Dans la pénombre de la chambre mortuaire, ne réussissant pas à détacher mon regard de ce corps allongé, tiède encore mais immobile, de celui auquel je dois de vivre, je réalise pleinement que la mort est vraiment, la seule, l'unique véritable certitude de la vie !
Que pour lui, cette certitude est devenue réalité en cette matinée du 3 avril 1956…
Malgré l'évidence, je ne comprends pas l'injustice de la soudaineté de cette mort précoce... J'essaie de me souvenir, de comprendre…
Car sa forme et sa vigueur physique avaient longtemps fait illusion jusqu’alors, sauf depuis ces six derniers mois où il avait tant souffert de ce qui avait été diagnostiqué comme "une crise de rhumatismes suraiguë"...
La maladie des centenaires, plaisantait-il !
Son cœur était celui d'un jeune homme. Droit comme un "I", mince et nerveux, vif comme le mercure, infatigable. Nous nous étions tous habitués à admettre qu'il était appelé à vivre très longtemps. Lui-même, évoquant la ligne de vie de sa main gauche, et l'âge auquel étaient morts ses grands-parents, s'était attribué une longévité de quatre vingt sept ans !
Pourquoi cette mort prématurée ? Bien sur, il y avait eu toutes les misères de ces quatre horribles années de la guerre 1914-1918, et surtout son atroce blessure aux poumons par les gaz ypérites dont il n’avait ressuscité que par miracle... Et ces quinze années durant lesquelles il avait tant fumé de tabac, à la pipe ou par cigarettes... De ces faits, l'ombre de l'hypothèse d'un cancer du poumon se profilait... Peut-être compliqué d'une métastase prostatique…
Or j’ai entendu dire par bon sens populaire, que lorsqu’un cancer "avait pris l'air", on ne pouvait plus le maîtriser...
Alors, cette intervention chirurgicale prostatique que j'avais si fortement conseillée, ne serait-elle pas la cause de sa mort ?
« Maurice, maintenant il est trop tard !
avait dit ma mère en pleurs...
Comme cela était exact ! Et comme cela exprimait parfaitement ce qui allait être désormais la plaie ouverte de mon cœur ! Le début d'un remord constant, sans espoir de rémission.
Remord de ne pas avoir su aimer mon père tel qu'il était, comme il le méritait, et parce qu'il était mon père. Privilège du sang, exclusif et incomparable.
Cette blessure ne se refermera jamais.
En dépit des extrêmes turbulences de ma vie, des décades d'années passées, il suffira d'un détail, d'une association d'idées qui évoque la mort de mon père, pour que je ressente aussitôt, toujours aussi vive, le poids de ma culpabilité !
Seules peut-être, beaucoup plus tard, les indifférences, les ingratitudes, volontaires ou non de mes propres enfants, pourront l'atténuer, par la conscience d'une sorte de punition expiatoire.
D’un juste retour du bâton.
VENDREDI 6 AVRIL 1956…
Trois jours plus tard, un vendredi matin.
Je suis debout, dans une pièce obscure drapée de noir et frangée d'argent, muet devant un cercueil ouvert... Des silhouettes furtives passent, bénissent la dépouille gisante, puis s'éclipsent silencieusement. Je reconnais parfois un visage... Tout me semble irréel. Inutile. Car rien ne sera plus jamais comme avant.
Puis arrive l'atroce moment de la fermeture du cercueil. Du dernier instant où son visage cireux, son corps roidi revêtu du costume auquel il est resté fidèle toute sa vie - veste noire et pantalon gris fantaisie - vont à tout jamais disparaître de notre vue !
Dernier baiser sur son front glacé comme un marbre. Sanglots qu'étouffent des mouchoirs. Léger tumulte.
Le lourd couvercle de chêne se rabat. Les longues vis crissent sous le serrage. C'est fini ! Mon père est promis aux ténèbres froides du tombeau !
La suite du cérémonial des obsèques s'engage.
