Aime-moi Mamour

24 JUILLET 1948 : MARIE CHRISTINE !
LE 26, LE DOCTEUR FOURDINIER...

Je me retrouve donc seul à Lens, pour assurer tous les services, conduite du magasin roulant, magasins et atelier !

Oui, parfaitement, aussi étrange que cela puisse paraître, c'est moi qui vais m'occuper de l'atelier, en plus de mon travail extérieur : Clients, fournisseurs, service des marchés...

Même de la coupe… Mais grâce une toute nouvelle table basculante à "matelasser", et à une toute première cisaille électrique à lame circulaire « Kuriss », matériels tout nouvellement achetés.

Heureusement, mon père est venu me rejoindre à Chemin Manot pour assurer l'intendance.

Pourtant, dès les premiers jours, j'éprouverai de grosses difficultés physiques à tout assumer : Je suis en proie à de soudaines fatigues absolument paralysantes, d’absence totale de vigueur, qui m’obligent à m’arrêter quelques minutes...

Terminé le bond d'un vigoureux rétablissement pour m'installer au volant du camion ! Son démarrage à la manivelle m’a laisse épuisé et ruisselant d’une mauvaise sueur, alors que le moteur démarre relativement plus facilement puisque nous sommes en été.

Pire, je perds le superbe appétit qui faisait ma réputation !

Ce qui me console de toutes ces misères, c'est de savoir épouse bien au calme, soignée et entourée, attendant sereinement l'heureux événement tant attendu.

Le dimanche 24 juillet me parvient enfin un télégramme : C'est une jolie petite fille qui m'est donnée ! Joie sans mélange pour l'enfant premier né ! Bien sur, ce n'est pas un garçon... Mais c'est peut-être mieux que l'aînée de mes sept enfants projetés, soit une grande sœur...

Je n'ai plus qu'une envie : Me précipiter à Draveil pour toucher de mes mains la chair de ma chair, et serrer dans mes bras sa si jolie maman...

Mais je suis absolument bloqué à l'atelier dont je suis seul responsable, par les commandes, le service forain journalier et des magasins. Je prends néanmoins de rapides dispositions, et décide que je partirai mercredi suivant, au matin.

Journées interminables, car je me sens au bout du rouleau physiquement.

Au point que, le mardi 26, disposant d'une demi-heure après avoir récupéré le camion sur la place du marché de Grenay, je décide d'aller consulter un médecin, le premier venu... Dehors, il fait un temps superbe.

C’est ainsi que je fais la connaissance du Docteur Fourdinier... C'était un ancien médecin des Houillères qui officie sans doute depuis longtemps, à en juger par l'aspect démodé de son cabinet de consultation. Homme osseux, au visage si constamment souriant et aimable, que cela devait être un rictus.

Rapides examens généraux et silencieux, mais gaiement conduits. Puis il me prie de passer derrière un antique appareil de radio, pour une "scopie". J'obéis à la voix aimable :

-« De face... tournez à gauche... tournez à droite... bien. Vous pouvez vous rhabiller.

Il s'assoit ensuite derrière son vieux bureau et me déclare, laconique, mais toujours aussi souriant :

-« Pleurésie générale gauche. Etat très sérieux. Rentrez immédiatement chez vous, et alitez-vous. Suspendez tout travail. Tuberculose avancée, déjà ancienne. Très long traitement. Radiographie d'urgence indispensable. Sanatorium indispensable.

La suite, je ne l’entends pas. Je suis foudroyé. Anéanti ! Les mots terribles: "tuberculose", "sanatorium", m’ont atteints en plein cœur !

Moi, tuberculeux ? Promis au sanatorium? Comme ça, d’un coup ?

Hébété, je me retrouve au volant du camion. Autour de moi, il n'y a plus de soleil, tout est gris, silencieux, inodore… Tout me semble irréel, étranger, inconnu. L'angoisse du lendemain me serre le cœur, m'oppresse. Et s’impose avec force à mon esprit cette question angoissante : Comment, et de quoi va vivre désormais ma petite famille agrandie de ce petit être que j'ai tant désiré...

Le sanatorium !

Il y a une heure à peine, tous les bonheurs m'étaient promis ! Maintenant, c'est le désespoir... Seuls ceux qui ont connu une épreuve semblable peuvent comprendre mon désarroi absolu, l’angoisse de l'écroulement de tous mes projets !

Et comment annoncer la triste nouvelle, alors que là-bas, à Draveil, tout le monde est dans la joie de l'heureuse naissance, et de ma prochaine arrivée !

Tuberculose ! A l’époque, fléau semblable à la peste ou à la lèpre du Moyen Age... En 1948, c'est encore un mal souvent irréversible. Fatal à terme quand il a été décelé trop tard… Aussi terrifiant que ne l'est à notre époque, le cancer...

Les ravages et la terreur qu'inspire le bacille de Koch sont alors d'autant plus grands qu'on ne connaît alors aucun traitement pharmaceutique ou médical efficace, en dehors de la mise "sur la touche" du malade : Le repos total, alité, de préférence en montagne, à faible altitude, et dans des hôpitaux très spécialisés : Les sanatoriums ! Ces traitements durent parfois des années et des années... Nombreux sont les malades qui n'en sortent que pour le cimetière !

Bacille de Koch ! Le sanatorium ! A eux seuls, ces deux mots inspirent la terreur. S’y ajoute la douleur de la séparation et l'isolement des siens, en raison des risques de contagion.

A l'école, on apprenait les précautions à prendre envers les tuberculeux : Eviter de les approcher, car le B.K. se transmettait par voie aérienne. Les enfants étant les plus vulnérables.

