission d'une « histoire » par personne interposée, est entachée de trahison !

DERNIERES HESITATION...

Au fil des jours, ma conviction d'être inexprimable, intraduisible par autrui, se renforce : Nos perceptions, nos émotions, l'alchimie de nos décisions, sont trop personnelles, trop intimes. Relatés par une autre personne à la sensibilité forcément différente, elles sont obligatoirement dénaturées.

Les mots, en dépit de leur définition précise donnée par les dictionnaires, n'ont pas le même contenu pour tous. A plus forte raison lorsqu'il s'agit de concepts abstraits. La couleur verte, bleue ou rouge, apparaît-elle à tout le monde de la même manière? Le spectacle des petits nuages irisés de rose, qu'en ce moment je contemple dans le ciel, déclenche-t-il chez d'autres la même sensation d'émerveillement?

Non. J'ai l'absolue certitude que chacun de nous, parmi les trois milliards d'individus vivant sur notre planète, est absolument unique!


Certes, je reste convaincu de toutes les difficultés de mon entreprise littéraire. Peut-être justement à cause d'elles, et par défi, mon projet commence à me passionner.

L'heure me semble venue de me confronter à la page blanche et d'exprimer personnellement la masse de tous mes souvenirs, voir à me risquer d'exposer ma conception philosophique de l'existence.

Car je crois au déterminisme !

Je l'ai souvent contrôlé et expérimenté : Notre destin me semble tracé à l'avance. Nos options me semblent ne jamais être de libres options.

Nous pensons:

- « J'ai décidé...

Or le plus souvent cette décision nous est déjà imposée. Nos choix - qui nous semblent originaux - dépendent en fait d'un faisceau de motivations et d'une conjoncture, qui a échappés à notre conscience.

Motivations de notre "moi profond" façonné par notre héritage génétique, par notre éducation, par une imprégnation familiale et par les influences extérieures subies pendant notre enfance.

Notre inconscient a subi la pesanteur extraordinaire de la conjoncture, passée et présente - guerres révolutions - conditions économiques. Façonné la mémoire de nos acquis. L'actualité politique et sociale du moment prédéterminent certaines de nos volitions.

Et qui sait même? Peut-être sommes-nous aussi manipulé de manière subtile, par d'autres influences... Je pense à l'hérédité, au para physique et parapsychologique, ainsi qu'au cosmique.

Je m'explique :

- Notre héritage génétique lointain nous est totalement inconnu. De quels tribus, peuples, races, sommes-nous issus du fait de notre si longue histoire: guerres, invasions, déportations, brassage des migrations d'est en ouest, et du nord vers le sud ? De tous temps les conquérants ont lourdement inscrits leurs gênes dans les populations féminines asservies...

- Comment ne subirions-nous pas les contraintes de la vie en famille, clan, tribus, cités, sociétés?

- Que faire contre la fatalité de la maladie, de l'accident, les cataclysmes naturels ?

- Comment ne pas être conditionnés, à notre insu, par de multiples emprises médiatiques, grégaires.

- Et aussi pourquoi refuser les influences possibles, de tout ce qui échappe à notre raisonnement, à la rigueur expérimentale, aux lois des sciences exactes : L'influence des astres? Le rythme du jour et de la nuit ne détermine-t-il pas l'alternance veille - sommeil? La périodicité de l'ovulation féminine n'est-elle pas en similitude avec l'espace des lunaisons ?

De plus, certains de mes meilleurs amis particulièrement cultivés, professent avec conviction à la possibilité d'existences antérieures. Ils affirment que nous sommes habités par des esprits qui ont animé d'autres enveloppes charnelles dans les les générations précédents...

D'autres sont convaincus des pouvoirs de l'hypnose, et de certaines manipulations de notre jugement au moyen d'interventions sur notre inconscient... Notamment au moyen de concepts diffusée - si brièvement que notre oreille et notre vue ne peuvent les percevoir - lors d'émissions de télévision par exemple... (Méthode dont il avait été beaucoup question au moment de la deuxième élection présidentielle de monsieur Mitterrand...)

On peut aussi évoquer des cas - discutables, mais prévus encore de nos jours dans la liturgie catholique - de possessions du démon, nécessitant l'intervention d'un exorciseur religieux ou profane...

Les prodigieux succès contemporains de la scienc, et du développement exponentiel de l'intelligence grâce à l'informatique, nous ont étourdis d'orgueil. Ils nous ont rendus sourds et aveugles à tous ces autres phénomènes. Ils nous ont fait oublier notre totale et définitive ignorance face aux questions fondamentales de la vie. Les seules véritablement essentielles:

- "Avant ?

- "Comment ?

- "Pourquoi ?

- "Après ?


