Aime-moi Mamour

LE REPLI. SUZANNE...

Mon déménagement s'opère sous les tristes auspices d'un ciel menaçant et frileux de novembre 1947, à quelques jours de l'anniversaire de ma vingt septième année...

Et je ne me rends pas compte en cet instant, que je viens de signer en ces lieux - que je n'aurais pas souhaité pour la plus modeste de mes employées - un véritable bail à vie !

Que ces lieux connaîtront tous les événements essentiels de mon existence : Fiançailles, mariage. Domicile pour mon jeune foyer. Cadre de trois ans de grave maladie. La venue au monde de mes deux enfants. La dernière habitation de mes parents. Et enfin servir de triste décor au décès de mon père !

Fatalité!


Donc, en août 1947, Wanda était partie s’installer chez mes parents à Draveil, et j’avais annoncé au clan d’Y. V., mon repli vers le domicile du Chemin Manot...

Etait arrivé le soir de passer ma dernière nuit à Avion.

Quelle atroce nuit !

Incapable de m'endormir, je ressassais tout ce que j’allais perdre en confort et facilité de vie. Enrageant de quitter cette belle maison que j'avais si bien organisée !

Et aussi ma complicité avec ma gentille petite dactylo, Suzette, dont il faut que j'évoque à nouveau la jeune vitalité avant de poursuivre le récit de ces dernières heures passées à Avion !

Ainsi, qu’ensuite, l’histoire d'une certaine Mar-Jeanne, abréviation du prénom de Marie Jeanne...


Suzette ! En effet je ne pensais pas avoir éveillé un tel petit volcan à l’occasion d’un baiser donné par surprise, capable ensuite de toutes les audaces en dépit de son extrême jeunesse...

C'est ainsi qu'après son voyage initiatique de Draveil - qui avait déclenché la colère de ma mère - quarante huit heures plus tard, spontanément, elle va prendre en mains l'organisation de ma vie matérielle à Avion, préparant, en plus de son travail, chacun de mes repas…

De plus, quelques jours plus tard, très tôt un matin, j'avais entendu avec stupéfaction sa jeune voix monter l'escalier de ma chambre en chantant la chanson à la mode :

-« On prend le café au lait, au lit,

Avec des croissants et des gâteaux chauds ...

C'que ça peut être bon, non de non!

puis frapper à ma porte :

-« Petit-déjeuner, Monsieur !

Qu'auriez-vous fait à ma place, alors que le café du matin, le meilleur de la journée, et les tendres pratiques de Germaine me manquaient si cruellement ?

C'est ainsi qu'elle m'habituera tous les matins, après s'être déshabillée en deux temps trois mouvements et coulée dans mon lit, à me faire entendre sous mes caresses une vocalise sur la seule lettre "A", dont les tonalités et l'amplitude valaient bien tous les plus beaux discours ! Remplaçant ainsi, en infiniment mieux - et surtout plus complètement - les services somme toute limités, de Germaine...

Nos jeux matinaux dureront pendant des semaines et des semaines... D'abord avec infiniment de plaisir, puis par habitude. Plus tard, je commencerai à trouver sa robustesse paysanne - "on" m'avait prévenu qu'elle grossirait ! - moins stimulante, et sa gourmandise par trop bruyante… Finalement lassante...

D'autant plus que passera dans mon ciel une embellie, qui m'apparut alors être une occasion raisonnable d'espérer...

Une dernière chance offerte par la Providence, en la personne d'une certaine Mar-Jeanne... Occasion opportune d’interrompre les services extra professionnels de ma jeune employée. Mais comment m’y prendre pour ne pas la blesser ?

Tout naturellement, au cours d'un de mes très fréquents séjours à Draveil pour surveiller le magasin et alimenter mon ouvrière Wanda en travail, je raconte à ma mère ma situation vis-à-vis de ma petite secrétaire toute particulière, et mon intention de rompre.

Elle n'est pas du tout choquée ! Mieux, elle me conseille :

-« Tu vas lui faire un beau cadeau de rupture... Elle sera émerveillée, et ça se passera très bien. Tu verras, je connais ce genre de fille !

