Aime-moi Mamour

LIMITES D'EXPANSION

Souhaitant développer notre entreprise, je vais bientôt constater, avec une certaine déception, les limites d'Y.V. : Ses compétences au point de vue direction et organisation du travail sont incapables de dépasser le stade d'une trentaine d'ouvrières...

Dans l'impossibilité d'y suppléer moi-même, je vais être amené à rechercher d'autres débouchés pour continuer à assurer la progression du chiffre d'affaires, et surtout des bénéfices.

"Chiffre d'affaires" et "Bénéfice", qui vont devenir les seuls objets de tous mes soins et ambitions. De tous mes jours et de toutes mes heures : J'aurai toujours de bonnes raisons, d'excellents motifs pour ne pas me distraire du but que je me suis assigné : Développer l'affaire d'Y.V..

Et c’est ainsi que je vais être tenté par la vente directe au détail, de mes produits...

Le bénéfice sur la fabrication est déjà très confortable, et même, me semble-t-il parfois, anormalement conséquent. Mais, en conscience, je le justifie parce qu'il y a une "création" : celle d'un article "mode", dont la vertu essentielle est de "plaire". C’est le privilège de la mode féminine.

Tout autre me paraît être la règle du jeu dans le commerce de détail, dont la seule vertu est, à mes yeux, d'offrir à une clientèle féminine un choix d'articles seyants. Si ceux-ci plaisent, ils sont vendus au prix indiqué sur l'étiquette, sans discussion. Or ce prix est parfois deux à trois fois le prix d'achat! Il m’apparaît donc qu’il serait tentant de cumuler les deux marges, celle de fabricant et celle de détaillant...

Or, à Avion, je dispose justement du grand local commercial, celui de l'ancien café !

C'est là que commencera l'expérience de la vente d'articles de confection dames, par magasin. Celui-ci s'appellera "Frou-Frou". Et savez-vous qui voudra en être une des deux vendeuses ? Germaine ? Et bien non, ce sera la grand-mère ! Suave, souriante, avenante, et un tantinet roublarde, étonnamment efficace et plaisante, surtout auprès de la clientèle "d'un certain âge" !

Le succès sera instantané. D'autant qu'il assurera un service auquel je n'avais pas encore songé - pour moi, toutes les femmes sont jeunes, bien faites, de corps standard - celui des "hors taille" (incroyable le nombre des clientes au disgracieux gabarit), que l'atelier réalisera sans difficulté, pour une vente » sur mesure », à des prix bien sûr, très majorés…

D’autre part, une partie de ma clientèle de gros, celle des revendeurs, est constituée par deux ou trois clients anciens d'Y.V., qui sont des "forains", des marchands de marchés et de foires... Ce sont mes clients les moins difficiles : Ils y vendent sans effort « n’importe quoi », à condition que ce soit très bon marché, à une clientèle particulière, celle des corons miniers.

Or, j'ai des séries de fabrication qui n'ont pas eu de succès, et aussi des "loupés" d'atelier... Articles que je suis obligé de vendre à ce type de clients, mais à vil prix ! Pourquoi ne pas les distribuer moi-même sur les places de marchés ?

Mais je n’entends pas le faire de la façon traditionnelle en usage alors : Piquets de fer enfoncés en terre, déploiement d'une bâche, sortie de la marchandise de la camionnette dès six heures du matin, pour tout remballer à midi. Et ce, par tous les temps.

Non, je vais imaginer une méthode tout à fait nouvelle pour l’époque : Un petit magasin de quatre mètres de long, monté sur pneumatiques, dont la façade s'ouvre, offrant une marchandise impeccable et bien présentée. Véritable petit étal roulant, remorqué tôt le matin par la vaillante "Rosalie" qui viendra la reprendre vers quatorze heures.

Il fallait lui donner une enseigne : Ce sera "Mimi Pinson".

