Vivre à 20 ans une guerre perdue

INCIDENTS DE SANTE, THERAPIES MINIERES, RAVITAILLEMENT, V 1...

Oui, engagements dangereux…

Cela commencera par des petits bricolages incroyablement nombreux dans une maison sans homme, depuis l'électricité, la menuiserie, jusqu'à la remise en état d'un poste radio très ancien (car les plus récents ont été réquisitionnés par les Allemands), d’un phonographe mécanique, d’une machine à laver le linge consistant en un baquet de bois cerclé de fer, avec un agitateur alternatif actionné par un moteur électrique... Travaux faciles en temps normal, mais extrêmement compliqués par l'absence de toute pièce détachée : Il faut déployer des trésors d'imagination et d'astuces, recourir au système “ D ”...

Mes amies nouvelles amies sont ravies, remplies d'admiration. Je ne me rends pas compte que cela me flatte, et que je m'habitue de plus en plus à être admiré.

Par contre, j'éprouve depuis quelque temps un besoin de sommeil inhabituel pour moi, qui a accoutumé depuis des années mon corps à peu d'heures de repos...

Et puis j'ai fait une observation qui me contrarie : Un jour où je sciais des bûches de bois sur un chevalet, mon cœur s'était soudain mis à palpiter follement ! J'étais au bord de la syncope, et le corps ruisselant de sueur ! Qu’étaient devenues ma vigueur et mon endurance de champion rameur de “ 4 outrigger ” ?

Ce soir là soir, j'observe sans complaisance mon corps nu devant la glace de ma chambre... Indiscutablement, j'ai beaucoup changé physiquement : Trois ans d'inactivité sportive - en dehors de la marche et du port des valises - ont enclenché ma décadence. J'ai perdu la musculature de mes bras, de mes épaules, de mon thorax dont j'étais si fier.

Je décide fermement d'y remédier ! Puisque j'en ai le loisir, je ferai chaque jour plusieurs dizaines de kilomètres à vélo. Justement, Y. V. a une bicyclette, certes en très mauvais état, mais susceptible de rouler. Et par la même occasion, je pourrai faire du ravitaillement dans les fermes de la campagne.

Mais je devrai vite déchanter… Alors que je m'élançais sur ce vélo de femme en me remémorant les performances de mes quinze ans avec mes amis Jean, Nicolas et Roger, mon cœur se met à cogner si fort que je l'entends ! Incapable de soutenir un effort prolongé, je suis obligé de m'arrêter, hors d'haleine, la chemise trempée, au bord d’un talus...

Je me console en pensant que la forme reviendra avec de l'entraînement. Eh bien non ! En dépit de plusieurs semaines d’exercice, je connaîtrai d'autres fatigues toutes aussi intenses, au point d’être souvent obligé de m'allonger dans l'herbe, sur le bord de la route.

En outre, je traîne depuis plusieurs mois un mauvais rhume qui n'en finit pas de guérir. Un peu inquiet, pour la première fois de ma vie, j'achète un thermomètre médical : 40°5 !

Je prends la décision d'aller consulter un médecin.


Je suis en région houillère. Médecins et pharmaciens sont salariés par la Mine. Leur service est gratuit. Mais le temps accordé à chaque visite est à l'échelle du nombre des malades : On fait la queue jusque dans la rue. Et la Direction des Sociétés Minières a la réputation de « noter » ses docteurs selon la modicité de leurs prescriptions en médicaments ! D’où, pour certains, leur surnom de “ Docteurs Aspirine ”.

Les patients attendent sur le trottoir, assis à croupetons, talons sous les fesses, menton sur leurs bras croisés. Leurs visages sont livides, tailladés de nombreuses cicatrices bleutées, leurs yeux cernés d'un trait noir. Beaucoup portent de grands pansements. J'ai presque honte de mon air bien portant, de mon costume de ville.

C'est ainsi que je ferai la connaissance du Docteur V., la soixantaine déjà blanchie. A l'évidence, ce n'est pas l'eau du robinet qui a coloré d'un rouge si vif son visage ! Professionnellement, il a la réputation d'expédier un malade en cinq minutes.

