A la suite de cette injuste et pénalisante condamnation d’expulsion, je me jurerai de ne plus jamais être locataire ou de dépendre d’un quelconque bail commercial ! La leçon avait été trop cuisante !
Or, prospectant un nouveau client possible à Lille, je constate la création d’un grand magasin, rue Grande Chaussée, justement là où je voulais acheter un bâtiment sinistré par incendie, projet que l’opposition de mon épouse avait fait échouer ! J’apprendrai ainsi qu’un autre, plus entreprenant que moi et avisé, et sans doute épaulé par une femme ambitieuse et intelligente, avait réalisé ce que j’avais envisagé...
J’avoue que, contemplant l’immeuble rénové, j'ai un choc au cœur en me rendant compte de tout ce que j'ai manqué, et que j’éprouve un ressentiment justifié envers mon épouse pourtant toute dévouée, mais ô combien têtue !
Quoi qu'il en soit, aujourd’hui, j'ai à faire face, d’urgence, à une situation qui est loin d'être brillante : importantes dettes en banque, expulsion sous six mois !
A cette époque, 1962, certaines villes offrent de très gros avantages à toutes les entreprises industrielles qui créeraient des emplois sur leurs territoires : Terrains viabilisés mis à disposition, exonérations fiscales, prêts de quinze et vingt ans à taux réduits.
Je retiens deux sites, pour des raisons climatiques et pour les libéralités tout à fait exceptionnelles de leurs municipalités et Chambres de Commerce : Saint-Nazaire qui prévoit des difficultés et du chômage dans les Chantiers de Constructions Maritimes, et Toulon qui risque de perdre son rôle de premier port de guerre français du fait de la perte de nos colonies nord-africaines. Je mène de front les deux projets.
Ces études feront l'objet de nombreux voyages préliminaires, d'études poussées jusqu'à une demi réalisation. Le premier qui vient à terme, est celui de la Loire Atlantique. Il est donc temps d'en parler à mon épouse qui a en charge l'atelier, et dont je ne peux me passer.
C'est une fois encore une explosion d'oppositions ! Crainte de devoir reconstituer de toutes pièces une équipe de fabrication. Inquiétude d'être éloignée de sa famille polonaise. Peur de l’inconnu. Finalement blocage sur toute la ligne. Encore une fois, parce que je ne peux envisager l'avenir de la fabrication sans sa collaboration, je devrai, une fois de plus, capituler…
Alors je me concentre sur le projet toulonnais. Décidé à jouer mon va-tout pour l'obliger à accepter de partager avec moi les risques d'une transplantation.
Je connais son goût pour le soleil, le bleu de la mer Méditerranée, sa lumière de son ciel... Et, pour lui forcer la main et la mettre devant le fait accompli, avec l'aide et le conseil du Maire de cette ville monsieur Areix, je réaliserai l'achat d'un exceptionnel terrain résidentiel sur les hauteurs du Mont Faron qui surplombe la prestigieuse rade !
On y découvre, depuis deux cent mètres d'altitude, l’un des plus beaux panoramas qu'il m'ait été donné de découvrir : Deux cents degrés d'horizon, depuis l'île de Porquerolles jusqu'à la presqu'île de Saint Mandrier. Certains jours particulièrement clairs et transparents, on devine la côte africaine ! Un site littéralement enchanteur !
Las ! Après quelques mois d'enthousiasme, l'humeur de mon épouse se refroidit. Réapparaissent les mêmes arguments, les mêmes craintes et inquiétudes. Finalement, la même panique devant l’inconnu, les aléas au niveau main d’œuvre, la conduiront au doute d’abord, puis à l'opposition catégorique !
Je serai furieux de ce second échec ! D'autant plus que pour Toulon, j’avais cru pouvoir la convaincre, certain que le soleil, la splendeur du site, la douceur du climat, auraient raison de son obstination et de ses hésitations !
A ce point que j'avais commis une folie - tant j'étais sûr de l’emporter - j'ai acheté un voilier, par moitié, avec un pharmacien toulonnais ! Une superbe unité de 9 mètres 90, voile et moteur, toute nouvelle coque en plastique, habitable avec deux vastes cabines double !
