Aime-moi Mamour

LA MALADIE DE LA PIERRE !

L'exploitation rationnelle de notre atelier et le succès de nos collections, nous oblige à augmenter constamment le nombre d'employés. Cela ne va pas tarder à nous poser des problèmes d’espace. A ce point que le bureau de mon dévoué comptable devra être, un temps, exilé dans la cave !

D’autre part, je suis limité dans mon expansion par la lenteur des progrès empiriques de mon « chef d'atelier modéliste coupeuse »… et épouse ! Car celle ci, malgré toute sa bonne volonté, peine à me suivre.

Je décide alors de trouver autre moyen d'accroître ma progression financière, mais dans un tout autre domaine.

Ce sera le début de ma "maladie de la pierre"...

Je devrais plutôt dire "de la brique", car en matière de construction, c'est celle ci qui est reine dans nos régions du Nord...

En effet, je me suis découvert le goût de concevoir, d'imaginer des plans, puis de les réaliser avec l'équipe qui m'a aidé à réhabiliter la maison de chemin Manot... Pas dans le but de revendre - j'ai bien trop l'âme d'un paysan lorrain conservateur - mais pour exploiter ce que je construis sous forme de « locations ».

En fait, les premières manifestations de cette maladie s’étaient révélées lors de la construction du magasin de Draveil ! Les joies puissantes de la conception d'abord, puis de l'édification selon mes projets, enfin une réalisation en "dur" de ce que j'avais imaginé, m'avaient fait connaître une vague d'orgueil justifiée lorsque j'avais pris possession de "l'ouvrage". Un peu celui d'avoir construit ma première petite œuvre durable, à mon échelle…

Oui, j'avais déjà contracté le virus... Conforté lors des travaux de mon maçon mascotte, Camille Delrue, au cours de la remise en état du futur domicile de mes parents.

C'est ainsi qu'en 1954, sans architecte, sans aucun outillage adéquat, je réaliserai un petit prodige : Eriger en six mois un ensemble immobilier de six appartements coquets, sur trois étages, dotés de jardins, celliers, et garages !

Commencé en mars, il recevra ses premiers locataires dès le mois d’octobre. Surcroît de travail pour mon comptable et pour moi, mais qui n'altérera en aucune façon la bonne marche de mon atelier de couture.

Personnellement, cette charge supplémentaire ne me pèse pas, bien au contraire : J’ai trouvé un exutoire à mon ardent besoin d'activité depuis que j’ai retrouvé la santé. En outre, j'aime cette profession virile de bâtisseur qui s'exerce au grand air.

J'ai infiniment de plaisir à surveiller la progression d’un chantier, l'élévation des murs depuis les fondations jusqu'au toit, la pose des planchers en hourdis coffrés, l'édification de la charpente. Les montées aux échelles dans les "fermes" et "gîtages" de bois, jusqu'à l’installation du bouquet de fleurs final planté sur la plus haute cheminée, qui célèbre la fin du gros œuvre !

J'aime organiser le parfait approvisionnement en matériaux, qualités et quantités exactes voulues. La rude compagnie des maçons et de leur chef d'équipe, Camille. Leurs gros rires d'hommes simples et vigoureux. Constater que mes plans ont tout prévu : Spécification des menuiseries, des carrelages et faïences, matériel électrique, plomberie, sanitaire.

J'aime l'odeur du plâtre frais, l'adresse de ces spécialistes qui doivent dresser murs et plafonds à vive allure pour que la "prise" en soit correcte, et pour éviter les "plâtres morts". La compétence des charpentiers et leur instinct naturel de l'équilibre tout en haut des échafaudages.

J'aime par-dessus tout, l'œuvre achevée, la contempler longuement, savourer sa massive et matérielle réussite. J'ai alors l'impression d'avoir créé une petite pyramide - pas pour quarante siècles bien sur… mais pour plusieurs dizaines d'années... Le temps voulu pour que mes enfants puissent dire plus tard aux leurs, avec fierté :

-"C'est votre grand-père qui a construit ce bâtiment !

Le petit immeuble de Chemin Manot à peine achevé, j'ai un autre projet en tête, à la fois plus ambitieux et à retombée personnelle en vue des vacances...

