Aime-moi Mamour

MA ROSALIE 1932

Me procurer une voiture automobile est devenu une priorité d’autant plus impérieuse, qu’au niveau de l'atelier se posait constamment le problème d'approvisionnement en tissus en provenance de la région de Roubaix Tourcoing.

J'avais beaucoup compté, je l'avoue, sur la Bull de Paris ou sur mon protecteur de Bruxelles si efficace... Espoirs déçus… Il fallait donc que je trouve seul une filière pour acquérir ce précieux véhicule.

Or il se trouve aussi que l'une des spécialités d'Y.V. consiste en la confection des robes en crêpe de chine, tissu très en vogue à l'époque, mais très difficile à se procurer dans le Nord, car spécialité lyonnaise.

Je décide donc de me rendre à Lyon, profitant de ce que le réseau ferré redevient en partie opérationnel, à la condition d’obtenir de la Chambre de Commerce, un ordre de mission.

C’est un autorail léger qui m'y conduira depuis Paris, car un grand nombre d’ouvrages d'art ont été détruits, et remplacés par des passerelles "mécano" qui ne supporteraient pas le poids d'un lourd convoi traditionnel.

A Lyon, je découvre le pittoresque quartier des Terreaux, tout en escaliers et "traboules", cœur du domaine des "soyeux". Milieu riche et bourgeois - aussi fermé que celui des "lainiers" roubaisiens - auprès duquel j'échouerai par manque de recommandations.

Car je découvre qu’ici, toutes les affaires se payent en deux parties : Le montant officiel des factures, plus une "soulte", payable d'avance en espèces, et « de la main à la main » ! Ce jeu étant rigoureusement interdit par la loi, il ne peut se pratiquer qu'entre personnes « connues » et de confiance.

Ce procédé me stupéfie : Dans le Nord, il est exclusivement réservé à la catégorie des intermédiaires douteux, petits et grands trafiquants...

N'ayant pas les moyens de recourir à ces procédés, je suis sur le point d'abandonner et de rentrer à Paris bredouille, quand ma bonne étoile me fait rencontrer un jeune fils de famille qui éprouvera de la sympathie envers moi, en raison sans doute des nouvelles toutes fraîches du Nord que je lui apporterai, et sur certains membres de la profession que j’ai eu l’occasion de pratiquer : Il s’agit de monsieur Jacques de S.L., qui a justement l'intention d'ouvrir un bureau à Lille...

Je lui propose mes services... Et tout en parlant, je prononce le nom de Monsieur R., le père de Marie Madeleine.

Miracle ! Il le connaît ! Ils ont déjà traité des affaires ensemble... Alors, tout va devenir facile. Combien je bénirai intérieurement les dieux de l'amour, par lesquels tout peut arriver, au moment même où l'on croit désespérer !

Grâce à ce personnage obligeant et efficace, j'assurerai en moins de vingt quatre heures notre approvisionnement en soierie, sans soulte, pour le présent et pour l'avenir ! En outre, je découvrirai par son intermédiaire l'exceptionnelle cuisine du célèbre restaurant de “ La Mère Brazier ”, et sa poularde aux truffes à la crème et aux morilles...

Et enfin, grâce à son intermédiaire, je ferai l'acquisition d'une "Rosalie" Citroën, huit chevaux, bleu roi et noire, remarquablement jeune malgré ses treize ans d'âge, vue sur cales, car elle ne recevra ses pneumatiques que sous quelques jours. Par contre, je pourrai entendre les suaves harmonies de son moteur !

Elle me sera livrée sur wagon plateau à Villeneuve-Saint-Georges, gare marchandises du P.L.M. dont dépend Lyon, à cinq kilomètres de Juvisy, sous trois semaines…

Ma première voiture ! En ai-je rêvé depuis cinq ans ! Combien ai-je pu souffrir de concupiscence, pensant que ce rêve ne serait jamais réalisable ! Seul un Moscovite ou un Roumain de 1995 pourrait peut-être encore me comprendre : J'étais littéralement submergé de joie !

A propos... Je ne sais pas conduire !