La gravité de la maladie se caractérisait, à la radiographie, par la présence de taches sombres qui représentaient les cavités causées par les bacilles, qui parvenaient à détruire peu à peu, l’ensemble des poumons. Provoquant des toux inextinguibles, au cours desquelles le malade crachait son sang ! Finalement, une odieuse et lente mort, par asphyxie !

Moi, tuberculeux! Moi qui étais infatigable, qui avait participé à des championnats d'aviron ! Moi dont le corps ne s'était jamais dérobé, se contentant souvent de quelques heures de sommeil !

Il y avait eu bien sur l'alerte de 1943... Et aussi, au cours de ces deux dernières années, des périodes où j'avais remarqué une fatigue persistante, une légère température et des rhumes interminables...

Tuberculeux ! Sanatorium ! Les deux mots cognent dans ma tête comme deux marteaux pilons, paralysant toutes mes facultés de raisonnement.

Le destin m'accable : Deux événements extraordinaires m'arrivent en même temps. Joie fulgurante du miracle du premier enfant, et la confrontation brutale avec la révélation de la plus terrible des maladies : La tuberculose !

Partagé entre la joie délirante de la venue au monde d'un petit être, chair de ma chair, et le désespoir sans fond de ma condamnation au sanatorium... Je panique totalement.

Au point que, oubliant les recommandations du médecin et profitant de la coïncidence du début des vacances annuelles de l’atelier, après une nuit de cauchemar, je décide de sauter dans ma camionnette en entraînant mon père, afin de rejoindre Draveil au plus vite… Eprouvant le besoin prioritaire de pouvoir embrasser et tenir enfin dans mes bras ce petit enfant tant souhaité, ma petite fille !

Aucun souvenir de ce voyage, si ce n'est mon arrivée en catastrophe à Draveil, chaud et rassurant refuge... Puis la récompense : Le contact charnel et la vue de ma petite fille première-née… Les bras amoureux de mon petit mouton, et l’affection de mes parents...

Toutefois, malgré mon épuisement, je ne peux m’empêcher d’observer l'expression des miens : Leurs regards effarés à ma vue ! Je jette un coup d'œil dans la glace du buffet hollandais de la salle à manger… Moi-même j'ai un choc : Je vois un visage rouge vif, luisant, inondé d'une mauvaise transpiration, aux yeux fiévreux profondément enfoncés dans leurs arcades assombries...

C'est alors que je me décide à l'aveu de ma lamentable maladie ! Consternation générale… A l'écart, les deux femmes pleurent, silencieuses et inquiètes...

Epuisé, je me couche enfin, remettant au lendemain la visite au radiologue, et son verdict définitif.

Il sera éloquent : Outre une magistrale pleurésie qui opacifie les trois quarts bas du poumon gauche, de grosses ombres sont visibles dans la partie supérieure du droit... Cet examen par spécialiste confirme, sans équivoque, le diagnostique du vieux mais sagace Docteur Fourdinier : Je suis condamné au sanatorium en montagne dans les plus brefs délais, et pour une période indéterminée...

Cette fois, c'est sans appel. Irréfutable.

Au cours d'une nuit sans sommeil, enfiévrée, je pèse tous les éléments de l'alternative qui s'impose à moi : Faire vivre matériellement ma petite famille, ou traiter ma maladie.

Au matin, une seule solution me semble possible en dépit des risques : Refuser le sanatorium !

En effet, financièrement, il est évident que la retraite de la S.N.C.F. de mon père ne permettra pas de faire vivre cinq personnes… D’autre part, en 1949, il n'y a encore aucun régime de prévoyance maladie pour les professions non salariales, et, tout à l’euphorie de mon apparente bonne santé, je n'ai pas pensé à souscrire en son temps une assurance privée de prévoyance !

Par prudence toutefois, je me donne quelques jours de repos à Draveil, et ce jusqu'au retour de vacances de mon personnel d’atelier à Lens, soit le lundi premier août.

Toute ma famille pèse pour que je me soigne en région parisienne, d'autant plus facilement qu'à Champrosay, tout près de Draveil, se trouve un sanatorium réputé.

J'en discute avec ma jeune épouse. Nous prenons une décision médiane : Elle rentrera à Lens dès dimanche soir pour surveiller le reprise du travail, me fera des rapports détaillés journaliers, tandis que je resterai provisoirement quelques temps à Draveil.

L'expérience ne durera qu’une dizaine de jours...

Car il y a trop de problèmes à régler sur place, trop de petites décisions à prendre sur-le-champ, à chaud, pour que ne soit pas mis en péril le fragile équilibre de nos finances, si je reste éloigné trop longtemps de mes affaires.

Je décide donc de rentrer me soigner à Lens, à mon domicile de Chemin Manot, d'où je pourrai suivre de mon lit, la marche réduite de mes affaires, et subvenir ainsi à nos besoins.

Cette décision prise, personne, ni médecin, ni épouse, ni père, ni mère, ne me feront changer d'avis ! Pas même la menace d'une guérison plus aléatoire, ni même celle d'une aggravation potentielle.

Mon retour se fera en ambulance.

Ma jolie petite fille Marie-Christine, pour éviter tout risque de contagion, faute d'une autre solution, sera confiée à une nourrice, amie de longue date de mes parents : La chère Madame Poncet, toute de tendresse et de dévouement.

Décision pénible à prendre, car elle pénalise cruellement mon épouse, jeune maman toute disposée par hérédité et tradition, aux joies du maternage. Mais qui doit choisir entre travailler douze à seize heures par jour pour faire vivre trois personnes, dont un malade en se privant de son enfant, ou vivre médiocrement et sans orgueil au crochet de ses beaux-parents retraités !

Choix cruel pour une maman…

Abnégation que ne comprendra peut-être pas, vingt ans plus tard, mon nouveau petit bébé tout rose, Marie-Christine !

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 16:26:02.
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