Il m'écoute en essuyant, entre son pouce mouillé de salive et son index, des lunettes aux verres embués. Rapide exploration de ma gorge et des poumons, puis, radio. Il diagnostique aussitôt :

-« Suite a un mauvais rhume, vous avez contracté une bronchite carabinée ! Vous devez garder la chambre une dizaine de jours, sinon vous risquez des complications pulmonaires graves, mon garçon ! Même une tuberculose…

-« Vous prendrez un comprimé d’aspirine toutes les six heures, avec un bon grog pour transpirer. Revenez me voir quand vous voudrez, mais passez par le jardin pour ne pas attendre, je vous ferai entrer tout de suite.

Puis changeant de sujet :

-“ Alors vous allez souvent à Paris? Moi, la dernière fois, c’était en février 1939... Que s'y passe-t-il ? Les théâtres, les music-halls, Pigalle...

Pendant plus d'une demi-heure, il me tient ainsi en haleine. Je sors avec une longue ordonnance de toutes sortes de fortifiants. Et un certificat pour la Mairie exigeant l'attribution des rations alimentaires : "Travailleur de force du fond".

C'est le régime des mineurs qui travaillent à l'abattage : Régime relativement copieux comprenant de nombreux suppléments exceptionnels en beurre, sucre, viande, alcool… Les Allemands avaient besoin de notre charbon !

Enfin, suprême privilège, il me donne l'accès à la cantine des Ingénieurs célibataires.

Désormais, je m'organiserai pour prendre, en plus du copieux petit déjeuner du matin, trois solides repas par jour : l’un à douze heures à la cantine, les autres à 13 heures et 19 heures, chez Y.V…. Ce régime de suralimentation tout à fait exceptionnel en pleine guerre, joint à l'absorption régulière de sirops divers, me redonnera un certain entrain physique au bout de quelques mois.


Meilleure santé physique, peut être ...

Sauf au niveau dentaire, car depuis 1939, je n’ai pas vu un seul dentiste ! Certaines de mes molaires, à l'émail trop tendre, se cassent par pans entiers ! Cela ne m'inquiète pas outre mesure : depuis l'enfance, je me suis fait à l'idée inspirée par mon père, « que j'avais de mauvaises dents »... Toutefois, cette aggravation m'incite à aller consulter le seul spécialiste de Liévin.

C’est un homme rondouillard et hilare, d'une quarantaine d'années, qui répond au nom biblique de Noé. L'examen de ma mâchoire, à l'évidence, le remplit de joie. Il émet son diagnostic en jubilant :

-“ Elles sont toutes pourries... Le mieux c'est de tout extraire, avant qu'elles ne fassent des abcès...

Sa main droite, frétillante de plaisir, joue déjà avec un davier.

Il m'exhibe alors une plaque en inox crénelé de dents artificielles, sorti de la poche centrale de sa blouse tablier comme par miracle, et il s'exclame :

-“ Dernière technique allemande, inaltérable, incassable…

Il joint le geste à la parole, et frappe avec entrain la prothèse sur le marbre de sa table :

-“ Avec ça, vous serez tranquille : Plus jamais de problèmes ! De plus, c’est très esthétique, et il n'y aura que vous qui le saurez...

Ce dernier argument me rassure en ce qui concerne le charme indispensable de mon sourire... En outre, la modernité du support en "acier inoxydable" et la confirmation de l'assurance que mes dents étaient de toute façon « toutes pourries », me convaincront. J'abandonne donc ma mâchoire à cet artiste de l’extraction, transporté de bonheur.

Grâce à cet illuminé de la dentisterie, je perdrai en moins d'une heure, dans d'atroces souffrances, onze dents aux racines profondes et parfaitement saines ! J'étais désormais condamné à porter à vie, alors que j'avais moins de 25 ans, une double prothèse dentaire !

Ce génie sévira à Liévin encore quelques années, jusqu'au jour où sa plaque professionnelle disparaîtra de sa porte : Trop de plaintes lui avaient valu cette sanction du Conseil de l’Ordre des Dentistes, pour le plus grand bien des mâchoires liévinoises encore intactes.


