Vivre à 20 ans une guerre perdue

LITTERATURE RUSSE ET SPIRITISME.

Pendant les mois qui suivront la libération du Nord de la France, la vie de tous les jours sera étrange... Aucune activité économique réelle, peu de déplacements possibles, ravitaillement à la limite de la survie. Tout est suspendu à l'attente des événements militaires en provenance de l'ouest et de l'Est du sanctuaire Nazi, sur lequel se concentrent tous les foudres de la guerre.


En ce qui me concerne, ce sera le temps de plusieurs semaines de quasi oisiveté, d’isolement total, d'interrogations, en l’absence de toutes nouvelles de mes parents, de la Bull et de Géraldine !

A cette époque de disponibilité sur tous les plans, je rencontrerai un homme curieux : Monsieur O. P…. Beau visage encadré de barbe et cheveux noirs, regard sombre et ardent, brillant d'intelligence.

Malheureusement, il est infirme ! Un accident à la naissance lui a entraîné une ataxie partielle des membres supérieurs et inférieurs, d'où des gestes désordonnés, imprévisibles et incontrôlables qui l’agitent par moment de manière presque burlesque. Il se déplace difficilement avec des cannes, mais réussit par miracle à utiliser une bicyclette ! Son élocution est contrariée par des contractions réflexes du cou et de la mâchoire inférieure.

Pourtant, cet homme me fascinera, car il possède une culture littéraire surprenante, et une imagination exceptionnelle. En outre, il me fera découvrir la littérature russe, ainsi qu’une certaine forme d'occultisme.


Etonnante et bouleversante littérature russe ! Véritable révélation ! Ame slave si proche de mes propres pulsions, rêves, mélancolie... Evocation romanesque d’une plaine immense sur laquelle souffle le grand vent de l'est... Un monde nouveau, surprenant et attachant. Exotisme frileux des longs hivers russes.

Roman de “ Guerre et Paix ” de Tolstoï, si douloureuxe pour notre orgueil national : L'envers de l'épopée napoléonienne… Merveilleux personnage tourmenté de la si attachante Anna Karenine, dont je rêverai, sans pouvoir l'identifier à aucune des femme que j'aie connu...

Captivant Tourgueniev aux simples et savoureuses évocations champêtres d'un autre monde. Tchékhov et son théâtre...

Pendant plusieurs semaines, je vais rester sous l'influence de cet infirme au regard fiévreux d’illuminé. Personnage bourré de complexes dus à l'inassouvissement d'une sexualité puissante, qui trouvait un certain exutoire dans la méditation mystique !

Au contact de cet insolite personnage, je vais subir une véritable imprégnation à base d’ésotérisme, et une prise de conscience de certains phénomènes de l’au-delà, qui me feront douter un temps, de mon cartésianisme habituel. D'autant plus que, insidieusement, il me fera partager une certaine forme de sa philosophie extra et para scientifique, d’autant plus facilement que mon esprit est justement en état de doute, et disponible...

De plus, les démons de ma mélancolie latente du fait de mes incertitudes du moment – famille, amour, travail - m’angoissent à nouveau, confortée par une certaine altération de mon état de santé : Je connais fréquemment des quintes de toux qui me déchirent la gorge, au point de cracher du sang…

O. P. me dit sa certitude que notre actuelle présence sur terre n'est ni la première, ni la dernière... Que notre rationalisme est une erreur de nos sens. Qu'à côté du monde cohérent il y en a d'autres, irrationnels, que l'on ne peut aborder que sous certaines conditions, par l'intermédiaire d'individus possesseurs de dons très particuliers... Sceptique mais curieux, je me laisserai tenter.

C'est ainsi que je ferai la connaissance d'un personnage singulier, qui m’entraînera dans une rocambolesque aventure...


J’avais accepté d’assister à une séance de spiritisme, en dépit de toute ma prévention religieuse, mais aussi, je dois le reconnaître, avec une intense excitation !

O. P. m'avait donné rendez-vous dans une maison de la vieille ville d'Arras. Cent fois peut-être j’étais passé par cette cité au cours de mes voyages pour Paris, mais je n'en connaissais pourtant que les environs de la gare.

Aussi je serai stupéfait par la splendeur de son Hôtel de Ville, dominé par un fier beffroi du XVième siècle, et sa majestueuse "Petite Place" carrée, bordée d'arcades et de pittoresques maisons moyenâgeuses parfaitement alignées.