Ma génération, ainsi que toutes celles qui l'ont précédée, ont appris à apprécier le monde par trois dimensions: hauteur, largeur, profondeur : parfaite géométrie universellement admise. Les notions de "masse", "énergie", "vitesse", "temps", sont des axiomes indiscutés.

Depuis moins de cinquante ans, celles-ci ont été mises en équations mathématiques, Einstein a récemment exprimé la structure même de la matière, et depuis le funeste éclair d'Hiroshima, l'industrie a pris l'habitude d'en banaliser l'application. Notre confiance dans les progrès de la science est étourdissante... Peut être aveuglante ?

Pourtant, elle ne répondra jamais aux interrogations existentielles de l'homme : Depuis les premiers temps de son histoire, il a compris, consciemment, qu'il était condamné à mourir... Alors il a contemplé la voûte étoilée, dans l'espoir d'y trouver une réponse à ses angoisses...

L'émerveillement scientifique et ses promesses de puissance ont tendance à nous faire oublier pendant la jeunesse de notre âge, et ce jusqu'au temps de l'ultime vieillesse, l'angoisse mystérieuse de la mort et de son « au-delà »...


Sommes-nous devenus, grâce à la science, des demi-dieux capables d'expliquer par le raisonnement toutes nos interrogations?

Bien sûr, je peux ou non, à cet instant précis, changer de stylo, déplacer un vase de fleurs, interrompre un moment mon écriture. Il suffit que je le décide. Mais cela s'apparente à un jeu : je décide, je fais.

Mais en fait, dans la majorité des autres cas, quand il s'agit de faire une action conséquente, la réponse est - potentiellement - déjà inscrite dans le « je décide» de notre subconscient.

Du fait de cette hypothèse d'un déterminisme existentiel, suis-je tout à fait convaincu d'un total et définitif fatalisme?

Peut être pas tout à fait...

Je pense qu'il nous reste une petite marge d'indépendance, minime, voulue par Dieu lui-même lors de notre création, et par là même majeure, puisque capable d'infléchir parfois, notre "fatalité".

J'utilise une image. Une fusée porteuse « Ariane » symbolise notre déterminisme. Elle avance inexorablement, et place dans l'espace le minuscule petit satellite que nous sommes. Celui ci peut il encore quelque peu changer de trajectoire ? Oui, grâce à de minuscules moteurs « auxiliaires » indépendants, semblables à ceux dont sont dotés les satellites artificiels, et qui leur permettent un positionnement correct dans l'espace.


Donc, en ce qui me concerne, l'essentiel de ma vie ayant été prédéterminé, quels ont été mes modestes moteurs auxiliaires?

J'y ai souvent songé... Recherché, honnêtement, ma part de réel mérite ou de vraie culpabilité, dans mes choix essentiels.

Après réflexion, j'estime avoir bénéficié de trois minuscules moteurs auxiliaires constitués par trois constantes stimulations et motivations : L'ambition, une constante recherche d'amour, et - faute de capacités intellectuelles supérieures - une petite pincée de "bon sens", et une autre d'opportunisme.


L'ambition!

Dans mon cas, c'est un paradoxe, puisque, à l'évidence, je suis « moyen » et banal ! Pourtant, très tôt, j'ai rêvé de me singulariser. Pour sortir de l'anonymat, j'ai voulu changer de statut et conquérir l'argent pour ne pas avoir "à compter" comme l'avait fait ma mère. Et ce, afin de permettre à mes enfants de changer de condition sociale.

Très tôt également, j'ai éprouvé le besoin d'entreprendre de construire une petite pyramide, à mon échelle et à mon niveau. Et de transmettre celle-ci à ma descendance pour qu'elle poursuive mon oeuvre.

Modeste pyramide qui me permettaient d'espérer mériter la mémoire et la gratitude des générations qui me succéderaient.


Et l'Amour...

Là non plus, je ne semblais pas doué de dons particuliers... Et pourtant, quel besoin impérieux d'aimer et d'être aimé j'avais au creux de la poitrine ! Recherche passionnée qui a animé toute ma vie. Presque aussi indispensable que la nourriture et le sommeil ! Très tôt, je me suis découvert un goût et un instinct irrésistible, pour la femme, et pour le plaisir d'aimer.

C'est ainsi que, quelques mois avant l'âge de mes dix-huit ans, le don que me fit de son corps ma première amoureuse, me transcenda ! L'orgueil d'avoir été aimé, d'avoir été "homme" pour la première fois, déclencha en moi une révélation formidable. Aussi importante qu'une seconde naissance !


Une petite pincée de bon sens...

C'était pour moi, Dieu merci, le lot de consolation de celui qui n'a pas eu la capacité de décrocher de prestigieux diplômes...