En effet, tout se passa comme ma mère l’avait prévu : Après l'explosion d'un gros chagrin, vite tempéré par mes douces paroles :

-« Tu gâche ta vie avec moi... Ce qu'il te faut, c'est un gentil fiancé de ton âge. Tiens, prends ceci pour que tu te souviennes de moi.

Je mets dans ses mains un bel écrin noir. Une curiosité intense suspend ses sanglots. La vue d'un magnifique « ras de cou » en perles d'un bel orient rose, lui fait émettre le "Ah !" qui soulignait habituellement d'autres jeux. Je lui passe le collier sur les épaules, et lui dit en l'embrassant une dernière fois dans la nuque:

-« Quand tu le mettras, tu penseras à moi ... Tu sais, ce sont des "vraies" ! Mais tu pourras dire à ta mère que se sont des "fausses", que ce n'est qu'un petit cadeau sans valeur d’un de tes petits soupirants... Adieu, ma gentille Suzette…

Ainsi s’acheva en douceur ma chaude idylle avec ma petite secrétaire, sans que soit altéré un instant la qualité de tous ses autres services, y compris mes repas et la tenue de mon succinct logement.

Maintenant, revenons à Mar Jeanne…


Cette histoire remontait à six mois, lors du dernier bal de Croix-Rouge dans les salons de l'Hôtel de Ville de Douai, dont le carillon du beffroi avait égayé ma première nuit dans la mansarde de la rue des Minimes, en décembre 1940...

Ces bals de société étaient des événements mondains très prisés dans les villes de province, à cette époque. Invités soigneusement sélectionnés par des "dames patronnesses bien pensantes". Occasions d’exception pour les demoiselles de la bonne société de se montrer dans leurs plus beaux atours. Celui de Douai était l’un des plus réputé.

J’y avais rencontré une jeune fille de déjà vingt six ans, qui n'avait ni la jeunesse ni la beauté de celles qui me subjuguaient habituellement, mais qui était agréable et bien proportionnée. Sa douceur, sa réserve, et quelque chose de nouveau pour moi - du genre "beauté du cœur", "générosité à donner" - captèrent mon attention.

J'étais incapable d'amour passion depuis la tragique disparition de Marie Madeleine, et encore très perturbé sur le plan professionnel et relationnel en raison de ma crise avec Y. V.. Une amitié tendre était la seule forme de relation sentimentale qui pouvait me convenir, à ce moment de mon existence.

Donc, une idylle d'un genre nouveau pour moi, se nouera lors de ce bal, entre Mar-Jeanne et moi.

Je serai présenté à sa mère, qui m'invitera ensuite à venir voir sa fille, dans leur maison de Caudry ! Il y a un an, un tel genre de proposition m'aurait fait fuir à la vitesse du son !

Les parents de Mar-Jeanne L., étaient des petits industriels spécialisés dans la fabrication de dentelles, dont Caudry était le fief incontesté.

Cossus et bourgeois - ainsi que ceux de Marie Madeleine -, ils vivaient dans une atmosphère familiale et paisible. Chez eux, je me sentirai bien, accepté, en sécurité. J'avoue même que je serai tout autant séduit par l'ambiance traditionnelle de cette somptueuse maisonnée, que par la discrète et admirative Mar-Jeanne, dont les vingt six ans ont quelque chose d'inachevé, sans doute en raison de la très forte personnalité de son père et de sa mère.

Mais elle est belle à sa façon : Tout juste ce qui sied à une future épouse...

Sans que cela m'effarouche, je remarque que ses parents, au fil des mois, et au fur et à mesure qu'ils s'habituent à ma présence, évoquent de confier à celui qui serait leur futur gendre, la direction de leur usine de fabrication de dentelles, un logement très confortable, ainsi qu’un avenir successoral prometteur...

Avec les semaines qui passent, je sens que m'achemine vers des fiançailles raisonnables, et m'attache, par estime et irréprochabilité, à Suzanne, que je respecte comme il se doit, conformément à ma philosophie particulière lors d’un projet de mariage catholique.