Puisque je suis son seul fîls, je suis seul, juste derrière le corbillard tiré par un cheval caparaçonné de noir, dont les quatre roues cerclées de fer grincent et tressautent sur les pavés de la route. Bien que l'on soit en avril, la neige tourbillonne. Il fait très froid. Le paysage minier de la fosse 12 est laid, hostile. Ce n'est pas "le sien", celui que mon père aurait choisi pour son dernier voyage.
Je tiens dans mes bras la lourde croix que je déposerai tout à l’heure sur sa tombe. Elle pèse de plus en plus sur mes doigts crispés, et bientôt le gel et son poids me feront ressentir une véritable souffrance.
Mes yeux, machinalement, se sont fixés sur la couronne de fleurs qui se trouve juste devant moi, barrée d'une écharpe violette où se détachent les lettres banales de la formule : "A notre grand-père regretté".
Tout en marchant, je poursuis ma méditation :
Bien que mon père ait définitivement disparu physiquement, étrangement, je ressens encore, l'acuité de son regard gris acier... Celui ci savait si bien me transpercer, planté sur mon front comme une épée pour m'obliger à me surpasser.
Car je l'avais si souvent déçu... Depuis l'expérience sans suite du Séminaire de Saint Pé, jusqu'à mon dernier choix professionnel, en passant par les troubles de mon adolescence que j'avais si peu glorieusement surmontés... Mes libertinages de jeune chien fou... Ma douteuse association avec Yvonne V…. Et même peut-être le choix de mon épouse, dont il avait prévu la difficile évolution à mes côtés en raison de son éducation et son hérédité, en dépit de toutes les qualités fondamentales qu'il lui reconnaissait...
En fait, je n'avais pratiquement jamais tenu compte, ni de ses conseils, ni de ses souhaits. Le plus souvent, au contraire, par stupide esprit de contradiction, je n’avais fait que des choix opposés. Souvent par sotte provocation. En outre, ayant privilégié l’affection de ma mère, mon refus de dialoguer avec lui avait causé beaucoup de chagrin…
J'étais conscient de n'avoir jamais été le fils spirituel qu’il s’était souhaité, celui qu’il méritait, et qui l'aurait comblé... Aujourd’hui, c’était trop tard !
Pourtant j'avais toujours été convaincu que le temps devait, un jour ou l'autre, nous rapprocher, nous accorder. Parce que je commençais à me reconnaître en lui, au physique comme au caractère, parce que tout comme lui, j'avais un besoin impérieux d'être reconnu, d’être aimé.
Et c’était justement ce qui m'avait tant opposé à lui dans ma jeunesse : Pour ne connaître aucune concurrence dans le cœur de ma mère, j'avais tout fait pour l'en évincer !
Qu'en fait, hormis la subjugation maternelle dont j'avais subi les effets, la principale cause de mon hostilité envers lui provenait de ce qu'il m'avait toujours été supérieur en intelligence et en raison. Cette infériorité congénitale m’avait, toute ma vie, secrètement humilié !
Et aussi motivé à tenter de prendre une sorte de revanche : Si je n'étais pas aussi brillant que lui, je lui démontrerais que je réussirais là où il avait partiellement échoué par ce manque d'ambition qui lui venait de sa morale chrétienne : Les affaires et les finances !
Je voulais à tout prix qu'il admette ma réussite sur ce plan ! Qu’enfin un jour, il me dise, admiratif :
-« Maurice, mon garçon, tu es un as !
Oui, j’avais été aveuglé par l’orgueil...
En dépit de mon ingratitude passée, lorsque j’avais été confronté aux problèmes de ma réinsertion professionnelle après deux ans de tuberculose, j'avais pu constater qu'il m'avait toujours apporté son soutien au moment opportun. Son déménagement de la riante villa de Draveil en bords de Seine pour venir m’aider dans mon travail dans le triste quartier de Chemin Manot, en avait été une démonstration éclatante !
Pourtant, il me semblait qu’hier j’étais sur le point de le rejoindre, de l'apprécier, et de l'aimer totalement. Mais maintenant, il était trop tard !