Et enfin une petite pincée d'opportunisme, analogue au réflexe du chasseur qui "lâche" d'instinct son coup de fusil...


Ces trois moteurs auxiliaires s'avéreront fort utiles et efficaces, dans l'alchimie de mes décisions futures :

« Merci mon Dieu, trois fois merci.


Finalement, je trouverai encoredans le récit que j'entreprends, l'occasion de me regarder vivre, rétrospectivement. M'observer comme s'il s'agissait d'un inconnu. Opportunité me permettra d'analyser sereinement les trois blessures déjà évoquées, qui gâchent l'impression de plénitude et de satisfaction que j'éprouve en évoquant la globalité de mon existence.

- partir au Maroc à bord du Massilia en 1940... Pourquoi n'ai-je pas pu saisir cette opportunité ?

- réussir de ma vie conjugale. Quelles furent les circonstances qui en provoquèrent la dégradation après dix ans d'une entente amoureuse parfaite? Où s'est située la faille? Si j'ai fait souffrir, suis-je sans excuse? Etait-ce une fatalité?

- recevoir amour et reconnaissance de mes enfants... Je suis blessé par leurs critiques, pour moi-même et surtout pour mon épouse qui est toute tendresse et amour. Leurs reproches me donnent mauvaise conscience. Pourtant leurs naissances avaient été pour nous une telle joie, un tel orgueil ! Nous les avions tellement souhaitées !

A ces trois échecs qui ternissent la relative réussite de mon existence, je dois avouer un regret supplémentaire...

Oui, je regrette de ne pas m'être donné les sept enfants que je m'étais promis lors de mon mariage! Oui, j'ai seulement enfanté deux héritiers, de par ma volonté : Trois années de tuberculose m'avaient mutilé d'un poumon et promis à une vie écourtée selon le professeur qui me suivait...

Une fille et un garçon! Merveilleusement uniques et précieux. Tant aimés !


Avant de me déterminer commencer la première ligne de la première page de mon récit, je ressens encore un scrupule, une dernière hésitation...

Oui, j'hésite encore...

Or soudain me revient à l'esprit un épisode de mon adolescence...

J'avais alors dix-sept ans et je voulais pratiquer l'aviron. Pour ce faire, il fallait d'abord savoir nager, ce que j'avais affirmé imprudemment à l'entraîneur, homme rude et brutal, alors que je ne savais que patauger à la "chien". Au moment du test décisif - une cinquantaine de mètres à parcourir entre un ponton et une barque, j'hésitai comme aujourd'hui...

J'entendis alors derrière moi une voix autoritaire:

-« Tu te décides, oui ou m.... ?

en même temps qu'une bourrade énergique me projetait dans l'eau !

Le souvenir de cette vigoureuse exhortation balaie mes derniers doutes...

6, 5, 4, 3, 2, 1, top !

C'est parti !

CADEAUX DE NOËL...

Deux heures par-ci... Une heure par-là... Le temps d'un voyage par le train à Paris... L'attente à l'accès d'un avion...

D'une manière décousue, sans constance, avec parfois des semaines, voire un mois d'interruption, je réussis à noircir la valeur de deux cents feuillets de souvenirs...

Par prudence, avant de me mettre en scène, elles relatent d'abord l'histoire de ma généalogie. Elles évoquent la vie de mes arrière grands parents, grands-parents et parents.

Le paquet des pages que je viens de faire dactylographier est là, sous mes yeux. Jamais je n'avais encore réalisé un tel travail d'écriture!

En commençant cette rédaction sur les origines de ma lignée, je m'étais promis qu'elle me servirait de test de qualité pour la poursuite éventuelle de mes projets d'autobiographie.

Qu'en est-il aujourd'hui, à deux semaines de Noël 1987 ?


Je dois admettre que cette écriture a été infiniment enrichissante sur plusieurs plans.

D'abord, je connais la satisfaction d'avoir tenu mon pari jusqu'à son terme, satisfait de l'effort accompli, de ma performance dans une discipline inhabituelle.

J'eprouve aussi une certaine plénitude en constatant que j'ai cristallisé durablement pour l'avenir, les souvenirs et les personnalités de mes ancêtres. Ouvre pieuse, et utile.

Puis j'ai découvert au fil des feuillets rédigés, après l'angoisse devant la première page blanche, la séduction immaculée des suivantes!

Quelles incomparables et parfaites confidentes! Tolérantes, encourageantes! Elles peuvent tout entendre sans le moindre frémissement de sourcils. Peut-être redoutables pour la même raison...

Et puis, j'ai stigmatisé les incroyables convergences qui, en un peu moins d'un siècle et demi, ont confirmé les lois de la fatalité qui régissent toutes les vies humaines. Cette fatalité qui continuera à peser sur la suite de mon existence, convaincu que je suis de n'avoir jamais eu, à aucun moment, la possibilité ni l'occasion d'en différer le cours.


