Aime-moi Mamour

DEBUT AVRIL 1956...

Un soir de fin mars, alors que je vais rendre à mon père ma visite quotidienne, je croise la petite religieuse qui vient tous les jours lui donner ses soins.

Elle m'agresse verbalement :

-"Mais enfin, Monsieur Nonet, qu'est-ce que vous attendez ? Il faut vite faire venir un prêtre ! Vous ne voyez pas que votre père est en train de mourir ?

Ces mots me foudroient ! L'impression de découvrir soudain un précipice noir sous mes pieds...

Non ! En effet… Pas une seconde je n'y ai songé ! L'idée que mon père puisse nous quitter ne m'a jamais effleuré, pas plus que ma mère...

Je me précipite aussitôt vers son lit faiblement éclairé par une petite lampe de chevet. Il regarde l'heure à la pendule, et murmure en me voyant :

-"Ah ! c'est toi ! Tu es en retard… Je trouvais le temps long... Viens à côté de moi.

Il me prend la main et la serre très fort. Je l'observe avec des yeux nouveaux : C'est vrai qu'il a encore changé ! Les os de son visage trouent presque la peau tant il est amaigri. Ses lèvres, pincées et décolorées, ne sont plus qu'un mince filet. Mais ses yeux, profondément enfoncés sous les arcades bleuies, vivent intensément !

Je sens son regard me transpercer, lire en moi comme dans un livre… Exactement comme lorsque j'avais six ou sept ans ! Dans un demi rêve, ou plutôt un cauchemar, je l'entends me dire :

-"Tu sais mon cher garçon, je ne crois pas que je me relèverai un jour... J'ai tellement mal ! Presque tout le temps. Tellement mal que je me demande s’il ne vaudrait pas mieux...

Il s'interrompt, le regard posé sur le christ accroché au mur.

Soudain, je lui découvre une ressemblance extraordinaire avec le souvenir de mon grand-père, son père, sur son lit d’hopital quelques jours avant sa mort ! Lequel avait justement ce même visage de Christ à bout de souffrance... Cette découverte me poignarde le cœur, me paralyse d'émotion...

Sa voix, impérieuse, me sort de ma torpeur :

-"Il faut que tout soit en ordre... Tu vas rédiger ma déclaration d'impôts, je vais te dicter les chiffres.

De mémoire, parfaitement lucide et précis, il me cite tout ce que je dois inscrire. Ma main tremble et se trouble, subissant sa domination intellectuelle comme lorsque j'étais enfant ! Il me demande ensuite de lui montrer mon travail. Professoral, il me fait remarquer mes erreurs. Exactement comme lorsque j'étais à l'école à Athis, quand je lui présentais mes devoirs...

Enfin, il me demande d'apporter pour le lendemain mon rasoir électrique : Sa peau ne supportant plus la lame du sien. Car, en dépit de son malheur, chaque jour, il tient à garder un visage impeccable.

Une fois dehors, j'ai l'impression de vivre un affreux mauvais rêve ! Ce n'est pas possible, je vais me réveiller, tout cela n'est qu'une hallucination ! Ce n'est pas vrai, mon père n'est pas mourant, je l'aurais deviné !

Mais ma raison m’impose l’implacable vérité, l'évidence. Je n'ai pas su interpréter à temps les symptômes de sa dégénérescence. Maintenant, je réalise d’un coup l’affreuse réalité : Mon père va bientôt nous quitter...

Me quitter… Avant que j'aie eu le temps de l'écouter, de l'entourer, de lui montrer combien je suis devenu capable de l'apprécier, de marcher avec lui, de l'aider à vieillir. De l'aimer...

Je panique. Je croyais avoir tout le temps pour cela... Tout le temps pour enfin me rapprocher de lui, lui donner mon bras, le choyer, le chérir.

Combien me reste-t-il de jours, d’heures pour me racheter ? Pour lui demander pardon ?

Mes remords tourbillonnent dans ma tête comme une nuée de sombres corbeaux. J'ai le cœur et l'âme en morceaux. J'éprouve un immense dégoût de moi-même.


Le lendemain matin, je vais trouver le prêtre de la paroisse qui le connaît bien comme paroissien assidu, afin de lui demander d'aller lui rendre visite le plus tôt possible. Il me promet de le faire le jour même.

J’en profite, comme s’il s’agissait d’une confession, pour lui ouvrir mon cœur plein de remords… Il m’interrompt, et en guise de consolation, il me déclare :

-"Votre père a une très belle âme qui sera bientôt rappelée à Dieu... Lui-même ce matin a demandé par la sœur qui le soigne, à recevoir les derniers sacrements. C'est un saint homme ! Je passerai vers 19 heures. Votre père souhaiterait que vous soyez présent.

C'est donc vrai ! Mon père va mourir ! Je suis en état d'apesanteur, d'immatérialité. Tout me semble inutile et vain, en comparaison de la dimension fantastique et définitive, de la fin d’une existence...

