Aime-moi Mamour

LA CRISE...

Malgré toutes mes précautions oratoires, l’annonce de ma décision de rompre notre association, va provoquer un véritable drame...

En dépit de toute l'affection à laquelle je ferai référence, de l'offre de tous les délais voulus, rien n'y fera... Mes trois hôtesses ne voient qu'une seule évidence : J'allais les quitter… Elles allaient se retrouver seules… Et elles ne peuvent pas s'y résoudre :

-« Monsieur Maurice, ce n'est pas possible ? Que vous avons-vous fait ? Pourquoi ?

Leur désarroi, leur chagrin me bouleversent. Mais je sens que si je ne veux pas gâcher ma vie en restant dans une voie qui n'est pas la mienne, il faut que je reste ferme dans ma résolution. Que je ne cède pas aux élans de reconnaissance de mon cœur.

Je leur expose donc, doucement, longuement, que j'envisage une période transitoire qui leur permettra de se passer de mes services progressivement. Que nos liens d'affection, tissés au cours de tant d'années de vie commune, subsisteront.

Germaine, figée, m'observe sans tendresse de ses yeux bridés et froids. Mais je la connais bien, et je sais que je viens de m'en faire une ennemie définitive, qu'elle s'estime trahie ! Elle rappelle d'ailleurs sévèrement Frou-Frou qui joue joyeusement avec ma chienne T'Sultane.

Y. V. est stupéfaite... Son regard, qui ne me quitte pas, exprime l'incompréhension la plus totale. Et aussi quelque chose comme : "Je n'ai pas mérité ça, monsieur Maurice...". L'avenir qui lui semblait, à peine une demi-heure plus tôt, plein de promesses et de facilités, lui apparaît maintenant plein d’inquiétudes. La certitude que, demain, plus rien ne sera plus jamais pareil.

La grand-mère m’observe avec calme. C'est elle qui comprend la première que ma décision est irrévocable. Elle prend alors la tête du clan et fait front :

-« Monsieur Maurice, je vous considérais comme mon fils... A partir de maintenant, ça ne peut plus être pareil. Nous allons nous organiser autrement. Réfléchir.


Effectivement, d'un bloc, tout va changer.

Notamment, l’interruption du jour au lendemain de toute vie de famille. Moi qui avais prévu une évolution en douceur, je passerais sans transition de la chaleur de l'entente la plus parfaite, à la froideur totale, puis à un début de guerre.

Pourtant, le soir du jour où j’avais annoncé ma décision, Y. V. avait gratté à ma porte, puis l’avait franchie en me faisant signe – un doigt sur la bouche - de ne pas faire de bruit :

-« Ma mère me guette... Elle m'a fait jurer de ne plus venir vous voir... Monsieur Maurice, que se passe-t-il vraiment ?

Je vois ses joues mouillées de larmes, elle a froid... Affectueusement, je l'allonge près de moi pour la réchauffer. Dans un murmure, je reprends mon argumentation sous un autre aspect :

-« La confection m'a beaucoup apporté, l'argent, la réussite, mais ce n'est pas vraiment mon métier. Alors je n'ai pas l'impression de m'épanouir, de me valoriser professionnellement. Je souhaite parvenir à une promotion sociale dont bénéficierait plus tard la famille que j'ai l'intention de fonder.

A ces derniers mots, je sens ses muscles se durcir, ses mains me repousser.

-« Vous connaissez quelqu'un ?

Doucement, je la rassure, lui jure que ce n'est qu'un projet... Que rien n'est changé de mes sentiments pour elle, pour le moment. Elle se détend, se calme. S'offre. Et s'endort à mon côté.

Le lendemain, il n'y aura pas de Germaine venant se couler dans mon lit, ni de café matinal vingt minutes plus tard...

C'est Simone, notre femme de ménage, qui a préparé mon petit-déjeuner, et qui, d'un air tragique, me demande :

-« Qu’arrive-t-il donc, Monsieur Maurice ? Madame Man'Tite m'a demandé de préparer vos repas et de vous les servir désormais dans votre bureau !

Non, en effet, rien ne va se dérouler aussi facilement que je l'avais espéré...

Dès les premières démarches chez le Notaire et chez l'Expert-comptable, ce sera la guerre ouverte, attisée par la grand-mère et la haine non déguisée de Germaine.

Mes deux anciennes amies m'évitent soigneusement et se consacrent à remonter contre moi la malheureuse Y. V. qui, je le constate avec effroi, ne cache plus maintenant qu'elle est follement amoureuse ! Tour à tour compréhensive et raisonnable, puis ivre de fureur, refusant toute argumentation...

Les vrais problèmes commenceront au niveau des chiffres, car c'est moi qui ai tenu - sans aucun contrôle - tous les comptes. Ils sont examinés à la loupe par un antipathique personnage qui se dit "Homme de Loi".

Personnage douteux, comme il en existe malheureusement trop en pays minier, intermédiaire véreux, sans titre ni qualité, mais capable par vocation d'empoisonner les causes les plus simples, et de faire sortir les couteaux entre deux partenaires opposés, mais de bonne foi.

C'est ce qui va nous arriver.