O, les incomparables sorties en mer ! Propulsé par la seule force du vent… L’ivresse de l’envol du bateau quand monte la force des risées, le gîte qu’il faut compenser au trapèze ! La communion charnelle vent, voile, barre, dans les sifflements des haubans tendus comme des cordes de violon !
Occasion d’une baignade bienheureuse, avec trois mille mètres de fond sous le corps, lors d’une accalmie de vent au large des côtes… Et, au cours de celle-ci, une rencontre mémorable : Une troupe de dauphins familiers dont les arabesques viendront presque nous frôler ! L’arrivée malencontreuse de ce qui nous sembla être un requin – rare en Méditerranée mais non exceptionnel - dont nous croirons reconnaître l’approche à son aile triangulaire dépassant de l’eau, nous fera rentrer en catastrophe dans le voilier !
Une virée de vingt heures jusqu’aux côtes de Corse, minuscule point blanc dans l’immensité bleue de la mer... Nuit de navigation sous la lumière blafarde d’une lune pleine, éveillant des milliers de paillettes d’argent à la surface de l’eau !
Bonheurs éthérés, bien loin des tracas de la vie !
Mon Dieu, merci, trois fois merci pour cette belle vie que vous m’accordez !
Pour toutes ces raisons, la dimension de mes griefs envers mon épouse, échec toulonnais après celui de Saint Nazaire, augmenteront dangereusement ! Elles justifieront mêmes alors à mes yeux, toutes les "compensations" particulières que je me suis autorisées depuis les événements de mon « étrange voyage » de 1958 ...
Car je suis bien obligé aujourd’hui de tirer les conclusions de tous ces derniers échecs : Par la volonté de ma femme, par son manque d’audace, sa peur de l’inconnu, je suis en passe d’être condamné à vivre dans le nord ! Et plus probablement à Lens, cette ville que je n'ai jamais pu adopter, et où je me sens étranger !
Et il ne me reste que sept mois, en comptant le délai supplémentaire obtenu à la suite de démarches faites auprès de l’inspection du travail informée de mes projet de transfert, avant d'être expulsé du 14, rue Bollaert…
C'est ainsi naîtra le projet du 8, rue Kléber…
C'était une vilaine ossature de béton de quatre étages, élevée sur cent mètres carrés au sol. Sorte de laid squelette abandonné depuis des années, dont je deviendrai le propriétaire pour moins que la valeur du terrain, déprécié par cet encombrant échafaudage.
Carcasse de béton bien ingrate à utiliser... J'essaierai un architecte. Mais notre collaboration s'avérera rapidement impossible pour des raisons caractérielles, et surtout par le fait que j'entends être mon propre entrepreneur afin de pouvoir utiliser ma propre main d'œuvre, laquelle a déjà largement fait ses preuves.
C'est donc rigoureusement seul, que je me lancerai, sans outillage spécialisé et sans engins appropriés, dans la construction d’un immeuble de cinq niveaux, d'un standing de conception et de qualité de matériaux absolument remarquables pour l'époque !
Revêtements extérieurs des murs en mosaïque auto lavable. Marbre travertin et granit rose pour le rez-de-chaussée. Fenêtres acajou avec persiennes à projection, certaines avec des verres colorés disposés en losanges !
De plus, pour bien personnaliser mon futur établissement, je commande auprès d’un artisan qui restaure ceux des églises et cathédrales, un vitrail représentant un "Saint-Maurice" dont je fournis le dessin après bien des épures, et qui comportera aussi la date de construction de mon immeuble : "1963".
Salle de séjour avec poutres et caissons. Cheminée feu de bois de ma conception et armoriée d'un blason en marbre où j'ai mêlé les emblèmes de Touraine et de Lorraine.
Sur la terrasse du dernier étage dominant la ville, un solarium exposé au soleil !
Bien sur, dernier modèle de chauffage central à programmation thermostatique, ce qui se fait de mieux en matière.
Salle de bain entièrement faïencée. Douche indépendante pour les enfants, et lavabo dans leurs chambres...