Il est 16 heures quand je frappe à la porte indiquée. 0.P. m'attend, grimaçant un sourire. Il me précède. Au fond d’un couloir, on descend dans une cave éclairée par une lanterne à pétrole. Je distingue deux silhouettes. On s'enfonce dans une ouverture, vers un autre couloir au sol dénivelé. Escaliers, tunnels, se succèdent. O.P. m'explique :

-“ Arras est construit sur plusieurs étages de carrières qui communiquent toutes entre elles. Il y a même un souterrain qui débouche, huit kilomètres plus loin, à l'ancienne Abbaye du Mont Saint Eloi. C'est grâce à celui-ci que la ville a pu résister aux nombreux sièges subis au cours de son histoire.

Lors de notre progression, six autres silhouettes se sont jointes à nous. Impression de malaise croissant.

Enfin, nous arrivons dans une sorte de pièce carrée d’environ six mètres de côté, tendue de draperies rougeâtres. Au centre, une table recouverte du même tissu. Au sol, des coussins défraîchis. L'endroit n'est éclairé que par la lumière dansante de plusieurs bougies. Un homme nous attend, drapé dans de longs vêtements semblables à ceux des popes orthodoxes dont j’ai pu voir les photos dans des revues.

Ce qui d’emblée me fascine dans ce personnage, c'est son sombre regard qui me fixe intensément, tandis que O.P. lui explique en polonais (le faux pope semble ne pas parler le français) qui je suis, et sans doute mon scepticisme.

Toujours en polonais, l'homme au regard pénétrant nous invite à nous asseoir entre les talons sur un coussin, buste bien droit, tête renversée en arrière (je constate que la voûte doit être assez haute car je ne la discerne pas), disposés en cercle autour de la table.

Le pope tourne alors à pas lents tout autour de nous, en psalmodiant des phrases incompréhensibles, mais agréables à entendre, car il a une magnifique voix de basse. Une odeur de fumée, un peu âcre, comme celle d'un mauvais tabac belge, flotte dans l'air et me fait tousser. Mais, passées quelques minutes, cette odeur devient supportable, puis même agréable, un peu semblable à certaines fumigations contre le rhume.

Bientôt, la fumée s'épaissit. On est dans un véritable nuage bleuté, qui estompe les formes. Il nous demande alors d'exhaler une sorte de "ah-ah-ah !", monocorde, ininterrompu pendant de longues minutes.

Tout d’abord j'ai du mal à trouver la note exacte, alors que mes voisins - sans doute des habitués - l’ont immédiatement émise. J'y parviens enfin, avec l'étrange impression qu'elle ne sort pas de ma bouche mais de ma cage thoracique dont je ressens les vibrations profondes.

L’émission de ce son bizarre, métallique et grave, sorte de musique d'airain, devient obsédante. A ce point qu’au bout d’un certain temps, j’éprouve le sentiment d’oublier la masse de mon corps, et de devenir une sorte d’esprit désincarnée... Bientôt il me semble même que j’ai quitté le sol, que je flotte dans l’air, ressentant un merveilleux bien être corporel !

Les "ah, ah ah!" s'atténuent, deviennent murmure, puis s’éteignent. Alors, progressivement, je retrouve la dureté du sol sous mes genoux, tout le poids de mon corps... A ce moment, je sens, convergeant sur moi, les deux regards du pope et d'O. P. exprimant un certain triomphe.

Subissant l’hypnose de ces regards, dans une sorte d'ivresse, j'entends le pope, en extase psalmodier en polonais de manière interrogative, paumes des mains étendues au dessus la table. Incroyable celle ci s'est soulevée ! Elle plane, animée par des mouvements de bascule scandés, simples ou doubles ! Je devine des réponses, par oui ou par non, qui provoquent des "ah!" d'admiration, ou des “ oh ! ” de stupeur.

Mon esprit flotte de plus en plus, au point que je me déconnecte complètement des réalités...

Je suis à Draveil, je marche vers la maison de mes parents... Mes doigts sentent le froid de la poignée de la grille de fer... Je monte à la petite chambre verte, celle que j'ai repeinte il y a quelques dimanches... Ma mère est allongée sur le lit, le visage ravagé par la douleur ! Elle ne m'a pas entendu. En me voyant, son beau visage douloureux s'illumine de bonheur, et elle me dit :

-"Si tu savais mon cher garçon, comme je souffre !

Je veux me pencher pour l'embrasser, et je bascule... Sur le sol de la cave ! Brusquement réveillé, je constate que le pope est derrière moi, les mains au-dessus de l'endroit où devait être ma tête l’instant d’avant !

(Je vérifierai plus tard, lorsque je recevrai du courrier de mes parents, qu'à ce moment précis, ma mère avait été frappée brusquement d'une crise de rhumatisme articulaire suraiguë, particulièrement grave, et dont elle souffrira plusieurs mois de suite, avec une complication cardiaque !)

Absolument incapable de la moindre volition, je subis celle de notre ordonnateur.

