Depuis quelques semaines, dans la région du nord, les bombardements sont devenus quasi quotidiens. La zone de Lens se sent visée, car la radio de Londres a annoncé à plusieurs reprises la destruction prochaine de son important nœud ferroviaire, recommandant à la population d'évacuer totalement le secteur.
Mais rien n'est survenu… Alors on a pensé à de fausses informations destinées à égarer la chasse allemande. La vie a donc repris son cours normal, même si chaque jour gronde puissamment dans le ciel, pendant des heures, le passage de la multitude des forteresses volantes...
Toutes les nuits, les sirènes hurlent, et tout le monde se retrouve dans l'obscurité des caves, abri d'ailleurs bien illusoire. Mais finalement, on s’habitue à ce genre de vie pleine de dangers…
Toutefois, dans la nuit du 12 avril, alors que nous nous sommes réfugiés une fois de plus avec une vingtaine de personnes dans les caves communicantes de la rue Pasteur, notre vieille voisine Madame Aline est anormalement agitée, à la limite de la crise de nerfs…
Soudain, dans un grondement de fin du monde, plusieurs vagues énormes soulèvent le sol avec ampleur ! Sous les pieds, on ressent comme un dantesque tremblement de terre... Des morceaux de ciment, des briques tombent de la voûte, les murs se lézardent, les bougies sont soufflées... La poussière étouffe...
Et cela dure une bonne vingtaine de minutes, qui nous semblent une éternité… Avec des accalmies, des reprises… Et par moment les détonations et les secousses sont tellement violentes, que l’on ne peut s’empêcher de penser que tout va s’effondrer et que nous allons être ensevelis ! Puis encore des coups de foudre tout proches, dix fois répétés en quelques secondes...
Les femmes poussent des cris suraigus, se tordent les mains, pleurent. Les enfants hurlent, Une voix crie son chapelet sur un ton suppliant, au bord de l’hystérie. Je serre étroitement Y.V. et Germaine par les épaules, terrorisées, étouffant leurs cris derrière leurs mains à chaque explosion. En revanche, la grand-mère, très sereine, s'affaire auprès des enfants et les calme de sa voix douce et rassurante.
Puis, d’un coup, c'est le silence absolu, épais, palpable.
Egoïstement, la vie nous emplit : Nous sommes épargnés ! C'est fini. Ce n'était pas encore pour nous cette fois-ci !
Les sirènes annoncent la fin du raid, tandis qu'une furieuse agitation gagne les rues. Tout ce qui peut rouler, voitures, ambulances, camions avec volontaires et pompiers, se précipitent vers Lens dont on ne distingue qu'un rougeoiement sinistre éclairant un énorme nuage de poussière qui recouvre toute la ville. De temps en temps, les explosions des bombes à retardement ébranlent encore le sol, illuminant d'un éclair jaune soufre instantané, les flammes rouges des incendies.
Avec mon vélo je me dirige, vers la zone sinistrée, mais des militaires allemands interdisent énergiquement d'approcher.
Ce n'est que le lendemain matin, par un gai soleil indifférent aux malheurs des hommes, que je pourrai proposer mes services. Bien inutilement : Il y a trop de bras, et pas assez - pour ne pas dire pas du tout - d'engins mécaniques pour soulever les lourds décombres.
La première chose qui me frappe, c'est le silence. Un silence d'après catastrophe. Des silhouettes, penchées sur les décombres, déplacent dérisoirement à la main, des briques, des gravois. Silence accentué encore par une couche de fine poussière blanc- jaunâtre, épaisse d'au moins dix centimètres, qui recouvre tout, uniformément, comme un épais tapis. Poussière dans laquelle s'enfoncent les chaussures, et qui amortit tous les sons.
Il faut être très attentif pour deviner sous ce linceul, le cadavre d'un chien, un vêtement arraché, un matelas, un réchaud, un fauteuil brisé...
Les immeubles encore debout sont comme fendus en deux, ouverts sur toute leur hauteur, laissant voir, à chaque étage, un ameublement suspendu, noirci par l'incendie… En avançant, je dois contourner des trous signalés par quatre piquets reliés par une ficelle: Emplacement des bombes à retardement... Puis m'apparaît devant moi un gros cylindre de tôle éventré, qui livre son contenu de phosphore jaune vif au soleil...
Je bute contre un tors de corde de cinquante centimètres de long, dont les cinq brins se détordent à une extrémité. Horreur ! C'est un avant-bras gris de poussière, aux doigts écartelés !
Aux abords de la gare, intacte, alors que tous les hôtels et maisons de la place sont détruits, je suis brutalement refoulé par des sentinelles allemandes. Conscient de mon impuissance, je reflue vers Liévin en passant par le grand boulevard du centre de la ville.
Méconnaissable ! Vision de ce que j'ai vu aux actualités cinématographiques pour les villes allemandes bombardées : Ruines, immeubles écroulés sur des centaines de mètres, de chaque côté. De loin, je vois l'énorme bâtiment de la mairie, effondré sur lui-même, réduit au tiers de sa hauteur...
En revanche, le très important pont de chemin de fer par lequel passe la moitié du trafic de la S.N.C.F., n'a pas reçu une seule bombe ! Et des locomotives à vapeur circulent déjà, remorquant lentement des trains de charbon...
A l'évidence, l'objectif du raid n'a pas été atteint : Le tapis de bombes est tombé cinq cents mètres à côté, en plein sur le centre de la ville... Pourtant, hier, la nuit était claire, et la défense antiaérienne allemande n'avait presque pas eu réaction !
Mais à 5 000 mètres d'altitude, et à 400 kilomètres heure, comment éviter une erreur de 500 mètres ? En Allemagne, on peut le comprendre, car ce sont des ennemis, et la chasse aérienne et la Flack allemandes étaient redoutables. Mais à Lens, contre une nation alliée, avec une D.C.A. réduite, "ils" avaient la possibilité de prendre les risques d'un bombardement à faible altitude, donc plus précis et plus efficace...
Je trouve ce traitement révoltant !
Cette « erreur » coûtera cinq cents morts et un millier de blessés lensois !
Justement, le Maréchal Pétain était monté à Paris le 13 avril, pour la première fois depuis la défaite ! Il voulait apporter son réconfort aux parents des six cents victimes du meurtrier bombardement d’un dépôt S.N.C.F. à La Chapelle, près de la Gare du Nord, où, là aussi, il y avait eu plus de dégâts dans les immeubles d'habitation que dans les hangars de locomotives à vapeur… Son passage avait été salué par une multitude de Parisiens.
Ayant appris l'attaque aérienne sur Lens, et l’importance du nombre des victimes, le Maréchal avait décidé de s'y rendre immédiatement.
Mais la Kommandantur, craignant des manifestations populaires semblables à celles de Paris, interdira toute publicité sur sa venue !
Et la population lensoise ignorera totalement son passage...