Un ancien moniteur d'avant-guerre accepte de m'initier, mais à condition que je lui fournisse dix litres d'essence à chaque leçon ! Son engin école est un torpédo datant de 1925, vénérable voiture de collection, survivante de l’époque héroïque du début de la vulgarisation des engins à moteur à essence… Il est muni de deux volants solidaires par engrenage et à chaînes, et d’un double pédalage...

Au milieu du volant, il y a une manette "avance - retard", qu'il faut actionner selon que le moteur "cliquette" ou "cogne"... Le changement de vitesses est verrouillé sur chaque rapport, par un cliquet que l'on libère d'un doigt… Et il faut toujours pratiquer le double pédalage, accélérateur - embrayage, pour permettre l'enclenchement des pignons dentés de la boîte d'engrenage lors des changements de régime !

Enfin, pour freiner, on doit à la fois enfoncer la pédale avec le pied droit, et, de la main droite, tirer le levier de frein à main situé à l'extérieur, pour en garantir l’efficacité... Heureusement, le constructeur de cette Torpédo 1925 a tout prévu, puisqu’il n'y a pas de glace, seulement un pare-brise sans essuie-glace, à l'avant. Comble d’originalité, c'est une trompe de cuivre jaune, en forme de clairon, à grosse poire de caoutchouc noir, qui sert d'avertisseur !

C'est sur cette étrange machine, tressautant sur les pavés par suite de l'usure - bien compréhensible vu son grand âge - de ses amortisseurs "à friction", que je ferai mes premiers tours de roues (à rayons).

Que j'éprouverai l'ivresse incomparable de mes premières sensations de vitesse (30 à 35 kms.h !), les délices du "demi-tour sur route", les changements de direction signalés par l'extension du bras gauche à l'extérieur : verticalement pour virer à droite, horizontalement pour la gauche... Le chant des montées en régime du moteur jusqu’à 1 200 tours maximum par minute...

Enfin, l'orgueil de posséder, à l'issue de quinze jours de conduite en double commande, le permis de conduire rouge N°10532, daté du 14/4/45, qui est encore le mien, à l'heure où j'écris ces lignes…


Un mois s’est passe depuis mon voyage à Lyon... Enfin ma mère me téléphone : La « Rosalie » de mes rêves est arrivée ! Toutes affaires cessantes, je me précipite à Draveil, puis à Villeneuve Saint Georges.

Qu’elle est belle ! Quelle allure malgré la crasse du voyage, avec ses quatre portes, sa malle arrière à couvercle supérieur, sa roue de secours extérieure fixée verticalement en arrière du pare choc, sa grosse calandre chromée inclinée vers l'avant !

Ma première voiture ! Je vais être l’un de ces rares privilégiés à posséder une telle merveille ! Je l'admire longuement, je savoure ma joie, je tourne autour d'elle, un jerrican de 20 litres d'essence à la main, pour la contempler sous tous les angles. Elle est à moi !

Elle m'attend sagement dans un grand hangar de la S.N.C.F., face à un établi métallique. Les portières n'ont pas de clé. De contact non plus, remplacée par une tirette que l’on actionne vigoureusement. Il est vrai qu’à cette époque, on ne parle pas encore de vol de voiture.

Pour démarrer, il y a une procédure recommandée : Il faut d’abord “ dégommer ” le moteur à la manivelle. Celle-ci s'engage dans l'axe du moteur au travers du pare choc avant, et permet ainsi de "tâter" les compressions du moteur. Enfin, contact mis, retard à l'allumage poussé à fond, le lancer du vif effort d'un quart de tour. Et s’est parti !

Oui, en théorie ! Car dans la pratique…

La manivelle ! Instrument de torture des automobilistes du moment ! Que de fronts ruisselants, de chemises trempées, quand ce n'était pas un poignet cassé par son brusque « retour » du moteur... Manivelle qu'il fallait actionner longtemps, surtout les matins de grand froid lorsque l'huile est figée... Il existe bien un démarreur, mais il risque d'épuiser rapidement les réserves de la batterie, très difficile à recharger car souvent très usagée.

