Depuis ma catastrophe "Fund of New York", j'ai durci la conduite de mes affaires par nécessité. Devenu encore plus exigeant pour l'atelier au niveau rendement et qualité. Paradoxalement - compte tenu de mon unique responsabilité dans cette affaire - c'est encore une fois mon épouse qui va subir le plus durement les rigueurs de ma nouvelle discipline !
Sur tous les autres plans, enfants, famille, affaires, santé, et « après rebird », tout continue à connaître la plus parfaite des embellies. J’entends bien en profiter pour rétablir mon inquiétante situation, en commençant par augmenter le nombre de mes employées.
Malheureusement, je manque maintenant de place au 14, rue Bollaert… Il faudrait que j'agrandisse encore l'atelier sur le jardin.
Je décide donc d'en parler à mon propriétaire, le sympathique Monsieur Bracquart, qui a toujours été jusqu’alors, si compréhensif et si amical. Je lui écris pour l'inviter à dîner, afin de lui exposer mes projets.
Il viendra aussitôt, et il me donnera son autorisation, accompagnée de tous ses encouragements.
Sur ce – sans plus de précautions - j'entreprends immédiatement des travaux qui seront rondement menés. Quelques mois plus tard, je pourrai doubler le nombre de mes employées.
Pour l'inauguration des nouveaux locaux, j’invite à nouveau mon propriétaire, fier de mes réalisations.
Serait-il souffrant, malade ? Pas de réponse ! Lui qui est habituellement est si prompt à venir nous rendre visite… Mon épouse, qui a une petite tendance à voir tout en noir, me fait remarquer que lors de sa précédente visite, elle l'a trouvé moins chaleureux, plus réservé...
J'envisage alors de lui rendre visite à son domicile pour prendre de ses nouvelles.
Je n’en aurais pas le loisir.
Car un soir de l'hiver 1961, un peu avant Noël, je recevrai une sommation d'huissier à comparaître devant le Tribunal de Commerce de Béthune, cité par Monsieur Xavier Braquart !
Renseignements pris auprès de l’huissier, il s'agit d'une demande d'annulation du bail commercial dont je bénéficie… Sans indemnité, et sous trois mois ! Motif :
-"Modification des lieux loués et agrandissements réalisés par le locataire sans l'accord écrit préalable du propriétaire. » !
Après ma désastreuse spéculation américaine qui m’a handicapé pour plusieurs années, me voici de plus aujourd’hui, menacé d'être expulsé du local rue Bollaert !
Lieu qui est devenu, du fait de mes aménagements et extensions successives - réalisés avec l’accord tacite de mon propriétaire et ami - un excellent outil de travail qui tourne à plein rendement.
C’est une nouvelle catastrophe !
Mais ce n'est pas possible ! Mon propriétaire ne peut pas renier toutes les autorisations ni tous ses encouragements oraux du type :
-"Faites ce que vous voulez de ma maison, du moment que vous l'améliorez...
exprimés au cours de nos si nombreuses rencontres ! Ni tous ses témoignages d'amitié paternelle prodigués tout au long de ces dernières années !
Je tente de le contacter directement. En vain ! Le bonhomme semble avoir disparu... Peut-être est-il chez son fils qui exploite une petite entreprise de menuiserie à une dizaine de kilomètres de Lens, à Douvrin ?
Je m'y présente. L'atelier est fermé, la maison close. Renseignements pris auprès des voisins, j'apprends que l'affaire est en difficulté, ouvriers remerciés, bilan déposé.
Bien sur, j'ai confié mon dossier à un avocat. Celui-ci, après m'avoir demandé une "provision", me rassure totalement :
- "Laissez-moi faire : j'ai plaidé avec succès de bien moins bonnes causes ! Et pour cela, je demanderai à ce que les deux parties soient citées en personne devant le Juge : Votre bonne foi sera évidente.
Au Tribunal, lors de l’exposé des attendus, je ne tarderai pas à avoir des doutes sur l'issue de mon dossier…
Surtout quand l'avocat de mon propriétaire avancera posément ses arguments : Dénaturation de l'objet du bien loué, modifications du gros œuvre, constructions nouvelles, - le tout en opposition absolue avec les termes du bail - et sans autorisation écrite formelle du bailleur.
Il cite ensuite plusieurs cas de jurisprudence, et conclut en demandant l’annulation pure et simple de mon bail, et mon expulsion dans les plus brefs délais.
Je serai alors appelé à la barre, ainsi que mon propriétaire.
En dépit de mes efforts, au cours de mon argumentation, pas une seule fois je ne parviendrai pas à croiser son regard obstinément dirigé vers le Juge...
Opposant, à tous mes rappels de rencontres, de repas partagés, évocation de ses témoignages d'encouragement à utiliser au « mieux les lieux loués à condition que j'embellisse son bien », l’entêtement de sa formule :
-"Je n'ai donné aucune autorisation écrite à Monsieur Nonet… Monsieur Nonet a agi de sa propre initiative, et sans aucun droit.
Finalement, en dépit des beaux effets de manchettes de mon défenseur, de ses belles envolées oratoires lancées d'une voix sonore, d'une péroraison digne des « Plaideurs » de Racine, le jugement sera rendu :
« Expulsion dans les six mois. Condamnation à remettre les lieux dans leur état d’origine. »
Le hasard voudra qu'à la sortie du Tribunal, sans l'avoir cherché, alors que je suis encore sous le coup de la mauvaise foi de mon propriétaire, je tombe, nez à nez, avec celui-ci ! Impossible pour lui de m’éviter, d’autant que je n’ai pas du tout l’intention de le lâcher !
Je l’apostrophe, l’interroge, lui rappelle nos conversation, nos accords... Je sais que c’est inutile, que judiciairement j’ai perdu, mais je voudrais comprendre...
Après avoir jeté un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, il me fait alors cette déclaration :
-« Sachez Monsieur Nonet que tout cela ne m’a pas fait plaisir... Mais voilà : Mon fils a fait faillite ! Il n’a plus de situation... Une femme et deux enfants... Alors vous comprenez ? Vous ne m’aviez jamais demandé de confirmer par écrit mes autorisations orales... En droit, vous avez commis une grosse erreur... J’en profite !
-« Vous payez aujourd’hui votre imprudence. C’est une leçon pour l’avenir !
-« Je vais vendre cette maison dès que vous l’aurez quittée. Réinstaller une nouvelle fois mon fils pour lui donner une autre chance...
-« Vous êtes jeune, entreprenant, courageux... Je ne suis pas inquiet pour vous. Avec votre épouse, si travailleuse et douée, dans quelques années vous aurez rétabli votre situation...
-« Peut-être, plus tard, pour aider vos enfants en difficulté, vous me comprendrez mieux…
Là-dessus, Monsieur X. Bracquart me tourne les talons et disparaît dans les couloirs du Tribunal…
Accidentellement, quelques années plus tard, j’apprendrai le nouvel échec commercial de son fils...
Ainsi qu’ultérieurement, son décès...