De même, grâce à ma nouvelle aisance, j'avais déjà le projet d'acheter une grande villa de famille plus digne de lui à Aubigny au sud d’Arras, hors du cadre de la fosse 12, qui me deviendra désormais odieux !
Ainsi se serait réalisé l'accord heureux entre un père fier de son fils, et un fils affectueux fier de son père ! Fils heureux d'embellir sur tous les plans - tendresse, confort, proximité de ses petits-enfants - la dernière partie de la vie de son père...
Mais voilà : Mon père était parti trop tôt…
Aujourd’hui, il est trop tard !
Il ne me reste que le remords de mes mauvaises actions. Le regret, sans espoir de rachat, de n'avoir pas su l'aimer comme je m'en sens capable aujourd'hui, le cœur fou de chagrin ! Y aurai-t-il une fatalité exprimée par cet adage :
- "C'est quand le père meurt, que le fils le comprend !
Seul au premier rang de l'église, juste derrière l'autel et du catafalque, j'entends la messe mortuaire... Dérisoire hommage terrestre à une dépouille appartenant déjà au royaume des morts.
A peine si je reconnais certains rites des funérailles du temps où j'étais enfant de chœur… Certes, je sais que ceux-ci ne sont que formels… Que l'essentiel pour le défunt est de s'être endormi en plein accord avec le Dieu que l'on a servi toute sa vie, et après avoir reçu les derniers sacrements... Mais tout de même, cette extrême simplification, ce dépouillement, cette froideur…
Pendant l'offrande, je suis surpris qu'un si grand nombre de personnes soient venues, alors que nous sommes si peu connus ici, loin des nombreux amis avec lesquels mon père vivait en région parisienne.
A nouveau, je m'interroge : Quelle étrange fatalité morose que celle de mon père, fils de la douce France de Touraine, venu mourir dans cette contrée d'exil du nord ! A des kilomètres des lieux qu'il aimait, les coteaux de la Seine, ou ce village lorrain de Crévic qu’il s’était choisi pour lieu de dernier repos !
Tandis que l'on sort de cette église d’une paroisse qui n'était pas vraiment la sienne, pour se diriger vers le cimetière, je suis assailli par de nouveaux remords...
C'est par ma faute qu'il sera enterré, parmi d'autres exilés, polonais, italiens, arabes, dans cette terre étrangère ! Coupé de toutes ses racines... Lui qui avait toujours espéré prendre son dernier repos dans ce village lorrain auquel il avait donné son cœur...
Et cela, parce qu'il avait voulu m’aider dans la bonne marche de mes affaires !
Et moi, que lui avais-je donné en échange ? Je l'avais rejeté !
Rejeté parce que, à côté de lui, je n'étais qu’un "nabot prétentieux" ! Parce que je ne supportais pas qu'il tente de corriger ma syntaxe, de souligner mes erreurs, de critiquer mes options... Au point qu'il m’était souvent arrivé de décliner des invitations, ou d’éviter de le recevoir lors de réunions amicales, afin d’éviter d'exposer ma banalité à sa culture...
Parce que j’avais toujours souffert de ne pouvoir briller comme je le souhaitais quand il était présent, je l'avais fui, ignoré, pour agir et vivre hors de sa présence qui me "rapetissait" !
Alors qu’il aurait tant pu m’apporter si j'avais été moins stupidement prétentieux et ingrat.
Maintenant, c'était trop tard !
Toute ma vie j’ai oublié l’un des dix commandements de mon catéchisme d'enfant :
-« Tes père et mère honoreras, afin de vivre dignement. »
Moi, pour le remercier, je lui avais refusé l’affection qui lui était due…
Puissent mes mauvaises actions passées, ne pas servir de modèles à mes propres enfants !
Maintenant, nous sommes arrivés au cimetière.
Ma petite famille entoure une fosse de terre fraîchement creusée. Encore quelques instants, et le sol va se refermer sur mon père, pour toujours.
Déjà quelques poignées de terre sont lancées sur son cercueil, en signe de dernier adieu...
Pourquoi es-tu parti si tôt ?
Pardon et adieu, mon cher papa !