Aime-moi Mamour

VIVRE ! MALGRE TOUT...

Passé les heures, les journées du traumatisme de la suprême séparation, la vie impose à nouveau ses contraintes et son rythme coutumier, auxquels il faut faire face : Les enfants, le travail...

Tante Léa est repartie, avec son chagrin, vers sa solitude de Saint Gratien.

Marie-Christine aura sept ans dans quelques mois, Maurice en a déjà quatre. Il est donc grand temps que je mette en application mes projets de reprise en main de leur éducation, d’autant plus que mon épouse dispose de moins en moins de temps, car je lui impose de travailler jusqu’à dix à douze heures par jour.

Donc je compte installer une gouvernante – car le rôle d’une nurse est maintenant dépassé - aux côtés de ma mère. La maison de Chemin Manot est suffisamment grande avec celle qu’occupait mon père depuis son décès, pour l’accueillir, en attendant la réalisation de plus vastes projets.

Une gouvernante aux cotés de ma mère... L’idée de devoir lui exposer à nouveau cette éventualité, me fait redouter toutes les oppositions que je vais rencontrer... Mais j’estime le temps venu de lui exposer mes vues, d’autant plus que réalisant maintenant toute sa solitude, pour oublier, elle s'abrutit de besognes multiples.

Pourtant elle dort mal, maigrit, devient susceptible et nerveuse. Semblant vivre un rêve - ou un cauchemar - intérieur. Moi qui la connais si bien, je sais parfaitement ce qui se passe dans sa tête, parce que c'est exactement ce qui se passe dans la mienne : Le sentiment permanent qu'il est trop tard pour réparer tout le mal que nous avons fait à celui qui vient de nous quitter. Le taraudage du remord...

Un soir, je profite de sa lassitude pour, prudemment, commencer la description de mes projets. Mais dès qu'elle comprend mon objectif, elle se transforme aussitôt en une véritable furie exaltée !

Frappant la table du dos de sa main, elle me déclare avec une violence qui me prend de court :

-"Jamais, tu m'entends, jamais, je n'accepterai une "étrangère" sous mon toit pour s'occuper des enfants ! Jamais ! Jamais ! Ou alors, je partirai ! Et si tu m’imposes une pareille humiliation, tu ne me reverras plus !

Son beau visage s’est durci, menaçant. Son regard, habituellement doux et chaud, exprime la détermination, la colère, le défi.

Je tente d'argumenter, de faire allusion à sa santé, à l'avenir de Marie Christine, de Maurice...

L'évocation de mes enfants la fait bondir ! Elle me jette avec colère :

-« Les enfants ? Mais est ce que tu les connais vraiment tes enfants, toi qui est toujours par monts et par vaux ? Les as-tu portés dans tes bras tous les soirs... As-tu connu leur premier sourire, leurs premiers mots ? Sais-tu seulement ce que c'est qu'un enfant, toi qui dès leur naissance les as séparés de leur mère pour servir tes intérêts ?

-« Et tu oses venir me parler de méthode, de bilingue, de musique, de vie saine et de sport ! Sais-tu qu'un enfant, ça a d'abord besoin de tendresse, d'affection, d'amour ?

Une étrangère pour s’occuper d’eux, ça, jamais !

Je tente de réfuter ces accusations - qui, parce qu'elles sont exactes en partie, me touchent en plein cœur - en lui expliquant que j'avais fait ce que j'avais pu... Que j'avais été malade... Qu’il fallait assurer notre vie matérielle au jour le jour, la subsistance de la maisonnée...

Que cette "étrangère", rapidement, deviendrait une familière, et qu’elle n'aurait qu’un rôle strictement professionnel. Que je comptais justement sur elle sur le plan affectif… Donc que rien ne serait changé de ce côté-là...

Ces trop bonnes raisons relancent sa véhémence de plus belle :

-« Jamais je ne supporterai ça. Quand je pense à tout ce que j'ai fait pour toi... Que j’ai entraîné ton père dans cette triste maison de corons ! Tu n'es qu'un ingrat... Un égoïste sans cœur ! Tu ne vois pas comme tu me rends malheureuse ?

Elle s'effondre en larmes, les épaules secouées de sanglots. Habituellement, je capitule immédiatement quand je la vois dans cet état, mais cette fois l'enjeu est tellement important, que je refuse de laisser attendrir, et tente de temporiser.

-"Ma chère petite maman, sois raisonnable... Je te promets que tu ne verras aucun changement. Il faut que tu réfléchisses calmement. Je t'en prie, ne pleure plus...

Le visage ravagé par les pleurs, elle me lance :

-« Cruel ! Tu ne te rends même pas compte que tu es un monstre ! Que tu ne penses qu'à l'argent ! Que tu rends malheureuse cette pauvre Wanda que tu as privée de ses enfants? Que tu vas faire son malheur avec tous tes projets ? Elle a dix fois plus de cœur que toi !

-« D'ailleurs, je vais lui parler, moi ! Lui dire de te résister, de refuser d’être plus longtemps séparée de ses enfants… D’ailleurs, au fond de toi, tu ne l'as jamais vraiment aimée comme elle le mérite !