Donc, dès que je le pourrai, pour retrouver ma vigueur physique, en plus de la suralimentation à laquelle je m’astreins, je ferai deux fois par semaine une tournée d'une quarantaine de kilomètres à vélo, après les heures de bureau.

Je me suis ainsi constitué dans la campagne un réseau de fermes, au sud du bassin minier, qui m’approvisionne en œufs, beurre, rôtis de porc, volailles... Bientôt, j'aurai chez chacune d'elle un petit "casse-croûte" supplémentaire savoureux. Heureux temps de ma jeunesse où mon estomac, lui, ne perdra jamais de sa belle endurance !

Ces déplacements me feront prendre conscience de l'incroyable enrichissement du monde paysan ! Le marché noir leur assure des revenus exorbitants dont ils ne savent plus que faire : Dans leurs lessiveuses sont entassés des monceaux de billets de banque !

D'où un antagonisme latent, qui les oppose aux gens des villes affamés. Et parfois de brutales et meurtrières interventions des F.T.P.P. communistes…


Je ferai aussi la connaissance à l'occasion de ces randonnées, de la nouvelle feld-gendarmerie allemande installée aux carrefours des grandes routes pour effectuer des contrôles militaires, ou de garde au pied des pylônes de haute tension. Quelle différence avec les jeunes géants conquérants découverts lors de l’année de notre défaite en 1940 !

Ce sont désormais des hommes de plus de soixante ans, aux cheveux blanchis, aux uniformes défraîchis, à l'attitude et au regard désabusés. Ils se déplacent, sans hâte sur des vélos du type de celui que mon père m'avait acheté pour mes quinze ans... Ou alors, ils sont assis, pensifs, sur un talus ou une souche d'arbre, leur vieux fusil “ Mauser ” de la guerre 1914 entre les jambes...

Distraitement, ils regardent mes papiers, puis, d'un geste las, me font signe de circuler. Parfois même, ils montrent leur inquiétude, redoutant les francs-tireurs.

D’autre fois, ce sont des adolescents de seize à dix sept ans... Ceux-là sont dangereux, parce que fanatisés. Soupçonneux et nerveux, le doigt constamment sur la gâchette de leurs armes. Leurs officiers sont tous des mutilés de guerre, souvent décorés de la Croix de Fer. On comprend que les meilleures unités allemandes sont engagées sur le front Est.

Or un soir de fin mai 1943, alors que je monte à pied une côte en poussant mon vélo chargé de provisions, le bruit puissant d'une très grosse moto en échappement libre retentit au loin derrière moi... Puis le son s’approche en s’amplifiant, semblable maintenant à celui d’un canon à tir rapide.

Alors je vois passer, à moins de 100 mètres au-dessus de ma tête, un engin étrange, sorte de petit avion aux ailes droites et courtes, sans poste de pilotage ! Sur le dessus, une sorte de gros tuyau crache des flammes en explosions régulières et rapprochées. Il disparaît derrière une colline et, quelques secondes plus tard, retentit une des plus fortes explosions que je n’aie encore jamais entendue !

Je comprends qu'il s'agit d'une bombe volante, un de ces engins mystérieux dont parlaient les communiqués allemands sous le nom de : V. 1., qui, déréglé, venait de s’abattre dans la campagne...

Les V.I. étaient de nouveaux engins volants porteurs de bombes, fabriqués en grande série dans les usines secrètes allemandes. Ils étaient propulsés par un moteur à réaction qui leur assurait une vitesse de l'ordre de 500 kms. à l'heure. Dotées de 800 kg d'explosifs, ils pouvaient franchir 250 kms. en vol tendu à 1000 mètres d'altitude. Leurs rampes de lancement étaient installées dans des souterrains creusés dans les collines crayeuses de la région de Saint Omer. Elles causeront, en quelques jours, la mort de 3.000 civils autour de Londres.

Un « V1 » allemand.

V1 en vol

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:53:02.
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