J'ai beau raisonner Y. V. quand je la rencontre pour le travail, et certains soirs où elle vient me retrouver en cachette - visites d’ailleurs, qui vont se raréfier progressivement au fil des semaines - tenter de la convaincre, de lui faire admettre le bien fondé des actes préparés par les notaires et experts choisis en commun : Elle retourne sa veste dès le lendemain : La grand-mère et Gaétane ont fait leur œuvre !

Tout est à reprendre à zéro les jours suivants... Fastidieux.

Complications également au sujet de l'atelier et des magasins... Là, je suis vulnérable, principalement pour le sort du personnel dont je me sens responsable.

Quant aux boutiques, j'apprends avec stupeur, par une lettre "recommandée" de "l'homme de Loi", que les deux succursales ouvertes à mon nom, avec mon propre argent, Petit Quinquin et Draveil, font partie de l'actif de l'association, car les fonds ayant servi à leur acquisition seraient d'origine douteuse !

Première manifestation de mauvaise foi. Je suis furieux, et je ne le cache pas à Y. V. !

Mais je ne tarde pas à comprendre qu’elle n'est plus qu’un pantin désespéré, déchirée entre son travail qu'elle aime, son honnêteté foncière, sa conviction intime de la parfaite régularité de mes comptes, et le jeu sordide que veulent lui faire jouer sa mère et sa fille...

La grand-mère, dont la rouerie toute paysanne s'exerce dans l'ombre de sa cuisine hantée de visites mystérieuses, y entretient et distille le poison.

Germaine, tout à sa haine d'amoureuse déçue, secrète le venin.

Poison et venin dont la principale victime, parce que plus la vulnérable sentimentalement, parce que non armée de désir de vengeance et de plus faible volonté - sera mon ancienne associée, Y. V. !

Pour l’emporter contre moi, Man’tite et Germaine vont ensuite éveiller dans son cœur les tourments des serpents de la jalousie… Et avec succès ! Je vais bientôt m'en rendre compte avec grande stupeur...

En quelques occasions, j'ai eu besoin de renfort pour les magasins, sur les marchés ou pour des ventes promotionnelles : J'ai alors puisé dans l'atelier, et tout naturellement j'ai choisi les deux chanteuses de "Aime-moi, mamour...", parce que selon moi, ce sont les plus aptes à la vente en raison de leur joliesse, et aussi afin de pouvoir observer de plus près la soprano Wanda, qui se révèle dévouée et efficace, mais extrêmement farouche.

Ces innocents déplacements vont attirer sur cette jeune fille toutes les violences d'une brutale et soudaine furieuse jalousie de la part d'Y.V., qui n'avait pas besoin de cette excitation supplémentaire.

Car visiblement sa santé décline, elle maigrit. Passe de l'extrême exaltation à la plus grande dépression.

Je dois même parer à ses défaillances professionnelles, de plus en plus fréquentes. Et pour cela, j’ai fais une enquête auprès de mes plus anciennes ouvrières, afin de savoir laquelle serait la plus apte à la remplacer chaque fois qu'elle sera "empêchée". Leur réponse est unanime : Wanda !

Ce choix sera lourd de conséquences, car il focalisera définitivement sur celle-ci toute la jalousie d’Y. G., et la vindicte de Man’tite et Germaine... C’est ainsi que quelque temps plus tard, Y. G. la licenciera, ainsi qu’une dizaine d'autres ouvrières suspectées d'infidélité envers elle…

Dès lors, parce que je ne veux pas que ces filles - qui ont travaillé loyalement pour moi pendant des années - perdent leur emploi, je vais êtres amené à envisager de continuer, à mon seul compte, la survie d'une partie de notre ancienne entreprise de confection !

Et une fois encore parce que je ne suis pas compétent en fabrication - je ne sais pas, et je ne veux pas savoir enfiler un fil dans le chas d'une aiguille de machine à coudre ! - je vais être obligé de choisir quelqu'un pour le faire à ma place !

Ce sera une fois encore, et par la force des événements, mon ouvrière encore novice mais résolument dévouée et peut-être désireuse de se distinguer : Wanda !

C’est ainsi que, - bien qu’ayant signé un contrat rassurant avec la firme anglaise "Samas Power" et en ayant annoncé au clan d'Y.V. ma décision de changer de métier pour retirer de mon cou le nœud coulant que je m'y étais passé trois ans auparavant - parce que j'avais le sentiment d'être responsable d'un petit personnel que je me refusais de considérer comme de la marchandise qu'on utilise puis qu'on rejette, que, de moi-même une fois encore, je venais de me repasser volontairement ce même collier autour du cou !

Et dans des conditions encore bien plus aléatoires qu'avec Y. V., en raison du manque de qualification - en dépit de sa bonne volonté - de la dévouée Wanda, qui n'a pour elle que son enthousiasme et sa jeunesse !

Dès lors, ce sera la guerre totale dans le champ clos des bâtiments d’Avion, désormais partagé en deux locaux concurrents et ennemis !