Le service de vente est parfois pénible et rigoureux, car il ne fait pas toujours beau temps tous les jours dans le Nord ! Il sera pourtant assuré, spontanément et avec enthousiasme, par... la grand-mère ! Du jour au lendemain, elle abandonnera le confortable magasin "Frou-Frou", pour les rigueurs de l’extérieur, mais aussi pour l'animation des marchés qui lui rappellent sans doute les foires de son enfance flamande ! Décidément, Man' Tite – c'est l'affectueux surnom que Germaine lui avait donné en raison de sa petite taille- me surprendra toujours !

Le succès de "Mimi Pinson" sera rapide, et la formule très vite imitée, bien que critiquée au départ par les vrais "forains", fait maintenant école. La clientèle s'empresse, faisant le siège des quatre mètres de façade, qui, bientôt se doubleront par un astucieux jeu de tringles et de toiles amarrées à celle-ci.

Comme la clientèle est différente chaque semaine, l'atelier fait de plus longues séries de chaque modèle. Mon idée de vendre au détail une partie de notre production s’avère décidément très profitable !

Si fructueuse que fin décembre 1945, j'achetais à mon compte personnel - à la suite d'une distribution des bénéfices moitié – moitié -, une ancienne alimentation en plein coron, entre les cités des fosses 9 et 12 de Lens. Cette ancienne épicerie renaîtra bientôt à l'enseigne du "Petit Quinquin, Magasin de Vêtements pour dames".

Qui aurait pu prévoir à cette époque, que cette acquisition faite un peu par hasard, serait le cadre, après un enchaînement de circonstances invraisemblables, du décès de mon père quelques dix ans plus tard ?

Incroyable fatalité, une fois encore !

Mais j'ignorais alors que l'entrée dans mon patrimoine de cet immeuble, banal et sans aucun caractère, au 164, chemin Manot, à Lens, serait une véritable "dame de pique" dans mon jeu jusqu'alors si chanceux...


Mais je devrais bientôt faire face à nouveau problème : Le remplacement de ma "Rosalie" 1932, qui arrive au bout de son rouleau !

Car dans l’extrême pénurie des lendemains de cinq années de pillages allemands, un an après la libération qui avait permis tous les espoirs, la pénurie, sur tous les plans, est pire qu’au dernier jour de l’occupation : En 1945, tout manque, et on est encore contingenté dans tous les domaines, essence, « bons matières », carte de 225 grammes de pain par jour... Alors, se procurer un autre véhicule, même d’occasion, est une gageure quasi insoluble, tant sont vertigineux les besoins.

Pour gagner du temps, j'ai embauché un mécanicien d'une trentaine d'années, Alcide, pour prolonger la survie de ma Rosalie.

C'est un garçon ponctuel, mais de caractère fantasque, un peu original. Mais "bon à tout faire", et astucieux, ce qui est très précieux en ces temps de disette.

Alcide a voué une affection toute particulière à "Rosalie", ce qui lui devra quelques mois supplémentaires d'arrière jeunesse pour son moteur, et pour sa suspension arrière du type ressorts "à lames" d’acier...

En effet, il passera des jours entiers, à mon grand étonnement, à les démonter, puis à marteler ces lames pendant des heures avec acharnement, pour leur "redonner de la courbure"…

Le marteau semblait être son instrument de prédilection, à tel point que j'en deviens inquiet pour la santé fragile de ma vielle compagne !

Trop tardivement !

En effet, un jour où il n'était pas venu conduire au marché de Bully les Mines le magasin roulant, j'apprendrai, après enquête, qu’Alcide était en prison !

Il avait défoncé le crâne de son amie… à coups de marteau !

"Rosalie" ne s'en consolera pas... Elle rendra l'âme, en plusieurs étapes, boîte de vitesses éclatée, enfin moteur transpercé par les pistons.

Mais avant de succomber définitivement, la brave fille m'avait prévenu à temps, de la nécessité de la remplacer...

Atelier d’Avion, 1946.

Le magasin 'Frou Frou', avec sur le seuil la principale vendeuse à gauche, Man-tite. A l'extrême gauche, ma vaillante 'Rosalie', équipée sur le toit de bouteilles à gaz comprimé.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:35:04.
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