Après avoir donc rendu l'hommage musclé du dégommage à la mécanique Citroën, il me faut passer aux choses sérieuses : Verser l'essence dans le réservoir, « l'appeler » en actionnant une petite pompe à membrane placée sous le carburateur, vérifier qu'il est bien rempli en appuyant sur un téton qui fait alors tomber quelques gouttes... Le tout, penché sur le moteur après en avoir relevé le capot en détachant ses deux grosses agrafes chromées. En dernier lieu, vérifier la pression des pneus à 1,200 kgs, avec une pompe pneumatique à main munie d’un manomètre.

Donc, tout étant ainsi paré, je mets le contact.

Alors, arc-bouté à nouveau sur la manivelle, je lance à grands coups de reins le moteur ! Après plusieurs essais infructueux, miracle : Celui-ci “ tousse ”, puis lance sa merveilleuse chanson ! J'attends une minute ou deux que celui ci soit chaud, puis je m'installe au volant, tel Ben Hur sur son char !

Je desserre le frein à main, enclenche la marche arrière, et me retourne vers l'arrière en mettant mon bras droit derrière mon siège comme on me l'a appris pour les demi-tours. Et j'embraie...

Un fracas de tôles résonne à l'avant : J'ai embouti un établi de fer !

En fait, j'ai passé ma marche arrière comme sur la Torpédo 1925 sur laquelle j'ai appris à conduire, ce qui équivaut sur ma Rosalie à la première vitesse en marche avant !

Tel sera mon triomphal premier tour de roue dans ma première voiture ! Heureusement, mon pare choc est solide, et je n'ai aucun dégât.

Par la grille largement ouverte de la maison de Draveil, je ferais une entrée, prudente, mais littéralement royale !

Ma mère est en extase !

Nous nous armons sans plus tarder de seaux d'eau, de torchons, et lavons, briquons, dégraissons... A la fin de la journée, ma Rosalie est une merveille ! Racée, brillante, sous sa robe bleu roi et noir, avec tous ses chromes brillants (incroyable, la qualité des peintures et des chromes de cette époque !), elle m’apparaît digne d'un concours d'élégance !

Nous ne nous lassons pas de l'admirer. Et ne résistons pas plus longtemps au plaisir de la montrer à nos amis : Ma mère enfile sa plus belle robe pour un petit tour en ville, véritable triomphe, à peine teinté de modestie.

Le retour Draveil – Lens, sera l’équivalent d’un Paris - Dakar d’aujourd’hui, et tout aussi animé.

Premières impressions de folle vitesse à 80 km/h…. Au delà, les roues avant sont prises d'un frémissement frénétique, en raison d’un certain jeu dans les axes… Première sensation de véritable conduite (en tout, je n'avais pas encore fait plus de cinquante kilomètres avec mon moniteur), au travers de la capitale dont les carrefours sont réglementés par des agents à bâtons blancs et sifflet à roulette.

Autant d'arrêts, autant de démarrages, qui exigent la constante manœuvre du double pédalage pour éviter que les engrenages de la boîte de vitesse ne grincent. Et autant d'embrayages en douceur, sinon l’embrayage "broute"...

Nécessité de maîtriser le gabarit de ma voiture dans les nombreux embouteillages, en raison de l’étroitesse d’alors des chaussées, et du mélange des véhicules - hippomobiles, autobus à plate-forme et camions. Véritable épreuve de vérité pour le pilote débutant que je suis, au volant d'une voiture inconnue.

La Villette, Aubervilliers, Le Bourget, et enfin je trouve une route dégagée et une vitesse de croisière de 70 km/h sans vibrations. Ivresse incomparable !

Jusqu'à ma première crevaison à Chantilly, au soixantième kilomètres de mon rallye ! Cric, démontage, jeu de cerceau pour pousser la roue devant moi jusqu'au premier garagiste, car il n'est pas question de faire le reste du parcours (200 km) sans roue de secours.

A Senlis, mon moteur s'éteint... Un routier m'apprend l'art de démonter les gicleurs du carburateur, et à les déboucher en soufflant très fort dans ceux-ci.