Il nous fait alors toucher nos mains, à plat sur la table, par les pouces et les auriculaires, en un cercle fermé. Il s'est intercalé dans celui-ci, et je suis placé entre lui et 0. P.. Sitôt cette connexion assurée, j'aurai l'impression d’être parcouru par un fluide, et de constater, d'abord l'élévation de la table, puis de la sentir vivre, frapper le sol une fois ou deux fois, au gré des questions de l'assistance.

Puis je ressentirai à nouveau une véritable ivresse, accompagnée d'un vertige bienheureux et de perte de la notion de mon poids. En totale apesanteur, flottant comme une bulle de savon dans un monde de lumière bleuté d'une intensité incomparable, ressentant un bonheur indicible impossible à exprimer, extra terrestre…

Combien de temps dura ce voyage? Je n'en sais rien.

Puis, peu à peu, je reprendrai conscience. Reconnaîtrai qu’une lanterne était allumée...

Tous les regards sont tournés vers moi. Le mage m'apporte alors un verre "ballon" rempli d'eau... Je le prends par le pied : Instantanément, il éclate en morceaux, avec un bruit d'explosion !<:/p>

Fluide magnétique du "pope"? Hallucination ? Ou plus simplement influence hallucinogène de la fumée étrange inhalée ? Je ne le saurai jamais.

Surexcité, et troublé, je rentrai à Lens avec 0.P. par un autorail qui commence à assurer la correspondance entre Paris et Lille. Le fiacre des ingénieurs nous attend à la gare. Comme d'habitude, je passe devant le cheval pour lui caresser le museau et lui offrir un demi sucre : Il fait un si brusque écart de terreur, que le cocher faillit basculer entre les brancards !

Après avoir brisé le verre, aurais-je subitement acquit la main du diable ?

0.P. triomphant, jubilait. Pendant le trajet, il me contera, pour me convaincre encore davantage, d’autres faits tout plus troublants les uns que les autres...

Il fait nuit, le temps est à l'orage. Eclairs et tonnerre transpercent le ciel, nimbant quelques secondes le paysage dans une lumière bleutée instantanée, qui ajoute encore à mon inquiétude : J'avais touché du doigt des mondes que j'ignorais : Le para physique, le parapsychologique… Et aussi peut-être d’autres plus mystérieux encore: le magique, le spiritisme ?

Pour me rassurer, je tentais de trouver une explication cartésienne aux phénomènes dont j’avais été témoin, décidant que j’avais seulement été victime d’effets hallucinogènes dus à l’inhalation de fumées particulières.

Mais ce beau raisonnement n’atténuera pas ma surexcitation. Même ma petite “ promenade au clair de lune ” habituelle avec Y.V., n'aura pas ses effets soporifiques habituels ! Au contraire, le sommeil me fuira.

Obsédé de pensées tumultueuses et sulfureuses. Le corps comme une pile électrique dont le courant s'écoulerait par les doigts des mains et des pieds, provoquant des frémissements et des contractions musculaires soudaines qui me retournent dans mon lit, de gauche à droite, d'un sursaut. Ressentant toujours l'étrange odeur de fumée suspecte. Hanté de cauchemars peuplés de personnages et animaux diaboliques, dont les regards étaient fixés sur moi… Identiques à ceux du pope...

Le lendemain, repensant à cette étrange soirée, je me rappelai soudain une anecdote totalement oubliée jusqu'alors, contée par mon père lorsque j'étais enfant...


Pendant son séjour au séminaire, un de ses condisciples dissipé avait introduit un ouvrage de magie dont je me souvenais du titre : “ Le Grand Albert ”…

Celui ci fut découvert par le Supérieur de l’établissement. Il s’en suivit un scandale extraordinaire ! On avait parlé "d'exorcisme" pour les séminaristes qui avaient parcouru l'ouvrage...

Mon père, lors de ce récit, en était encore bouleversé, comme s'il s'était agi d'un véritable sacrilège ! Il m'avait ainsi transmis une terreur pour tout ce qui touchait à l’occultisme et à la magie, sous la menace d'un risque de damnation éternelle ! D'où mon trouble et mon inquiétude présente, confirmée par les tourments de la nuit précédente !

Pourtant il avait complété son récit par cet autre :

-« Pendant la bataille de la Somme début 1917, nous avions reçu les renforts de régiments venus d’Afrique Equatoriale. Je reconnus sans peine parmi eux, l’un de mes anciens compagnons de séminaire, devenu missionnaire. Nous avions reparlé de cette affaire du « Grand Albert »…

-« Mon condisciple religieux m’avait alors fait cette confidence : En difficulté avec un sorcier indigène jaloux de son influence spirituelle grandissante sur ses congénères, celui-ci l’avait un jour convoqué devant une flaque d’eau… Accroupis face à face, il lui avait demandé d’en contempler la surface qu’il venait de troubler de la main...

