A la Société des Mines de Liévin je suis intrigué par le nombre considérable d'ouvriers polonais qui y travaillent… Cela m'incite à acquérir - puisque j'en ai le temps - un ouvrage relatant l'histoire de la Pologne. Je discute avec le libraire, qui me soumet plusieurs ouvrages avec beaucoup de compétence. Soudain, une voix près de moi, aux intonations chantantes des pays de l'Est, me parvient...
C'est celle d'une jeune femme d'une trentaine d'années qui se propose de me conseiller.
Grande, visage sculpté aux pommettes assez fortes, yeux bleus, bouche charnue, vêtements nets mais un peu désuets par rapport à la mode de l'époque. Elle est institutrice polonaise. Sa conversation est agréable et documentée. Et, ce qui me ravit, elle habite Liévin ! Peut-être un point de chute ?
Je ferai ce qu'il fallait... Quelques jours plus tard, elle m'invitera chez elle, mais à la condition d'y venir de nuit, car elle habite dans un coron, dans une rue au nom d'un physicien, et étant célibataire, elle était très surveillée par ses voisines... De plus, il y avait un garde de cité, très sévère et observateur.
On en était en avril. Le soir venu, il faisait très froid. De plus, j’avais mal évalué la distance : En plus de celle de Lens à Liévin, il y avait de plus trois kilomètres pour la cité de Calonne où se trouvait la rue du fameux physicien, quelque chose comme Watt, Ampère ou Newton.
Le malheur voudra que par cette soirée glaciale, j'apprendrai à mes dépens que chaque cité avait le nom de ses rues choisi selon un thème unique : Fleurs, musiciens, romanciers ! Perdu dans la nuit, gelé jusqu'à l'os, j'explorais toutes les plaques pour trouver enfin celle du physicien voulu...
Trempé, frissonnant de froid et en retard de deux heures, je me trouverai enfin, vers 23 heures, à l'intérieur d'une maison modeste, semblable à des centaines d'autres...
Sentiments mêlés, colère d'avoir tant eu à chercher, furieux d'avoir eu aussi froid, déçu par le cadre modeste et peu éclairé de la demeure, estomac affamé, finalement aussi peu enclin à l'amour qu'un stalactite de glace ! Ma nuit commençait mal. Toutefois, je dois reconnaître que l’accueil d'Anna (je crois que c'était Anna...) sera chaleureux à souhait.
Chaleureux comme la température de la pièce qui sert de salle à manger… Un poêle Godin, cylindrique et noir avec un long tuyau de tôle noire, dispense une chaleur torride : Mes vêtements disposés sur le dos de deux chaises, fument littéralement ! J'apprendrai ainsi que, bien qu'en période de guerre, le personnel des Mines disposait d'une allocation mensuelle de charbon extravagante, plus de deux fois celle, annuelle, des parisiens !
Chaleureuse aussi comme le très grand verre d’un cocktail constitué d’un tiers de lait, deux tiers de rhum, avec deux jaunes d'œufs et une quantité de sucre ! De quoi réveiller un mort.
A cette occasion je découvrirai - ce qui se confirmera beaucoup plus tard lors de mes voyages en Europe de l'Est - la fabuleuse consommation d'alcool d'une manière presque habituelle, par les ressortissants de ces pays ! Peut être à l'origine de l'expression péjorative : “ Saoul comme un polonais ” ?
Cette potion magique va exacerber mon appétit ! Heureusement la table est dressée, coquette dans sa simplicité. Le menu, me surprend par son folklore polonais : charcuteries fumées, suivies d’un potage épais de légumes variés cuits avec des morceaux de viande non identifiable, et de crème fraîche aigrelette.
Puis, nageant la graisse, une tranche de viande ultra cuite, qui défie la dent et le couteau, accompagnés de carrés de pâtes fourrés de viande, les “ klouskis ”, une spécialité du pays. Enfin, une excellente variété de pâtisseries. Le tout arrosé d'eau du robinet, mais ponctué de petits verres d'alcool blanc au parfum de genièvre.
Sorti de table, j'ai autant de légèreté qu'un sous-marin, et l'esprit aussi délié qu'un diplodocus ! Sans parler d'une irrésistible envie de dormir, tout à fait inopportune dans les présentes circonstances.
Au prix d'un effort méritoire et d'un enthousiasme feint, j'entraîne Anna vers l'escalier qui doit conduire à sa chambre... Après un simulacre de lutte, je la déshabille, faussement passionné... Je découvre un corps fortement charpenté, qui a sans doute connu des maternités... Constations peu propres à une stimulation amoureuse.
