Vivre à 20 ans une guerre perdue

EVENEMENTS 1942. MENACES...

Le printemps 1942 coïncidera avec un point d'équilibre, entre les forces aériennes des belligérants actuellement en présence.

En effet, fin mars, la chasse allemande ne peut éviter que la ville de Lubeck soit détruite, et la maîtrise de l’air allemande est de plus en plus souvent prise en défaut.

Dès lors les raids de bombardement de représailles vont se généraliser, toujours plus destructeurs, impliquant à chaque fois plusieurs milliers de super forteresses quadrimoteurs, accompagnées maintenant de centaines de chasseurs.


Mais, sur le front de l'est, l’hiver étant terminé et le temps de la pluie et la boue passés, en mai, se déclenche le plus fantastique coup de boutoir de la guerre tenté par Hitler !

Toutes les armées allemandes vont se ruer en avant vers de nouveaux succès, au point de faire douter des capacités de résistance de l'U.R.S.S…. Succès spectaculaires notamment en direction des puits de pétrole du Caucase et de la Crimée. Partout, il semble que le front russe soit enfoncé !


D'autres nouvelles parviennent : le Général Giraud réussit à s'évader, à soixante-cinq ans, de la forteresse de Koenisberg, en se laissant glisser le long de la paroi rocheuse sur plus de cinquante mètres grâce à une corde ! ( 17 3).

Cette nouvelle provoquera en France un regain d’espérance, car il faut observer qu’à cette époque, pour l’ensemble de mes concitoyens, ce personnage était plus beaucoup plus connu et représentatif de la France profonde, que ne l’était le Général de Gaulle ! Hitler aurait d’ailleurs déclaré avec fureur en apprenant cette évasion :

-“ Cet homme vaut quarante divisions !


On apprend aussie la prouesse lointaine de l'aviation américaine qui bombarde Tokyo. De même que l’échec d'une tentative de débarquement germano-italienne, qui ne réussit pas à s'emparer de l'île de Malte.

Un raid aérien frappe particulièrement les imaginations le 31 mai : Un millier de bombardiers anglais écrasent la prestigieuse ville de Cologne sur le Rhin, mais sa célèbre cathédrale sera miraculeusement épargnée. Brême subira le même sort, à la mi juin.

Aux antipodes, le Japon vole de victoires en victoires : Thaïlande, Nouvelle Guinée, Rangoon, la mer de Corail… D’îles en îles, il se rapproche dangereusement de l'Australie.


Mais pour tous les Français, les grands événements militaires ont lieu à l'Est : Les forces allemandes ont franchi le grand fleuve Don, conquis les villes de Koursk et Kharkov. Le Général von Paulus à la tête de la troisième armée forte de sept cent mille hommes, dans les premiers jours de juillet, arrive près de Stalingrad. Sébastopol est investi le 7 juin, après un siège où ont tonné pour la première fois, les formidables canons Dora et Gustav, dont la puissance dépasse l’imagination.

Enormes pièces d'artillerie, d'une taille jamais encore égalée : huit cents millimètres de calibre ! Capables de projeter des obus de rupture de huit tonnes à quarante-sept kilomètres de distance ! A titre de comparaison, l’obus de notre fameux canon de campagne de soixante-quinze, pèse sept kilos cinq cents... Chacun de ces prodigieux engins, représente un train complet de mille trois cent cinquante tonnes, et il est servi par mille cinq cents hommes !


Sur les trois mille kilomètres du front russe, les triomphes allemands s'accumulent. Les forces blindées nazies sont apparemment irrésistibles. Staline semble aux abois.

Il exige que les anglo-américains ouvrent un deuxième front pour les soulager, arguant qu’ils laissent supporter volontairement tout le poids de la guerre sur leurs armées, dans le but de les affaiblir...

A la même époque, les chasseurs alpins bavarois plantent le drapeau nazi au sommet de l'Elbrouz dans le massif du Caucase, à cinq mille six cent trente mètres d’altitude.

En octobre, début du siège de Stalingrad par les forces du général Paulus.


Paris chante :
La marche de Ménilmontant...
et avec Tino Rossi : Le chant du gardian...

Le cinéma, en hommage à Berlioz, joue “ La Symphonie fantastique ” avec Jean-Louis Barrault.


Quant à moi, mon horizon va subitement s'assombrir...

En mai, j'apprends que l'Allemagne exige le transfert vers le Reich de certaines catégories d’ouvriers. Puis, Laval - après avoir souhaité à nouveau la victoire de Hitler - déclare que le gouvernement a décidé d'échanger des prisonniers contre un nombre égal de jeunes gens n'ayant pas encore été mobilisés ! Cette loi sera promulguée dès le début de juin, et la première relève devrait partir le mois suivant...

Me voici donc directement menacé cette fois, au moment même où j'allais conclure un nouveau très important contrat !