Guerre inégale, car pour honorer mon contrat avec mes nouveaux employeurs anglais je suis obligé de m'absenter plus de deux jours sur trois, abandonnant ainsi la courageuse Wanda et son équipe loyale, à toutes les offensives belliqueuses du clan d'Y. V. en pleine folie de vengeance.


Sur le front des machines Samas Power, je me rends très vite compte que celles-ci ne sont guère performantes, et que leurs clients potentiels comprennent que ce système est complètement dépassé, comparable en circulation ferroviaire, entre la signalisation mécanique par sémaphores, et celle par feux lumineux.

De plus, des bruits concordants circulent annonçant des progrès, aussi radicaux qu'entre les machines à vapeur et les moteurs électriques : l’arrivée l'ère informatique. D'ailleurs, en dépit de trois mois de travail forcené, je n’ai récolté qu'un seul petit contrat d’à peine la valeur du dixième de celui des Mines de Lens en 1941 !


Le 15 juin de l'année 1945, alors que je rentre d'un voyage d'affaires, je retrouve le bâtiment d’Avion en pleine révolution ! Notre femme de ménage, Simone, m'interpelle aussitôt, véhémente et en gesticulant :

- "Vite Monsieur Maurice, Madame Y. V. ne va pas bien du tout. Elle a tenté de s'asphyxier cette nuit, au gaz, dans sa cuisine ! Le médecin est venu deux fois. La grand-mère ne veut pas la laisser partir à l’hôpital, et elle proclame à tout le monde que c’est de votre faute !

Je me précipite vers sa chambre, malgré l’opposition physique et les protestations de Man'Tite et Germaine.

J'ai du mal à la reconnaître ! Elle est devenue vieille, presque laide... A peine si elle me reconnaît, si elle entend mes paroles de réconfort... Mais elle me semble hors de danger.

Quand je me retrouve seul dans le silence de mon bureau, je me demanderai alors avec inquiétude, jusqu'à quel excès la poussera sa demi folie actuelle ?

Quelques jours plus tard, alors que je dicte du courrier, des cris suraigus me jettent dehors : Par la fenêtre du premier étage, au-dessus de la rue, pend aux deux tiers le corps d'Y.V. que retiennent par les jambes comme elles le peuvent, la grand-mère et Germaine...

Je les rejoins en quelques bonds, et parviens à la tirer de cette mauvaise situation, alors qu'elle se débat comme une forcenée ! Le médecin - qui commence à connaître notre adresse - lui fait une piqûre calmante. Mais en aparté, il ne me cache pas ses inquiétudes sur le devenir de sa patiente.

Les crises vont en effet se multiplier. Alternant des manifestations d'exaltation au cours desquelles elle annonce à l'atelier qu'elle va se jeter dans le canal – ce qu'elle tentera d'ailleurs de faire une fois en mon absence, courant comme une démente, poursuivie par plusieurs de ses ouvrières - et des périodes de prostration totale.

Elle maigrit encore, se néglige, elle qui était toujours si coquette, si soignée ! Son expression hagarde effraie. Elle devient imprévisible dans les excès de ses actes de démence...

Au point qu'un jour, ayant guetté son ancienne ouvrière Wanda, elle se précipitera sur elle et tentera de l'étrangler ! J’aurai besoin de toutes mes forces pour la maîtriser.

Cette fois, s’en est trop, et je commence à redouter le pire. Le médecin d’Y.V. propose de l'emmener dans une maison de repos pour lui faire suivre une cure de sommeil. Mais surtout, il me recommande d'éloigner par prudence, la jeune Wanda qui semble cristalliser toutes ses fureurs...

Je comprends qu’il est temps que je prenne les mesures de sauvegarde qui s’imposent.

Partiellement informés de la gravité de mes ennuis, mes parents acceptent de prendre momentanément chez eux à Draveil, ma petite employée Wanda, pour la mettre à l'abri de la vindicte d'Y.V..

Je prévois qu’elle y tiendra le magasin, et tentera de reconstituer sur place un nouvel atelier.

Quant à moi, j'envisage, sans aucun enthousiasme, de me replier dans la si médiocre maison de commerce que je possède chemin Manot, fosse 12, à Lens... Maison on ne peut plus banale et délabrée en raison de cinq années d’absence de tout entretien, sans aucun confort, et en pleine cité ouvrière...

Quelle décadence !

Pour remplacer Wanda dans l'atelier d'Avion, j'ai en vue une jeune fille de Lens, assez évoluée et élégante, qui possède un peu d'expérience et me semble capable d'assurer la coupe et la conduite d’un atelier d’une dizaine d’ouvrières. Je projette d’ailleurs de transférer prochainement celui ci dans une annexe de l'ancienne épicerie de la fosse 12, bâtiment dont je commence en toute hâte les travaux de remise en état. Prévoyant aussi de construire un grand garage pour le camion du marché.

Ainsi vont se centraliser, dans cet environnement sordide, loin de tout, à la limite de l'habitabilité décente et parce que je n'ai pas d'autre solution, mon domicile, un atelier, et le dépôt du magasin ambulant !

Retour au sommaire <-- --> Chapitre suivant


Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:34:56.
Site réalisé par Sébastien SKWERES
Valid XHTML 1.0 Transitional