Aime-moi Mamour

UN COUP DE FOUET !

Oui, décidément, depuis mon « voyage au pays de l’au delà » fin 1958, tout me réussit ! Cela contraste tellement pour moi avec la période dépressive qui avait suivi la libération et mon atteinte de tuberculose peu après, que parfois je me demande si une telle embellie va durer ! Mon ancienne tournure d'esprit inquiète, redoute la probabilité d'une nouvelle épreuve...

Eh bien non ! En cette fin d’année 1962, tout continue à être au beau fixe. Alors je vais me risquer à un "coup" financier énorme !

Mon conseil « Service Bourse » depuis dix ans, est un agent de change de Lille. A l’usage, celui-ci – golfeur et joueur de tennis - est devenu un excellent ami sur tous les plans.

C'est un grand bel homme de mon âge, allure sportive, super sympa. Héritier de la charge d’agent de change de père et grand père - dont les portraits ornent son bureau et qui attestent d'une remarquable ressemblance physique - il jouit d’une flatteuse réputation de professionnel très bien informé auprès de toute la bourgeoisie traditionnelle nord. C’est Monsieur Roland Dumas.

Il est aussi le mari providentiel de la petite-fille L., le fondateur de la très fameuse société cotée en bourse du même nom, suprêmement mondaine et distante. Le couple mène avec aisance une vie aristocratique de bon ton et très sélective, dont il me fera entrevoir la qualité et les fastes.

Par amitié spontanée, par affinités : voyages, tennis, soleil, il tentera de me convertir au golf et au bridge, au club du Rotary, ainsi que pour sa conception d’une forme de vie sociale très sélective... Sans grand succès.

Pour le reste, tout nous rapproche : Sens des devoirs essentiels, notamment à propos des enfants. Conception traditionnelle familiale, qui contraste avec celle, parfaitement égoïste et épicurienne de mes ami Richard. le « gyéco », et le docteur Romain Z.. Tout comme moi, Roland D. poursuit une capitalisation de biens aussi importante que possible, destinée à être transmise à sa descendance.

Nous nous rencontrerons de plus en plus souvent. Grâce à lui, je découvrirai les joies de la navigation à la voile en estuaire de Canche. Heures inoubliables, passées à régater pendant la marée haute, fouetté par le vent d'ouest, entre Berck et Hardelot, à bord d'un voilier "420" particulièrement vivant, alternativement à la barre ou au trapèze. Ivresse de liberté presque aérienne, dans le bruit du déchirement de l'eau et du clapot ! Quel bonheur de vivre !

Tout naturellement nous parlerons affaires, puisque la "Bourse" est son métier. Tout naturellement aussi, parce que je commence à croire en ma chance qui depuis plusieurs années se maintient au beau fixe, je me risque à acheter des lignes d’actions « à risques » !

Bien conseillé, je réaliserai quelques "beaux coups de fusil" qui me confirmeront que décidément mon signe zodiacal du Sagittaire est bien en pleine euphorie. Alors, puisque j'y crois maintenant, je décide de tenter un gros coup de poker !

Je demande à Roland D. de me proposer un choix de placements hautement spéculatifs, susceptibles d’une augmentation rapide en capital ! En formulant cette demande, je réalise combien elle est contraire à ma philosophie habituelle où le gain ne doit récompenser que le travail, le mérite et l'imagination !

Mais puisque tout me sourit d'une manière aussi permanente - affaires, famille, amours, santé -, je pense qu'il faut "saisir la chance aux cheveux" quand elle se présente, et je suis prêt à toutes les audaces ! Je connais aujourd’hui, l'ivresse exaltante du joueur !

Roland D. tentera bien de refroidir ma toute récente audace, celle qui ne me ressemble si peu… Mais je persiste dans mes intentions, impatient et exigeant.

Avec sagesse il me conseillera deux types de placements : Acheter de l’or. Constituer un porte feuille d'actions à risques.

Enfin, parce que je veux risquer une opération plus lucrative, il évoquera - tout en me le déconseillant vivement - le coup d’un investissement "occulte", c'est-à-dire non officiel et en contradiction avec la réglementation officielle des "Changes", sur le marché des euro dollars, de la place de New York…

Aussi surprenant pour qui connait ma prudence et mon respect habituel de la légalité, c’est pour cette dernière forme de placement que je me résoudrai !

Rien ne me fera changer d'idée... Ni les exhortations de mon ami R. D., ni mon fond de sagesse paysanne, ni l'évidence des risques encourus... Je suis convaincu que l'heure de saisir ma chance est bienarrivée !

C'est ainsi que R.D. me fera connaître un courtier U. S., un certain Monsieur Wallis...

C'est Gary Grant en personne ! Une demi tête de plus que moi, abord sympathique et ouvert. Mâchoire massive aux dents éclatantes, sourire désarmant, allure sportive. Le businessman type, tel que le cinéma américain nous l'avait si souvent présenté !