Certes, au fond de mon cœur, je voudrais réaliser celui-ci de préférence sur la Côte d'Azur, mais c'est un rêve trop lointain, inaccessible, ne serait-ce qu’en raison de la distance...

En revanche, j'ai été séduit par la ville du Touquet Pari Plage, qui se trouve à cent kilomètres de Lens, sur la Côte d'Opale, et dont le climat jouit d'une excellente réputation de tonicité pour les enfants.

Le Touquet, en 1955, c'est le Deauville de la Mer du Nord. L'étape obligatoire des riches anglais en transit vers la Riviera. Bourgeoisement construite au milieu d'une grande forêt de conifères, c'est la plus célèbre station de toute la côte nordique, avec Ostende, en Belgique.

La plage, immense, est à perte de vue. A chaque marée basse, la mer se retire sur plus de cinq cents mètres, découvrant une lumineuse plage de sable blond très clair. L'eau a des couleurs d'huître portugaise, et l’on y respire une odeur d'algue. L'air est souvent moiré de brume, ce qui lui donne une transparence opaline très particulière.

Je me prends à rêver d'y avoir une résidence secondaire pour les week-ends, et les grandes vacances d’été pour mes enfants. Enfants qui, confiés bientôt à une nurse selon mes projets, y profiteraient de la bienfaisante salubrité de son micro climat.


Projet de nurse…

En effet Marie-Christine vient d'avoir cinq ans, Maurice, deux, il est donc temps que je concrétise mes intentions.

Mais les choses ne vont pas exactement se dérouler comme je l’avais prévu... Non du fait de mon gentil mouton, mais par l’opposition catégorique d'un redoutable adversaire... Ma mère en personne !

L’idée de l’intervention de cette tierce personne, la révolte ! Mon père, comprenant le bien-fondé de mon souhait et de ses avantages - enfants bilingues, protection contre les excès d'un maternage abusif - émet lui même quelques réserves affectives à propos de ma si jolie petite fille, à laquelle il est très attaché.

Je défends âprement mon idée. Argumente.

Mais ma mère est la seule personne à qui je ne peux pas imposer la rigueur de ma volonté, par éducation, par subjugation, et par faiblesse d’imprégnation !

Et surtout parce que je ne peux résister à ses larmes !

Elle va s'opposer violemment à mon idée. S'employer à dresser ma femme contre moi, alors que celle-ci se serait soumise à ma volonté avec la même abnégation que lorsque je lui avait enlevé ses enfants juste après leur naissance.

Ma mère la harcèle de :

-"Il ne faut pas vous laisser faire ma petite fille ! Surtout pas d’étrangère pour vos enfants ! Je suis de tout cœur avec vous... Refusez !

Longtemps je me bagarrerai, tentant de vaincre leurs résistances… Finalement je ne pourrai pas résister longtemps devant les crises renouvelées de larmes de ma mère, et sa menace de retour à Draveil !

Pratiquement, je ne peux pas me mettre à dos, et ma mère, et mon épouse ! Alors, de guerre lasse, je me résignerai. Par fatigue, et pour avoir la paix.

En décidant de différer provisoirement d'un an, l'arrivée d'une nurse dans notre intimité...


Dans l’intervalle, l'idée d'une résidence secondaire a fait son chemin dans mon esprit, et peu à peu je m'enthousiasme.

Je commence alors une campagne de prospection. Mais, déception, au Touquet les prix sont exorbitants en raison de la renommée de la station : En région du Nord, il est "de bon ton" d'y avoir un pied-à-terre, lorsque l’on a réussi dans ses affaires !

Alors j’oriente mes recherches vers des immeubles sinistrés... Il y en beaucoup au Touquet, car la ville a été vidée de ses habitants pendant cinq années de guerre, occupée par des garnisons allemandes, et bombardée par les avions anglais. Nombreux sont ceux qui sont devenus inhabitables de ce fait, sauf au prix d'importantes et très coûteuses réparations.

Un très gros immeuble double, de quatre niveaux, très bien construit par un architecte parisien célèbre, dans le style des années trente avec encorbellement et pergolas, situé à cinquante mètres de la plage, attire mon attention.

