C’en est fait.
Désormais, dans le médiocre décor de la maison de la fosse 11, mon affectueux petit mouton de femme sera la meilleure et la plus attentionnée des infirmières, en plus de toutes ses autres tâches, et au prix du sacrifice de ses joies les plus naturelles de jeune maman !
Pour moi, quel désastre ! Tout ce qui commençait à me sourire, affaires et enfants à venir, est maintenant suspendu à l'évolution de ma maladie. Je suis réduit à un état grabataire, vingt-quatre heures sur vingt quatre ! N'entrevoyant le beau soleil de l'été que quelques heures par jour, par la fenêtre de ma chambre.
Quelle épreuve, moi qui ne vivais que dans l'action!
Désormais, je ne reconnaîtrai plus l'heure du jour à l'odeur de l'air, à la lumière du soleil. Le bonheur de bouger, d'agir, de faire jouer pleinement tous mes muscles. L'ivresse de me déplacer d'un lieu à un autre...
Reclus, coupé du monde, horizon limité à quatre murs de quatre mètres chacun, privé de la présence journalière de l'enfant tant souhaité car le médecin du sanatorium de Champrosay, le Docteur Guibault qui a fait mes radios, a été formel : Tenir éloignée de moi, ma petite fille, pour éviter tous risques de contagion... Quelle cruauté nécessaire !
Moi, devenu bacillaire, contagieux !
Et pour combien de temps ? Un an ? Deux ? Trois?
Vie végétative, suspendue aux visites hebdomadaires du Docteur Fourdinier. Aux contrôles radiographiques mensuels chez le phtisiologue, mot sinistre qui désigne celui qui soigne les tuberculeux... Lequel concluait toujours sur la même formule désespérante :
-"Etat stationnaire, aucune évolution ni aggravation. Continuez le repos au lit. Aucun travail. Patientez : Vous êtes des centaines de milliers dans le même cas. La montagne aurait été préférable...
C’est exclu. Je m'accroche à l'espoir d’une guérison, farouchement. Et pour toute médication, cette ordonnance : Suralimentation.
J'y recourrai, jusqu'à l'écœurement.
Et toujours la séparation de mon bébé... Bientôt un an, où je ne l'ai vu que quelques heures tous les mois, grâce à de courts voyages de mon père ou de ma mère...
Cela ne peut durer.
Chance, une sœur de mon épouse, habitant à une dizaine de kilomètres de Lens, à Barlin, veuve depuis peu, accepte de prendre Marie-Christine chez elle !
Cela se fera au cours de l'été 1950. Quel progrès ! Je peux désormais voir ma petite fille grandir, toutes les semaines. Ma jeune femme, qui peut enfin jouer à la maman tous les dimanches, est radieuse. Notre vie, un peu normalisée : Elle est presque celle d'un couple dont la femme travaillant en semaine, retrouve son enfant tous les week-ends.
Au niveau "affaires", j'ai réduit au minimum l'activité de l'atelier dont la mission - toutes ventes à des clients de gros étant devenues impossibles en raison de mon indisponibilité -, est désormais d'approvisionner exclusivement les points de vente de détail.
Mais ceux-ci, privés de l'appoint des achats que je faisais sur Paris pour améliorer leur achalandage, voient leur chiffre d'affaires diminuer.
Pourtant, grâce à une gestion rigoureuse et à une comptabilité qui, depuis le premier octobre 1949 est parfaitement assurée, la rentabilité de mon affaire, bien que modeste, se stabilise à un niveau décent.
Je viens d’évoquer la date du premier octobre 1949 car elle sera mémorable... Elle correspond à celle de l'entrée dans ma maison d'un jeune comptable des Mines, Monsieur Robert Hénin, qui désormais tient mes écritures comme personne ne l'a encore jamais fait, quelques heures chaque soir en plus de son travail de la journée.
Robert Hénin, c'est la conscience, la rigueur, la compétence faites homme ! Sa qualification, sa ponctualité, son zèle, seront pour moi un véritable cadeau du ciel ! Il deviendra un autre moi-même. Complémentaire, car il a toutes les qualités qui me font défaut : Précision rigoureuse, régularité, efficacité. Jamais je ne verrai son stylo s'arrêter !
Je lui devrai beaucoup.
Dans le magasin de coron où nous habitons, j'ai du me plier aux coutumes locales puisque toute notre clientèle est exclusivement locale et minière, c’est à dire l’obligation de vendre à crédit.
Par exemple, à l'occasion d'un mariage, toute une famille viendra chez moi s'habiller des pieds à la tête, chaussures, costumes d'homme et vêtements de femme, toilette de la mariée. Elle passera commande à l'avance. J'alerterai alors par téléphone des grossistes qui me fourniront, à l'unité, tout ce que je ne fabrique pas. Le jour dit, je livrerai l’ensemble, moyennant un paiement partiel, le reste faisant l'objet d'un échelonnement sur plusieurs quinzaines par traites.
En général, il y a de bons clients, honnêtes, qui honoreront parfaitement leur signature. Mais ce que je n'ai pas prévu va arriver : Je vais aussi attirer tous les mauvais payeurs multi récidivistes du coin, véritables escrocs, que ma candeur ne saura pas déceler à temps !
Il faudra alors envisager des tournées d'encaissements à domicile, le jour exact de la paie pour les plus douteux - car le lendemain, quand ils ont réglé le boucher, l’épicier, et le marchand de meubles, ils ne leur restent plus un sou vaillant – pour tenter d’obtenir quelques dizaines de francs !
Tout le monde s’y attellera. Mon précieux comptable, le frère de mon épouse, et même bientôt mon père, venu à la rescousse. Tâche fastidieuse, pénible et ingrate : Portes fermées, refus désobligeants... Et parfois même, quelques situations ambiguës de femmes soi-disant surprises à leur toilette, et vociférantes de pudeur outragée...
Toutes ces difficultés ne tardent pas à me convaincre de n'utiliser cette formule qu'après une sérieuse enquête préalable, afin de m’assurer de la crédibilité du candidat client.
Pour moi qui avais rêvé une existence brillante et mondaine entrevue à Bruxelles ou à Paris aux temps de ma splendeur, je dois reconnaître qu'aujourd’hui il y a loin de la coupe aux lèvres... Grands dieux, quelle décadence !
Pendant ces années de maladie, alité à cent pour cent, je vais toucher le fond de la médiocrité. Mes seules relations, en dehors de mon père et de ma mère, seront strictement ouvrières par la force des choses, et du fait de mon environnement actuel.
Je sais que ce jugement est péjoratif en ce qui concerne cette catégorie sociale - dont j'ai d’ailleurs dit tout le bien que j'en pensais par rapport à la caste des ingénieurs, et au milieu mercantile des commerçants (dont je fais désormais, partie), mais je suis obligé d'admettre qu'elle ne satisfait pas mes ambitions.
Pourtant, j'y rencontrerai deux personnages hauts en couleur et particulièrement typés, parfaitement représentatifs du milieu ouvrier de l'époque, et de celle qui avaient précédé la guerre...
Tous deux chefs syndicalistes, l'un socialiste, l'autre communiste.