-« Mais je te jure qu'à nous deux on ne te laissera pas faire cette monstruosité ! Ou alors j'en mourrais de chagrin!

-« Maintenant, laisse-moi, et va-t-en !

Elle est prise alors d’une violente crise de nerfs.

Marie Christine et son petit frère arrivent inopinément, et s’arrêtent interloqués, effrayés devant le spectacle de leur grand-mère en pleurs et au comble de l'agitation...

Alors adviendra une scène que je ne suis pas prêt d’oublier…

Passionnée, et me défiant du regard, ma mère étreint de ses deux bras de manière désespérée mes deux enfants, comme si j'allais être leur bourreau !

Alors ceux-ci, spontanément et d’une manière instinctive, lèvent leurs bras vers elle, et tentent de la consoler tendrement…

En m'ignorant totalement !


Toutes les vérités que ma mère m'a assénées concernant mon attitude de fils, de père, de mari, même si elles sont caricaturales, m’ont ébranlé...

De plus, la menace de dresser mon épouse contre moi, la menace de son départ et de la dégradation de sa santé succédant au décès de mon père que je n’avais pas su prévoir, m’inquiète sérieusement… Tout cela va me faire hésiter.

En outre, la mort prématurée de mon père m'a démontré que les projets à long terme ne sont pas toujours compatibles avec les incertitudes de la vie... Moi-même, suis-je assuré d’une excellente santé, exposé que je suis à une rechute de tuberculose ? Et si ma mère - déjà si amaigrie et qui donne maintenant les mêmes signes de fébrilité qu’aux temps de sa crise de rhumatismes articulaires qui avait mis son cœur en péril en 1943 - venait à vraiment tomber malade de chagrin ?

Alors, dans le contexte du décès récent de mon père, quels tourments le cas échéant ! Quels remords perpétuels!

Jusqu'à ce jour, j'avais presque toujours été convaincu d’avoir très souvent raison à propos des grandes options de la vie... Qu'il était donc normal que j'impose ma volonté pour mener à bien mes entreprises dont certaines ne porteraient leurs fruits que beaucoup plus tard et au prix du sacrifice de certaines joies, ce qui était le cas aujourd’hui, concernant la future gouvernante de mes enfants…

Mais cette fois, devant l'opposition farouche de ma mère, ses multiples menaces, et l’évidence de sa fragilité physique actuelle, la finalité de mes projets de promotion sociale pour mes enfants, me semble soudain moins évidente...

Après tout, le vrai bonheur ne réside t-il pas aussi dans la simplicité d’une vie coutumière ?

Et s'il était vrai que j'ai rendu ma femme malheureuse en ne la laissant pas jouir de toutes les joies naturelles de la maternité ?

Et si je m'étais trompé dans mes choix, comme je m'étais trompé d'attitude envers mon père ?

Le doute peu à peu s'insinue en moi... Stérilisant, débilitant.

De plus, que ferai-je si ma mère mettait sa menace de nous quitter à exécution ? Dans le passé, elle m'avait démontré l’inflexibilité de sa volonté au cours de la guérilla qu'elle avait livrée pendant des années contre mon père ? Si le chagrin que lui causerait l’intrusion d’une gouvernante entre elle et mes enfants la rendait réellement malade ? Si un accident malheureux lui arrivait ? Quels tourments !

Je sens ma volonté faiblir : La mort de mon père est encore si proche, mes remords encore si vifs… J’en viens à hésiter... A être tenté de céder... D’envisager de capituler...

C’est ce que je vais finalement faire…

En me donnant toutes sortes de bonnes excuses : Mon amour pour ma mère, mon désir de ne plus la voir pleurer, de ne pas lui faire de la peine... De ne pas aggraver les chagrins de mon épouse…

Et surtout - en compensation - la promesse faite à moi-même, de choisir pour mes enfants le moment venu, les plus sélects et les plus réputés établissements scolaires de la région !

Institutions n’accueillant que des enfants d’une certaine bourgeoisie catholique, comme il en existe beaucoup dans l’opulente région du nord. Je pense dès cet instant à l’institution de Froyennes en Belgique, pour Maurice, et à celle de « Notre Dame » à La Bassée, pour Marie Christine, établissements qui ont l’avantage appréciable de se trouver à distance raisonnable de Lens.

Ainsi va se nouer un style d’éducation de mes enfants, contraire à celui que je leur souhaitais. Choix qui sera lourd de conséquences pour eux, ultérieurement.

Pour l’heure, ma mère, rassurée par l’abandon de mon projet, a retrouvé son sourire. Cette victoire semble même lui avoir redonné la santé nécessaire pour assumer pleinement la lourde tâche qui l’attend : le retour prochain de mon petit garçon Maurice, auprès de sa sœur Marie Christine...

A l’atelier, mon petit mouton dévoué - qui a tout ignoré de cette querelle - se perfectionne progressivement selon mes voeux.

Et m’assure chaque soir, de toute la tendresse de son amour.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:42.
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