Il est en vente depuis plusieurs années, et aucun amateur ne s'est manifesté en raison de l'énormité des travaux à entreprendre, et du trop grand nombre des pièces de chacun de ses deux bâtiments jumeaux.

Dès la première visite de la bâtisse, mon imagination m'a soufflé à l'oreille l'exploitation originale que je pourrais en faire : Créer huit appartements pour location de vacances, et nous en réserver un, particulièrement soigné et le mieux exposé, pour notre usage personnel !

J’apprends que, côté finances, je pourrai solliciter une participation de l'Etat au titre de "dommages de guerre", ce qui alimenterait en partie ma trésorerie.

Après d’âpres marchandages, mon offre - très minimale - est acceptée par les vendeurs lassés par ces longues années d'attente.

Du jour au lendemain, après passage chez le notaire, ce somptueux édifice, si près de la mer qu’à marée haute on entend la voix du ressac, est à moi !

Un architecte local, type "very british", Monsieur Krick, associé à un jeune notaire de mon âge, Pierre Maerten, se joindront à mes efforts pour faire valider les dommages subis par cet immeuble durant la guerre, par les Services de Finances, négociations qui dureront tout l'hiver 1954 -1955.

Victoire ! Fin avril, j'obtiendrai enfin gain de cause ! Une indemnité, triple de mon prix d'achat, m’est allouée sous forme de titres obligataires 3,50 %, à 15 ans d’échéance, mais négociables en bourse !

Suivront deux mois de bagarre avec les services administratifs pour faire admettre mes plans de reconstruction...

Que de voyages, quasi bi hebdomadaire vers la Sous Préfecture de Boulogne, pour obtenir satisfaction ! Occasion de constater les lourdeurs et les lenteurs administratives avec lesquelles il me faudra pourtant composer avec diplomatie.


Autre investissement, j'ai heureusement changé de voiture...

Ma petite Simca, après m'avoir vaillamment servi pendant plus de quatre ans, a été remplacée dans la même marque, par une superbe voiture style break de chasse, flatteusement nommée par le constructeur : « Châtelaine ».

Véhicule presque luxueux. C'est du moins ainsi qu'elle nous apparaît dans sa belle robe gris argent métallisé, avec ses sièges en moleskine beige, banquette arrière rabattable pour l'usage commercial. Moteur huit chevaux qui permet d'atteindre facilement les grisants 125 km/h !

J'en suis très fier. Dans son genre, c'est l'une des voitures les plus élégantes de son époque. Elle sera d'ailleurs sacrée « le plus élégant break d’Europe » !


Les travaux de réaménagement du Touquet ont commencé. Difficile entreprise, car je vais tenter, pour des raisons d’économies, d'utiliser le moins possible d'entreprises spécialisées. Pour cela, j'amène sur place mes propres équipes toutes les fins de semaine. Elles travaillent sans répit pendant douze à seize heures par jour pendant le week-end, efficacité à laquelle je les déjà ai habituées.

Pour les matériaux, mon break, surmonté d'une galerie, assure les compléments d'approvisionnement. Par la même occasion, désormais, nous passons presque toutes nos fins de semaine au Touquet en famille, avec ma mère, Marie Christine et le petit Maurice.

L’avancement de mes travaux intéresse et enthousiasme tout mon petit monde. Surtout ma mère qui se passionne pour la station, et rêve d'y passer toutes ses vacances avec les enfants.

En outre, ravie de pouvoir aussi me rendre service, elle me propose de se charger des locations : En bonne paysanne lorraine, elle a entrevu la possibilité de me rendre service et de me faire gagner de l'argent.

A partir de cette époque, elle se voit déjà très bien en éducatrice définitive de mes deux enfants, et gestionnaire d'appartements meublés pendant les vacances.

Trop préoccupé par mes projets, je ne verrai pas le danger de sa main mise sur Marie Christine et Maurice, ce qui a pourtant à l'encontre de ma conception éducative par nurse interposée.


Mais dans tout cela, que devient mon père ?

Départ pour le Touquet : Chargement de la voiture Ariane.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:38:11.
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