Lors d’un passage à Draveil, ma mère, tremblante d'inquiétude, me remet un document officiel : Il émane de “ l'Etat Français ”, me demandant de me présenter aux “ Pétain ” (c'est ainsi qu'on appelait les forces para militaires qui avaient remplacé la gendarmerie), en vue d'une incorporation aux « Chantiers de Jeunesse » !

Heureusement, j'avais prévu une parade : Je m'étais fait établir un changement de domicile de Draveil pour Douai, à la date de mon précieux Ausweiss, sans signaler aux autorités douaisiennes que je restais domicilié à Draveil ! Pour cette fois, il me suffira d’arguer de mon document nordique !

Ensuite je me présente à la direction de la Bull, m'attendant à l'accueil chaleureux auquel je suis désormais habitué.

Derrière son bureau, mon patron, M. V., est aujourd'hui de glace, en dépit du rapport optimiste que je dépose sur son bureau. Aucun compliment. Au contraire, j'ai droit à une harangue inattendue et très réfrigérante :

-“ Le succès qu'a rencontré le matériel des Machines Bull (j'attends un - grâce à votre intervention - qui ne vient pas ... ) en raison de leur qualité et de leurs performances, et aussi aux circonstances exceptionnelles que nous vivons, nous incitent à envisager la création d'une Direction régionale plus étoffée à Lille, dans le cadre de locaux à l’image de l’importance de notre entreprise. Nous estimons cela nécessaire pour conforter notre image de marque, et déjà préparer l'après-guerre.

Le reste du discours sera de la même veine. J'ai l'impression d'assister au début de ma disgrâce. Autre mauvaise surprise : Pour la première fois mes notes de frais sont discutées et rognées !

La quinzaine suivante, alors que j'ai en poche le contrat de la « Compagnie de Distribution du Gaz et de l'Electricité du Nord » , avec un substantiel chèque qui, je l'espère, vont me remettre en selle à la Bull , je débarque gare du Nord.

Mon père, perché sur un chariot à bagages, face au flot des voyageurs, m'intercepte dès mon arrivée :

-“ Ne rentre pas à Draveil, les Pétain viennent tous les jours. Ils te recherchent. Désormais, il faudra que tu évites de venir à la maison, c’est trop dangereux. Nous te rencontrerons à Paris.

Je comprends alors que l'étau contre ma liberté se resserre dangereusement.

A la Bull, où je parviens en retard au rendez-vous parce qu'il y a eu des sabotages sur le réseau de banlieue, la secrétaire de service m'accueille par un :

-“ Vite! Vite! Monsieur G., le président Directeur Général vous attend depuis une demi-heure !

Monsieur G. ! C'est le gros financier de la Compagnie Bull. Il n'est autre que l’un des gendres d'une fameuse famille manufacturière de pneumatiques de Clermont Ferrand.

C'est un très bel homme, à l'élégance raffinée style grand tailleur, genre Clark Gable, allure d'aristocrate distingué. Nœud de cravate inimitable. Sa voix séduisante, mondaine, un tantinet protectrice, va me tenir un langage sans équivoques.

-“ Jeune homme, je suis content de faire votre connaissance. On m'a parlé de vous...

Regard d'ornithologue devant une variété d'oiseau non encore référencée...

-« Effectivement, vous faites très jeune...

Silence, il me contemple, évalue peut être le prix de mon costume, et j'ai l'impression qu'il devine que, sous ma chemise, je porte un sous-vêtement bon marché. Il reprend :

-“ Vous avez eu beaucoup de chance. Vous avez su adroitement profiter de l'absence de la concurrence américaine (pas d'allusion à la masse du travail que j'ai fait, ni à mon opiniâtreté...). Il faut que vous compreniez que nous avons un problème de représentativité (donc, je ne suis pas représentatif !). Il nous faut une Direction régionale qui soit à la hauteur de notre succès industriel. Un personnage ayant une formation commerciale confirmée. Qui guidera (je comprends “exploitera”) vos compétences techniques. Personnage expérimenté et stable. Or vous êtes à la merci d'une réquisition allemande, ou d'un incorporation dans les chantiers de jeunesse.

Suivent des phrases soporifiques... Je les entends distraitement... Car je comprends que je suis déchu de mon piédestal ainsi que je l’avais parfois redouté...

Et je me retrouve dehors, sous les arbres, que le printemps verdit de l’avenue Gambetta, ressentant la morsure de l'ingratitude.

Je viens de réaliser que désormais mon avenir à la Bull sera discuté. Qu’en sera-t-il dès la fin de la guerre, en raison de mon jeune âge et de mon absence de tout diplôme ? Pour la première fois depuis plus de deux ans, le démon du doute recommence à m'étreindre.

C'est vrai que je suis très jeune, et que cela se voit malgré tous mes efforts pour me vieillir. C'est vrai que je n'ai aucun diplôme...

Quel sera mon poids au retour des ingénieurs détenus actuellement dans les oflags?


Mais que pèsent mes petits problèmes particuliers face aux événements qui se développent dans le monde, qui concernent la vie ou la mort de millions d'hommes, de femmes et d'enfants ?

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:46:17.
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