Tout cela, fatigue, alcool, déception, me conduisent, dès que nous serons allongés, à sombrer sans gloire, dans un sommeil profond d'une parfaite muflerie !
Le sentiment d'être observé et un malaise comme lorsque j'ai une forte fièvre, me réveillent : Je suis ruisselant de sueur, dans le creux d'un lit inconnu... Impression d'étouffer tant j'ai chaud ! D'un coup de reins, je veux rejeter les couvertures pour trouver de l'air, mais je découvre que je suis dans une sorte de grand sac constitué par une double enveloppe de très fin tissu, dont l'intérieur est garni de duvet d'oie, oh, combien calorifique !
Anna est là, visage inquiet, penchée sur moi... Sa main éponge mon front, mes joues et ma poitrine, avec un grand mouchoir à carreaux bleus.
Une lampe à pétrole sur la table de nuit, éclaire tristement une pièce décorée d’un Christ et d’images pieuses. Sorti du duvet, mon corps reposé, se rafraîchit.
Reprenant goût à la vie, et si proche d'un corps de femme dénudée, je retrouve toutes mes exigences... D'autant que la pénombre rajeunit Anna, et que son visage irradie de gentillesse, que son sourire est infiniment doux, presque maternel. Ma bonne santé fera le reste... Le temps passe.
Brusquement, Anna se dresse d'un bond hors du lit :
-“ Vite, il faut que tu partes : Dans une demi-heure, il fera jour ! Il ne faut surtout pas que l'on te voie sortir de chez moi !
Lesté de tout un stock de nourritures consistantes, je me retrouve dans le petit matin d'une aube glaciale... J'ai l'impression qu'entre la chambre et l'extérieur il y a au moins 40° de différence ! Je frissonne, en dépit de l'épaisseur de mes vêtements et de la vigueur de mon pas.
Chère Anna que je n'ai pas aimée, mais seulement utilisée en attendant mieux... Exploitant égoïstement son besoin de tendresse qui ne savait quoi inventer, quoi donner pour me retenir, je te dois beaucoup de reconnaissance : Tu m'as aidé à passer les pénibles journées de vide sentimental du début de mon séjour à Liévin...
Tentant entre autres de me faire partager ton ardent patriotisme polonais, de m'apprendre la glorieuse et sanglante histoire de ton pays si souvent martyrisé. Et, sans grand succès, de tenter m'initier à ta langue...
Morose aventure, mais amorce d'une fatalité polonaise qui devait, plus tard, marquer étonnamment ma vie...
Par la suite, grâce à la débrouillardise parisienne de mon Don Juan de mécanicien Rade, je vais faire la merveilleuse découverte des belles et ardentes jeunes filles polonaises, auprès desquelles je trouverai souvent ensuite bien fluettes et graciles, leurs concurrentes parisiennes
Oui, les merveilleuses jeunes filles polonaises…
Après les dévastations et les hécatombes de la guerre de 1914-1918, pour la remise en exploitation des houillères du Nord et du Pas-de-Calais, la France avait largement fait appel à une main-d’œuvre originaire des régions pauvres de la Silésie polonaise.
C'est ainsi qu'environ 100.000 émigrants polonais s'installeront entre 1920 et 1925, autour des puits de mines du nord de la France, nouvellement reconstruits.
Choix heureux et bénéfique d'une population courageuse, catholique, et d'une parfaite moralité. Qui s'intégrera parfaitement dans la communauté française, pour le plus grand profit des uns, et des autres.
Ces familles auront de nombreux et très beaux enfants. Et surtout des filles magnifiques, saines, rieuses, éclatantes de santé, qui, en dépit de leurs petits moyens financiers, étaient toujours étonnamment élégantes et remarquablement bien coiffées. Dans les premiers bals polonais auxquels il me sera donné de participer, elles m’apparurent belles et parées comme des fleurs !
Avec mon équipe de techniciens, nous puiserons largement et sans vergogne dans cet affriolant vivier, notre style parisien étant très apprécié...
Joint à l'espoir inscrit dans le cœur de toutes les jeunes filles, de trouver par le mariage, le moyen de sortir de sa modeste condition.
Pour y parvenir, elles n'avaient que le capital de leur splendide jeunesse, de leur naturelle beauté.
Elles en étaient généreuses, mais à condition de les entraîner hors de leurs corons et de leur promettre de les laisser rentrer avant minuit, leurs parents exerçant une surveillance et un contrôle rigoureux sur les horaires de leurs filles, les soirs de bal...