Sans oublier un système de sûreté qui équipe une dizaine de serrures de portes, chacune spécialisée et individualisée pour six catégories d'employés, mais obéissant à une seule clé maîtresse dont nous seuls auront la propriété : Originalité exceptionnelle en 1963 !
Sans parler d'une installation téléphonique à quatre postes d'appel et huit d'interphones... Un système de protection d'incendie... Une cuve à eau pluviale pour les chaudières de repassage, afin d’éviter l’entartrage... Une installation électrique triphasée sophistiquée...
Rien d'étonnant en 1995, mais assez remarquable trente ans plus tôt.
Me croira-t-on? En six mois, jour pour jour, tout sera achevé ! Sans grue, sans bétonnière, sans camion, et selon mes seuls plans et directives !
Mais en mettant moi-même très souvent la main à la pâte… Comme ce certain matin où je serai tiré du lit à quatre heures par le chauffeur d'un camion qui me livrait directement de l'usine, quarante tonnes de sacs de plâtre qu'il me faudra décharger personnellement dans les deux heures... Mille sacs de quarante kilos à déposer le long d’une façade, je vous jure que c'est un exercice physique qui mériterait une médaille d’or aux jeux olympiques !
Travaux réalisés sans que soit jamais perturbées une seule fois, mes habituelles responsabilités, achats, ventes, gestion. Ni je l’avoue, les parenthèses de paradis que je me suis secrètement réservés... Le tout au prix d'une réduction importante des heures consacrées au sommeil, et d'une organisation particulièrement rigoureuse et pragmatique, de mes différentes activités.
Somme de travail et de souvenirs qui expliqueront l'attachement sentimental que j'accorderai à ce bâtiment, chargé pour moi de tout un symbolisme émotionnel, du fait de ma participation physique et conceptuelle à sa réalisation, en si peu de temps !
Fin août 1963, en 48 heures, avec la participation active de tout l'atelier, le déménagement du 14 rue Bollaert, et notre réinstallation 8 rue Kléber, seront achevés ! Le troisième jour au matin, à 8 heures comme à l'accoutumée, ma petite entreprise reprenait vie à l'intérieur des murs dont j'étais désormais le seul propriétaire !
Ignorant alors que ce bâtiment flambant neuf, serait mon cadre de vie et celui de ma petite famille, pour plus des trente cinq années à venir…
Par contre, j’étais pleinement conscient que je ne disposais plus que de cinq ans, pour rembourser tous les découverts accumulés depuis mes déconvenues financières, et de mes imprudences de locataire trop crédule !
Seule issue : Accroître au maximum les bénéfices de mon entreprise !
Pour y parvenir je ne dispose que de deux possibilités : Augmenter encore le nombre de mes ouvrières pour produire davantage, accentuer encore l’aspect « couture » de mes collections, ce qui me permettrait de majorer notablement mes prix de vente afin de dégager une plus importante marge bénéficiaire !
Nous y parviendrons de manière spectaculaire ! Ces cinq années seront l’occasion d’une réussite professionnelle superbe, que je devrai, pour plus de moitié, à ma dévouée et tendre épouse qui avait sacrifié sa vie de mère de famille pour œuvrer à la tête de mon atelier en constante progression et qualification. Et qui, par ses dons naturels et son travail acharné de douze heures par jour parfois, parviendra à donner à mes vêtements une qualification de « mode couture », reconnue et appréciée dans tout le nord de la France !
Dévouement que je récompense… par une partie de ma vie que je lui dérobe depuis les événements de 1958 ! Somptueux égoïsme et ingratitude de ma part, que j’estime pourtant désormais « justifiés », en toute bonne « mauvaise » conscience...
Dieu fasse que la vérité sur ma conduite lui soit épargnée le plus longtemps possible ! J'y pense parfois, certains soirs d'inquiétude, lorsque le sommeil me fuit...
Que se passerait-il si elle apprenait mes trahisons?
Je n’ose y songer. Préférant m'en rapporter à la ponctualité de ma chance. Et en l'efficacité de l’organisation de vie qui fonctionne selon les rites de ma commode fétiche, et grâce à l’étanchéité de ses trois tiroirs magiques !