Instantanément, entre lui et moi, le courant passe : Il incarne parfaitement pour moi le dynamisme de la toute puissante Amérique ! Il me propose alors, avec le capital dont je peux disposer, de m'intégrer à la prodigieuse prospérité des U.S.A., par un système, alors nouveau et révolutionnaire, de S.I.C.A.V. de placements qui gèrent des sommes fabuleuses, par l'intermédiaire de personnages rompus aux techniques boursières de Wall Street, et particulièrement bien informés...

Une fois inclus par mes versements dans ce système, je n'aurai qu'à assister à la montée spectaculaire de la valeur de mes parts... Il me montre celles des années précédentes: Pratiquement, le capital double tous les ans !

Et il ajoute, avec un inégalable sourire de vedette d'Hollywood, cet argument massue : Sans aucun impôt, et en dollars !

En dollars ! La toute puissante monnaie qui règne sur le monde ! Alors que le franc, lui, est actuellement en chute libre, et risque de se dévaluer encore davantage sous la pression des revendications syndicales ouvrières qui exigent toujours davantage d’augmentations salariales…

Malgré une ultime intervention de R. D., affolé par mon inhabituelle témérité, et qui me conseille de diviser au moins le risque par moitié, je n'écouterai que mon intuition : Profiter aujourd’hui au maximum de ma période de chance !

Sans hésiter, convaincu de réussir, j'engagerai, "à découvert", la moitié d'une année de chiffre d'affaires converti "en espèces"... Somme d’argent énorme, que je remettrai, le cœur battant à tut rompre, au si séduisant et amical Monsieur Wallis, contre un simple reçu manuscrit rédigé en trois lignes, en attente de la réception des certificats des parts correspondantes de la « S.I.C.A.V. : « Fund of New York » !

En réalité, c'est un an plus tôt que j'aurais du tenter de saisir ma chance… Le temps où la part Fund of New York avait encore vu sa valeur multipliée par deux... Car, à partir du mois de mon investissement, je devrai constater, avec terreur, que celle-ci ne fera que baisser régulièrement, puis, plonger !

Six mois plus tard, Monsieur Wallis était de retour en France. J'exigeais de le rencontrer immédiatement pour lui exposer la situation désastreuse de mes finances, puisque j'avais acheté "à découvert" !

Imperturbable, rassurant, toujours aussi optimiste et souriant, Monsieur Wallis m'expliqua, avec toutes sortes d'excellents arguments :

-"Que la baisse était momentanée, presque normale après les spectaculaires résultats des trois précédentes années. Que c'était, au contraire, le moment de réinvestir pour "faire une moyenne" ! Que la « S.I.C.A.V. Fund of New York » allait obligatoirement repartir de plus belle...

Alors qu’une heure avant j'étais décidé à vendre, quitte à encaisser la perte, monsieur Wallis réussira le tour de force de m'en dissuader ! Terminant sa démonstration par un magistral "conseil d'ami" :

-"Monsieur Nonet, il ne faut jamais « vendre au canon » ! Au contraire, au « canon », c’est le moment d’acheter !

La beauté de la métaphore me séduira...

Funeste décision...

Car je conserverai plus tard dans ma "boîte à foin" de souvenirs, un certificat « Fund of New York », aussi dérisoire que ne le furent les titres de l'Emprunt Russe achetés par mes grands-parents Royer entre 1900 et 1910...

Mais eux, ils avaient eus au moins la consolation de ne rien avoir à se reprocher : Personne à l'époque ne pouvait prévoir la chute du régime Tsariste et l'explosion de la révolution russe de 1917 ! Tandis que moi, je n'avais eu comme motivation que ma crédulité en ma période de chance, et la cupidité de profits illégaux !

J'étais donc sans excuses.

Mais quelle catastrophe ! Et combien traumatisante ! Dont je serai l'unique dépositaire du secret - car je ne parle jamais de mes opérations financières en famille - et le seul responsable !

Maintenant, il me va falloir faire face au "trou" énorme de mon « découvert » bancaire...

Pour la première fois de ma vie je vais devoir solliciter un très gros prêt bancaire sur cinq ans, au taux d'intérêt ruineux de l’époque, soit : 18 %! Lequel, dieu merci, compte tenu de bonne ma moralité financière, me sera accordé sans difficulté, mais moyennant une garantie hypothécaire sur la totalité de mon patrimoine immobilier !

Pourtant, j'aurai la force de volonté de ne rien laisser paraître aux miens de mon secret désespoir... Personne dans mon entourage, n'en aura jamais rien soupçonné !

Exprimer la hauteur de mes remords, mon angoisse, la sensation culpabilisante d'avoir dilapidé par une folle imprudence le fruit de plusieurs années de travail, est impossible à décrire ! Cela me persécutera plusieurs années durant.

D'autant plus que la moitié de ces biens étaient tout autant la propriété de mon épouse que de la mienne ! Que pour amasser ceux-ci, je l'avais contrainte à se consacrer exclusivement au travail ! A se séparer de ses enfants !

J'avoue que je connaîtrais alors des mois de doute sur ma nouvelle philosophie de l'existence...

Et que j’y verrai même une sorte de punition divine, de désapprobation, pour le style de vie laxiste que je m’étais autorisé depuis 1958, date de mon si étrange voyage…

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:19:00.
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