Puis merveilleuse traversée de la forêt de Senlis aux immenses arbres se rejoignant en une voûte végétale. Soudain, un nuage blanc s'échappe de mon capot. Je m'arrête en catastrophe, et constate que, du bouchon du radiateur (qui possède une soupape de sécurité) fuse un jet de vapeur : J'ai oublié de repousser la manette d'avance, ce qui fait que mon moteur a “ chauffé ”, vaporisant l’eau du radiateur !

Je vais remplir un récipient dans une ferme, en verse le contenu dans mon radiateur, puis reprends la route.

Quelques kilomètres plus loin, je sens une odeur d'huile chaude : Recherche de la jauge à huile, et constat que je dois en rajouter. Je m'arrête chez un pompiste - lequel est aussi épicier et cafetier comme le plus grand nombre de ses confrères – et lui demande de compléter le niveau. J’en profite pour me ravitailler en essence.

Les pompes à essence du moment pourraient être des antiquités ! Elles se composent essentiellement de deux vases de verre que remplissent alternativement, une pompe à main actionnée par un levier. Elles débitent l'essence obligatoirement par cinq litres à la fois, la contenance de chaque vase. On annonce d'avance la quantité voulue, contre remise de bons d'essence contingentés, laquelle est alors affichée au compteur : 20 - 25 ou 30 litres. De temps en temps, le pompiste change de bras, car la manœuvre du levier fatigue à la longue. En fin d'opération, il vide soigneusement le tuyau qui relie les vases au réservoir.

Finalement, au terme de cette odyssée, je ferai enfin une arrivée princière devant l'atelier d'Y.V. : Tout son petit monde se précipite pour admirer la merveille. Et je ne suis pas peu fier, en dépit de tous mes aléas, de n’avoir mis que sept heures pour faire les 260 km qui séparent Draveil de Liévin !


J'apprendrai très vite que ma "Rosalie" a des exigences de jolie femme… Et qu'il faut absolument les respecter sous peine de pannes boudeuses...

Elle demande par exemple des tendresses tous les matins : Dégommage, vérification des niveaux de l'huile, d'eau, du carburant. "Appeler" l'essence au carburateur. Vérifier au manomètre la pression des pneus et donner un coup de pompe à main aux plus faibles, dont les vétustes chambres à air sont poreuses et nanties de réparations mal vulcanisées. Contrôler leur surface, car beaucoup de godillots et de sabots sont encore garnis de clous qui, par conception, avec leur lourde tête ronde et leurs pointes aiguës, traînent sur le côté des routes, dardés en l'air... En outre, "Rosalie" adore les provisions de route : Huile, eau, bougies, chambres à air.

Si je satisfaisais tous ses caprices et lui donne toutes les marques de tendresse auxquelles elle estime avoir droit, "Rosalie" sera une maîtresse fidèle... Mais elle restera toujours allergique aux allures trop vives : Soixante - soixante dix kilomètres heure, étaient ses vitesses préférées.

Pourtant, il faut lui rendre justice : Elle sera longtemps robuste et vaillante en dépit de son âge avancé, et elle me rendra de nombreux services, transportant sans sourciller de lourds et encombrants paquets de tissus.

Et ultérieurement, le poids de trois bouteilles de gaz de houille comprimé à 250 kgs. fixées sur son toit, grâce auxquelles j'aurai une autonomie de près de 150 à 200 km. Gaz comprimé qui a l'avantage de ne pas être contingenté, mais le désavantage de m'obliger à de longues attentes à la station de pompage de l'usine d’essence synthétique de Liévin.

Quelle disponibilité grâce à ma "Rosalie" ! Quelle sensationnelle indépendance pour moi qui n’a jusqu’alors connu que les contraintes des horaires des trains et des autobus !

Sans parler du plaisir de conduire, dont je ne me lasserai jamais.

Grâce à son standing, "Rosalie" me permet de prospecter de nouveaux clients, et, en partie grâce à son allure bon chic bon genre, des clients plus huppés, qui correspondent mieux à mon goût et à mes ambitions : Fabriquer toujours plus mode, toujours plus parisien.

Il s'ensuit que le petit atelier de confection d'Y.V. va connaître une certaine notoriété, justement méritée.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 17:46:37.
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