La mort qui m'apparaît être, à cet instant, le moment le plus important de toute notre vie !

Je décide donc, toutes affaires cessantes, de me rendre à son côté, à l’heure dite.

Mais auparavant, je ressens le besoin impérieux de lui rendre une visite immédiate.

Quelle inoubliable et tragique scène…

Parvenu à son chevet, je tente de donner à mon visage une expression optimiste, mais j'ai la gorge aphone d'émotion. Mes mains ont pris les siennes, je pourrais en compter tous les os ! Son regard gris bleu me fixe. Sait-il lire tous les remords qui m’accablent ? J'articule, dans un souffle, retenant avec peine mon envie de pleurer :

-"Pardon papa...

Mais ma voix s’étrangle d’émotion…

Alors sa main droite se dégage doucement des miennes, et se pose sur mon front. Et je sens son pouce tracer un imperceptible signe de croix !

Ne pouvant contenir davantage mes larmes, j'enfouis mon visage dans sa couche... Sa main, apaisante, se pose sur ma nuque, magnétique ! Des lambeaux de phrases me parviennent :

-"Je t'ai aimé mon cher garçon… Je vous ai aimés… Sois un homme Maurice ! Tu es le dernier des Nonet de notre famille, avec mon neveu Roger dont je n’ai pas de nouvelles depuis très longtemps...

Epuisé, sa tête s’enfonce encore davantage dans son oreiller. Il ferme les yeux. Une minute, deux minutes s’écoulent. Puis, je sens à nouveau son regard posé sur moi, et sa voix très affaiblie, prononcer ces mots avec difficulté :

-« N’oublie jamais… Famille... Devoir… Dieu...

Enfin, après un très long silence, me parviennent ces mots dans un souffle :

-« Je vous demande pardon ! Je n’ai pas su vous comprendre… Mais je vous ai aimé de toute mon âme !

C’en est trop ! J’embrasse sa main, frotte de désespoir mon front contre ses doigts osseux, pleurant à chaudes larmes… Je voudrais lui crier tous les mots d’amour dont déborde mon cœur en cet instant, mais ma gorge est nouée, paralysée par le remord. Je ne peux que balbutier entre deux sanglots :

-« Pardon papa ! Pardon papa… Pardon, pardon…

A nouveau je ressens sa main se poser sur ma nuque, apaisante. Absolvante.

Ce sera un temps suspendu, unique, inappréciable de durée et d’intense ferveur...

Comme au temps de celle, enfantine, quand, après ma confession, dans le silence et la pénombre de l'église d'Athis, j'entendais au travers de la grille du confessionnal, la voix du prêtre m'absoudre :

-"Allez en paix, et ne pêchez plus…

me libérant ainsi de toutes mes fautes !

En cette seconde, j'éprouve un sentiment magique d'absolue communion entre un père à la veille de sa mort, et son fils unique retrouvé...

Temps privilégiés de rédemption tardive, que je n'oublierai jamais !


Des minutes se sont ainsi écoulées, lorsque j’entends à nouveau sa voix qui me demande de faire sa toilette.

J'entreprends de le raser. Ma maladresse est insigne... Je ne sais comment atteindre tous les creux de son visage décharné. Avec terreur, je constate que par endroit, la partie superficielle de sa peau se desquame, laissant apparaître le derme rose...

Est-ce que déjà la vie se retirerait de lui ? Je regarde si ses yeux voient ma panique. Non, il a fermé les paupières. Je me rends compte alors combien ses yeux sont enfoncés sous les arcades.

Enfin, je lui passe un léger coup de peigne pour ordonner ses cheveux presque totalement blanchis, alors que deux mois plus tôt, ils étaient encore seulement grisonnants.


A dix-neuf heures, je suis à nouveau à son côté, en compagnie du prêtre cette fois, pour le sacrement de l'Extrême Onction.

Je me souviens parfaitement, en semblables circonstances, des temps où j'étais enfant de chœur... Vêtu de noir et surplis blanc, j'accompagnais l'officiant qui portait le ciboire et les "saints chrêmes", tenant le lourd bénitier de bronze avec son goupillon, au domicile du mourant.

Les rites étaient toujours les mêmes : Le prêtre, débarrassé de sa pèlerine, passait sur son surplis blanc l'étole noire bordée d'argent, prononçait quelques paroles encourageantes, et me congédiait.

Ce soir, il n'y a pas d'enfant de chœur, pas de ciboire ni de bénitier, pas plus que d'étole et de surplis... Le prêtre est presque un homme ordinaire, banal, en civil. L'hostie sort d’une petite boîte extraite d’une des poches de son veston...

Je lis dans les yeux de mon père une stupéfaction inquiète devant ces rites simplifiés, lui qui en avait appris tous les détails cérémonieux au Grand Séminaire de Tours !