Environ trois mois plus tard, au terme de nombreux séjours à Caudry, je propose aux parents de Mar-Jeanne, d'organiser une première rencontre avec les miens. Je viendrai les prendre à Paris, pour les conduire à Draveil. Ils acceptent, et l'on décide de se retrouver à la Gare du Nord.

Reste à prévenir les miens, et surtout ma mère…

S’il n’y avait eu aucune difficulté avec mon père que j’avais informé en premier, j'avoue que ce n’était pas sans appréhension que j'envisageais de tout révéler à ma mère… Comment allait-t-elle prendre la nouvelle ?

Très mal ! Très très mal ! J'ai à peine terminé le début de mon récit qu'elle m’interrompt violemment :

-« Ce n'est pas du tout la fille qui te convient, je le sens ! C'est une fille de famille qui ne voudra pas travailler... Et puis je prévois que ses parents vont t'accaparer dans leurs affaires… Que je te verrai de moins en moins... Après tous les sacrifices que j'ai faits pour toi... Tu es un ingrat ! Pour en arriver là, il ne fallait pas me demander de t'aider dans ton travail de confection ! Qu'est-ce que je vais devenir ? Tu n’es qu’un ambitieux ! Tu ne m'aimes pas comme je t’aime, moi !

Elle s'écroule en sanglots, désespérée, s'accroche à moi, en me suppliant :

-« Ne vas pas à la Gare du Nord... D’ailleurs je refuse de voir ces gens-là... Oui ! Je refuse !

Ses pleurs redoublent. Comme à l'accoutumée, les larmes de ma mère me désarment. Je n’ai plus qu'un but, la consoler. Elle balbutie encore:

-« Ce qu'il te faudrait - sous-entendu, ce qu'il nous faudrait… - c'est une petite jeune fille simple et honnête, dévouée, avec laquelle je m'entendrais bien pour vous aider. Pas dépensière... Travailleuse... Dont la famille ne s'occupera pas de tes affaires... Tiens, un peu comme cette gentille Wanda qui ferait n'importe quoi pour toi...

Par tous les moyens, je tente de la raisonner, car je me sens moralement engagé envers les parents de Mar-Jeanne. Mais les heures passent... Jamais je n'ai vu ma mère dans un tel état de désespoir ! Ses pleurs n’en finissent plus, avec pour leitmotiv :

-« Je t'en supplie, ne revois pas ces gens-là... Je ne veux pas les voir... Je ne veux pas te perdre...

Le temps passera... Si bien que, lorsque je m'inquiéterai de l’heure, je me rendrai compte que le train est déjà arrivé en Gare du Nord depuis un certain temps !

Je ne reverrai les parents de Mar-Jeanne que la semaine suivante, à Caudry, car j'ignorais où ils étaient descendus à Paris...

Accueil glacial. Choqués. Scandalisés. Le père, style : "Tout est rompu, mon gendre !". Mar-Jeanne, sans doute dûment sermonnée par ses parents, est invisible. Je comprends qu'il ne me reste plus qu'à quitter les lieux...

Je ne vivrai jamais "dans la dentelle" !

Finalement, je ressentirai ce dénouement comme un signe du destin : La Providence m'avait offert une dernière chance de situation par le mariage, très honorable sur tous les plans… Et je n'avais pas pu la saisir, par conditionnement envers ma mère !

Je ne pourrais m'empêcher d'éprouver un certain ressentiment envers elle, d’autant plus que je constate son intervention de plus en plus agissante dans mon existence... Mais sans que je sache réagir, ni me défendre : Ses larmes paralysent toujours automatiquement ma volonté !

Nouvelle démonstration éclatante de la dépendance psychologique qui me lie, à vie, à ma mère. Subordination inscrite depuis mon enfance.

Presque une autre forme de fatalité, contre laquelle je serai toujours incapable d'échapper.

Vue de l'ensemble des bâtiments du 164 Chemin Manot, avec, à gauche, le passage d'un train de charbon remorqué par une locomotive à vapeur type 231, et sur l'horizon, l'église et l’école que fréquentera un temps, Marie-Christine.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:35:00.
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