Huit années se sont écoulées depuis cette soirée mémorable où j'avais appris la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne hitlérienne, en septembre 1939...
Huit ans plus tard, alors que je suis au volant de mon camion magasin, je repense à cette soirée d’automne gravée pour toujours dans mon souvenir. Je revis, comme si elle datait d'hier, cette ultime séance d'entraînement d'aviron dans le crépuscule du soir sur la Seine... Percevant encore les accents nostalgiques du tango "Violetta chère idole..." provenant de la rive, lorsque tout d'un coup nous était parvenue une forte voix hurlant à pleins poumons:
- "Rentrez vite les garçons ! La guerre est déclarée!
Une guerre qui était perdue d'avance.
Cinq années de guerre, d'occupation ennemie.
Guerre perdue ? Pourtant aujourd’hui nous sommes dans le camp des vainqueurs ! Certes… Mais règnent désormais sur le monde occidental, seulement deux géants : Les U.S.A. associés à la courageuse petite Angleterre, et la toute puissance continentale de l’U.R.S.S….
Guerre gagnée, mais perdue par la France, ruinée, et qui a abandonné son statut de première puissance mondiale ! Car c'est une évidence : Nous sommes aussi peu présents aux grandes délibérations internationales qui règlent le sort de l'Europe, que nous ne l'étions au Congrès de Vienne, après l'écroulement de l'Empire de Napoléon en 1.815 !
Même notre Empire Colonial est menacé dans ses territoires les plus prestigieux : Indochine, Algérie, Maroc, Tunisie, Afrique...
Cinq ans d’une guerre perdue que j'ai vécue au temps de mes dix neuf ans. Dont j'ai du m'accommoder, au mieux, victime d’événements monstrueux...
C'est à tout cela que je songe, alors que je me dirige vers mon nouveau cadre de vie, la triste et décevante maison de Chemin Manot...
Et aussi, à tout ce que je viens de perdre en me séparant du clan de mon ancien associé Y.V., vie familiale chaleureuse, confort sur tous plans d’une pension « tout compris » trois étoiles, la belle, confortable et vaste demeure d'Avion...
Lorsque je l'ai quitté il y a quelques jours, j'ai ressenti intimement un sentiment de défaite, d'échec. D'inquiétude pour l'avenir. De fatigue extrême...
Où sont les temps de mon fol enthousiasme, et où je me souhaitais des orages pour les exploiter ? L'inquiétude a remplacé mon ancienne ambition.
Qu'est devenu le jeune homme orgueilleux et conquérant d'à peine dix huit ans, quittant la chambre de sa première amante ? Celui qui s'était aveuglement embarqué pour Douai, en décembre 1940, en pleine zone interdite allemande, riche d’espoirs et pour vivre sa vie à son compte !
Le jeune représentant prometteur de la Bull réalisant de fabuleux contrats ? Le personnage adulé par les trois femmes du clan Y.V.? Celui comblé plusieurs années durant, par les succès amoureux et par l'argent ?
Que restait-il de commun entre le vainqueur d'hier, et le vaincu d’aujourd’hui que je suis devenu en ce triste soir de novembre 1947, solitaire et fatigué, tenté de déposer son sac à terre ?
Suis-je déjà de l'autre côté de l'exubérante et insatiable jeunesse ? Précocement vieilli de corps et d’esprit, au point d’être saisi par le doute des lendemains ?
En fait, j'ai surtout le sentiment d'avoir été constamment brassé par des événements prodigieux... Roulé ainsi qu’un minuscule galet sur la plage, par le flux et le reflux irrésistible d’événements titanesques !
Et aussi d’être las… Tellement las !
De connaître des jours d’immense fatigue, accompagnée de quinte de toux inexplicables, qui me laissent épuisé et fiévreux, cœur agité…
Jours au cours desquels, j’éprouve l’envie de traîner dans mon lit le matin, de m’abandonner à mon destin, quel qu’il soit...
Heureusement, le blindage intact de ma volonté ne tarde pas à se réveiller, et à cravacher mon corps devenu paresseux, pour le contraindre à reprendre le collier de mes obligations professionnelles, de ma responsabilité envers le petit groupe de mes ouvrières qui attendent de moi leur salaire, et ce qui me reste encore d’ambitions personnelles.
J’ai l’impression, en cette pluvieuse et froide journée de novembre 1947, que vient de s’achever la dernière page du chapitre de ma jeunesse turbulente…
Qui portait déjà en filigrane, la première page du nouveau personnage que j’étais devenu.