Deux centaines de feuillets sont là, devant moi, dûment relus.

Alors, de manière irréversible, je sens la tentation de poursuivre mon entreprise de récit, me gagner.

Il me revient à l'esprit le charme perfide d'une phrase prononcée par l'une des marchandes de "mémoires personnalisées" que m'avait fait connaître mon Figaro. Cette femme, élégante et au sourire « glamour » qui m'avait assuré dans un battement de paupières sur ses beaux yeux :

- « Je suis sûre, cher Monsieur, que votre vie a dû être passionnante... »

Pourtant j'hésite encore.

Il me semble qu'il me manque un petit quelque chose pour me déterminer définitivement. J'aimerais un petit clin d'oeil, un signe venant de l'extérieur !

J'y suis toujours sensible. D'ailleurs, ce sont le passage de la comète de Harley et l'éclipse totale de la lune en octobre 1985, qui ont contribué à me décider définitivement, de lancer « une bouteille à la mer »...

Mais quel autre signe attendre aujourd'hui ?

Brusquement me vient une idée superbe, que - si je n'étais naturellement doté de modestie - je qualifierais volontiers de géniale! De plus, elle me permettrait aussi de résoudre un problème d'actualité : celui des cadeaux du Noël prochain pour mes deux enfants Marie Christine et Maurice : Je vais leur adresser l'ensemble des pages photocopiées et dûment reliées par mes soins, du « premier jet brouillon » de ce que je viens de rédiger,et que je me propose d'intituler :« Racines ».

Mais, me direz-vous: « Où est le "signe" ?

Le voici : dans les pages du document que je vais leur envoyer, j'évoque trois secrets dont je n'ai encore jamais jusqu'alors, parlé à quiconque :

-un extraordinaire amour qui aurait pu changer tout le cours de ma vie, et dont l'issue fut dramatique...

-mon, ô combien, troublant voyage dans l'inconscient proche de la mort, en 1958 ...

-le coup de poignard au coeur, reçu à l'occasion d'un retour sur le passé, en Belgique, au domicile d'une jeune femme qui fut l'un de mes plus beaux souvenirs amoureux de guerre...

Tout cela, à mon avis, devrait susciter une intense curiosité, un flot d'interrogations de leur part !

Tel serait le « signe » que j'attends !

Il déclenchera alors, et ensuite, les flots de ma verve littéraire. Il sera la détonation du revolver de mon starter lyrique!

Je déploie déjà toutes mes antennes.

J'avoue être déjà plein d'ardeur, ainsi qu'un cheval de course piaffant dans son box de départ: Serais-je déjà atteint du virus de l'écriture ?


Surprise! Un mois, deux mois sont passés... Et aucune réaction filiale...

Bien sur il est vrai que, dans l'intervalle il y a eu les vacances de Noël, le Jour de l'An, leurs voyages aux sports d'hiver...

Ou peut-être une hésitation, une pudeur de leur part... Seraient-ils « gênés » de me questionner sur mes secrets ?

Or, je brûle d'impatience « d'écrire »... Je suis tourmenté par le microbe de l'autobiographie!

Ai-je vraiment besoin d'un signe alors que je suis « prêt » ?

Incontestablement, j'ai été contaminé par ce virus, et mon organisme s'avère incapable de sécréter les anticorps voulus. Ma fièvre monte avec les semaines qui passent.

Sur le front de mes deux enfants, toujours aucun des signes attendus... Rien! Pas la plus petite trace de l'once d'un soupçon de curiosité concernant mes trois grands secrets, pourtant si excitants!

Alors ? ? ?

Ma « maladie » s'aggrave encore de manière irréversible : Je suis atteint de ce que les thérapeutes appellent le syndrome chronique de la « rage d'écrire ».

aladie foudroyante qui atteint un individu, sain, normalement constitué et prudent de nature, en quelques mois! La pathologie de cette terrible affliction se caractérise par une aliénation du sens critique, une sorte de démence qui ne peut s'apaiser que par un épuisement de confidences au fil des pages, comme un tonneau qui se débonde.

Finalement, je me convaincs facilement que cette maladie est opportune pour ma postérité, qui aurait failli sans elle, d'être privée des torrents de ma prose.


La raison du silence de mes enfants ?

Les deux documents que je leur avais adressés pour Noël par voie postale, me reviennent trois mois plus tard avec la mention : « retour à l'envoyeur»!

Un correspondant anonyme les a repêchés dans les eaux d'un canal près de Lezennes, là où se trouve un centre de tri postal célèbre pour ses grèves fréquentes et ses actions de malveillance...

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:15:20.
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