Arrive le moment que j'ai toujours pensé être tant attendu par un mourant : Celui qui consiste en la délivrance d’une sorte de passeport, indispensable, pour lui assurer le bon passage de la vie terrestre à l'éternité. Avec tout ce que cela peut avoir de rassérénant et apaisant, pour celui qui va quitter cette terre...

Le regard de mon père est attentif, concentré, car il "sait" les gestes qui doivent venir.

Ils ne viendront pas ! L'officiant a sorti d’une autre poche une sorte de minuscule boîtier noir qu'il ouvre. Il marmonne quelques prières puis, ayant oint son pouce, il trace une toute petite croix sur le front de mon père, sur ses lèvres, et ses oreilles.

Mon père qui "sait", tend les mains pour y recevoir le même signe, puis découvre les draps, dévoilant son corps squelettique vêtu d'une chemise de nuit blanche que trouent ses os... Je comprends que le saint chrême doit être aussi apposé, selon les rites anciens, sur toutes les parties du corps susceptibles d’avoir péché...

Mais le prêtre fait un signe de dénégation... Le visage de mon père exprime alors une surprise extrême, voisine de la panique... Panique identique à celle que je voyais, pendant l'occupation allemande, sur les visages des malheureux qui ne possédaient pas de papiers, lors des contrôles d'identité par la Gestapo : Ils « savaient » qu'ils seraient embarqués sur-le-champ par les feldgendarmes, pour une destination sans espoir de retour...

Ses yeux interrogatifs sont fixés sur celui qui lui a dispensé ces gestes minimums, mais sans obtenir de réponse. Alors, résigné et infiniment triste, il remonte lentement sur lui ses couvertures...

Le simulacre de cérémonie, réduite à sa plus simple expression, s'achève. Le prêtre, après quelques brèves paroles de consolation débitées sans vraie chaleur, s’éclipse...


Nous restons seuls, dans la pénombre de la chambre. Silencieux. Le temps passe, lentement. Mon père regarde souvent l'heure. Soudain il me demande :

-"Mon garçon, quel jour sommes-nous ?

Ayant entendu ma réponse, il me dit alors :

-"Si tu le veux bien, tu vas prier avec moi...

Nous nous signons et prononçons ensemble le "Je crois en Dieu". Sa voix est devenue étonnamment rauque, presque caverneuse. Les mots de la prière prennent pour moi une signification extraordinaire... Puis nous récitons un "Notre Père", suivi d'une dizaine de "Je vous salue, Marie", lourds de sens, surtout lors des mots :

-« … maintenant et à l’heure de notre mort ! Ainsi soit-il.

Par la vertu de cette prière, dans cette situation exceptionnelle de fin d'existence, une salutaire sérénité vient progressivement reposer les traits altérés de mon père. Je sens qu'un apaisement presque bienheureux, envahit son cœur et son esprit.

Moi-même, j'ai senti, en priant, revenir la ferveur spirituelle que j'avais connue à l'âge de mes sept ans, à la mort du bon Père Foussard, notre si bon maître de classe... Après un dernier "Notre Père" et un large signe de croix, les yeux de mon père expriment un calme, un certain repos certain, comme si la douleur l'avait quitté.

On frappe à la porte. C'est ma mère, accompagnée par la petite soeur qui vient faire une nouvelle piqûre.

Un peu plus tard, celle-ci me dit, alors que je la raccompagne :

-"J’ai trouvé votre père beaucoup mieux. Quel changement, il est presque gai ! Vous savez, j'ai assisté beaucoup de mourants, et il m'est arrivé, après l'Extrême Onction, de constater de véritables guérisons... Le Bon Dieu sait faire des miracles !

Je retourne dans sa chambre. Ma mère et tante Léa m'attendent, visages éclairés par l'espoir : Ensemble elles me disent :

-"Ton père a faim ! Il voudrait manger du jambon... Il faut que tu en trouves, va vite !

Malgré l'heure très tardive, j'en trouverai... Même s'il avait fallu le cambrioler !

J'aurai ainsi le bonheur de le voir déguster avec appétit ce léger repas, grignotant même un morceau de pain, et buvant deux doigts de vin avec entrain et un manifeste plaisir !

Le soir, quand je me retrouverai rue Bollaert, je ne pourrai m’empêcher de ressentir un fol espoir :

-"Et si la petite sœur avait dit vrai ?

Malgré les doutes de ma rationnelle logique, je conserverai, précieusement allumée en moi, cette toute petite lueur d'espérance pendant toute la nuit...


Le lendemain matin, je me précipite à Chemin Manot. Ma mère m'attend sur le seuil, secouée par les pleurs ! Elle parvient à me dire, entre deux hoquets :

-« Ton père vient de mourir, il y a une heure... C'est fini...

Puis elle jette dans un cri :

-« Il est trop tard, Maurice, trop tard ! Trop tard…

Oui, en effet… Il est trop tard pour tenter de nous faire pardonner...

Et je ne lui aurai même pas donné la dernière consolation de ma présence, au moment suprême !

Il était mort seul...

Comme je l'avais laissé vivre…

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:23:15.
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