-« Lorsque celle-ci fut redevenue parfaitement immobile, dans son reflet, le missionnaire avait distinctement vu sa mère en train de rendre son dernier soupir !

-« Il avait soigneusement noté l’heure et le jour de cet étrange incident.

-« Plusieurs semaines plus tard, il recevait une lettre de sa famille lui annonçant le décès de sa maman, au jour et à l’heure exacte de son entrevue avec le sorcier devant la flaque d’eau…

-« Troublant !


Quoiqu’il en soit, intimement très contrarié, je décidais de ne plus jamais renouveler de semblables expériences... Par prudence, et par le sentiment d’un interdit religieux potentiel !


Cette méfiance envers tout ce qui avait trait à la magie durera pendant près de dix ans… Très exactement jusqu'en 1955, et la parution de l’ouvrage : “ Le Matin des Magiciens ”...

Ce livre magistral, - qui connu un immense succès d’édition non seulement en France et en Europe mais aussi en Amérique, m'oblige à revenir à une certaine époque troublée de mon adolescence à l’école de Juvisy...

Dans ma classe, et pendant quatre ans, j’avais eu un compagnon exceptionnel : Louis Bouju, dont j’ai déjà parlé dans un livre précédent.

Resplendissant d'intelligence et de distinction, très doué pour les lettres, il m’était apparu comme un véritable archange ! J'avais souhaité qu'il me donne son amitié, mais il était passé à côté de moi sans me voir, tant j'étais banal.

Nous nous étions perdus de vue à l'âge du Brevet Elémentaire.

Sept ans plus tard, alors que ma chance était à son zénith et que j'accumulais pour la Bull de fructueux contrats, sur le quai de la gare de Juvisy, j'avais remarqué un homme très distingué vêtu d'un superbe pardessus en cachemire beige... Quand il s’était retourné, j’avais aussitôt reconnu mon camarade Louis Bouju !

Ravi de d’exhiber les signes extérieurs de ma réussite présente - chapeau bord roulé, parapluie, serviette - je m'adressais à lui avec entrain, convaincu de l'étonner car il devait être évident que je n'étais plus le personnage falot d'antan.

-“ Bonjour ami Louis Bouju, je suis content de te voir, me reconnais-tu ?

Contrairement à ce que j'espérais, son visage ne manifesta aucun enthousiasme. Seulement une vague courtoisie, et un surprenant assombrissement du regard lorsque j'avais prononcé " Bouju"... Hautain, il prononça :

-“ Ah, Maurice Nonet... Oui, je te reconnais. Mais je te précise que mon vrai nom aujourd’hui est Louis Pauwels ! Ma mère, qui avait été abandonnée par mon géniteur que j’ai toujours refusé de connaître, s'était remariée. Mon beau-père, monsieur Bouju, avait pris la charge de mon éducation. Pour le remercier, ma mère avait tenu à ce que je porte son nom le temps de ma jeunesse.

Maintenant, j'écris. Et sous mon vrai nom. C'est ma vocation. Tu trouveras, si tu le désires, mes ouvrages en librairie.

Sur ce, il me tournera le dos, et s'éloignera... Mon déguisement « de petit homme d'affaires », ne l'avait pas impressionné.


Or, l’auteur de l’ouvrage “ Le Matin des Magiciens ”, n’était autre que… Louis Pauwels, en collaboration avec Jacques Bergier.

C’était une somme, la compilation d’une masse de documents sur des faits bizarres, des étrangetés historiques irrationnelles dûment constatées, sans relation aucune avec le raisonnable ou le scientifique, glanées au cours des millénaires. Notamment dans l’histoire de l’ancienne Babylone et de l’Egypte, y compris certains faits de la bible tels que la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe ou la traversée de la mer Rouge par les Hébreux…

L'ensemble de ces "presque preuves" de l'existence d'un monde parallèle, parfois en rapport avec le cosmique, consignés depuis cinquante siècles, me convaincront alors de l'absence du risque de malédiction divine ou de damnation, s’il m’arrivait de le côtoyer.

D’ailleurs le côté mystique de mon imprégnation religieuse chrétienne - obligation de croyances aux mystères sacrés, miracles et transfigurations - ne présente-t-il pas lui-même, un aspect irrationnel ?

Irrationalisme religieux ou profane, désormais parfaitement admissible.

D’autant plus qu’il me sera donné d’y être personnellement confronté en 1958, année au cours de laquelle je serai témoin - et victime - de ce qui me semblera être une traumatisante expérience de survie après la mort... Phénomène de « re bird », « d’aller et retour dans l’au delà », qui me fera renaître, littéralement, “ autre ” !

Expérience qui méritera, en son temps, d’être contée.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:54:50.
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