Aime-moi Mamour

LES MULTIPES DE DIX...
L'ECHEC DE L'IMMEUBLE RUE GRANDE CHAUSSEE A LILLE.

Ma vie comptera bientôt trente-huit années...

Lorsqu'il m'arrive de penser au passé - ce qui est rare à cette époque de ma vie car je vis pleinement mon présent et garde toujours les yeux fixés sur ce que je me promets pour demain - trois dates me reviennent spontanément à la mémoire : 1928, le séminaire de Saint Pé où j'avais connu le désespoir; 1938, mon premier amour de jeune garçon pour l’inoubliable Béatrice; 1948, mon mariage avec celle qui, depuis déjà dix ans, m'a apporté le bonheur et une promesse de réussite familiale et professionnelle conforme à mes souhaits.

Trois temps forts de ma vie rythmés par un espace de dix années chacun: 28, 38, 48 ! La même cadence par multiple de dix que celle du rythme des naissances de mes parents de la mienne : 1890, 1900, 1920.

Superbe privilège de numérologie... Et ces coïncidences ne s'arrêteront pas là, car, succédant à 28, 38, 48, l'année 1958 sera particulièrement cruciale pour moi !


Celle-ci a commencé sous les meilleurs auspices : Marie Christine et Maurice grandissent sans problème sous la douce autorité bienveillante de ma mère, dans la belle et confortable maison de Liévin que j'ai construite spécialement à son intention, et où je lui rends de fréquentes visites.

Et où se passent généralement nes week-ends quand ceux-ci ne sont pas parisiens, afin de permettre à Wanda de vivre un peu avec ses enfants : Moments privilégiés où tout le monde est heureux.

Sauf peut-être pour moi, le perpétuel insatisfait...

Car je n'ai pas oublié que j'avais rêvé d'une autre organisation familiale... Je garde la blessure de cet échec, et persiste à penser que la présence d'une gouvernante anglaise ou allemande obéissant à mes directives, et à elles seules, aurait été une formule préférable. Même si je n'ignore pas que la révolte de ma mère ne m'avait pas donné d’autre choix, si peu de temps après la mort de mon père...

Ayant cédé sur la nature de leur éducation abandonnée au dévouement sans faille de ma mère, je m'étais promis d'être inflexible sur certaines règles de vie que j'estimais indispensables à leur bon équilibre: sport, musique, langues vivantes, diététique...

Mais au fil des mois et des années, je me heurterai à un véritable mur : Madame Nonet mère née Alice Henriot, en vraie Lorraine têtue qu’elle est, entend élever mes enfants exactement comme elle m'a moi même élevé ! Avec les mêmes motivations qui lui avaient si bien réussi avec moi contre mon père, elle régnera "d'amour" sur mes enfants grâce à ses recettes éprouvées : Câlins, tendresse, gâteries, et, le cas échéant, recours aux larmes...

Certes, elle ne m'exclura pas ainsi qu’elle avait écarté mon père, mais me mettra pratiquement sur la touche !

Me réservant seulement le rôle d'une sorte de père « fouettard », sévère et original, dont il fallait satisfaire certains de ses caprices tels que : Sport, musique, jus de pomme en guise de boisson...

Mes enfants entreront dans le jeu, ayant voué une affection exclusive et sans partage à leur grand-mère bien aimée. Pratiquement je deviendrai bientôt « l'empêcheur de tourner en rond », dont il faut guetter l'arrivée, et attendre patiemment le départ, pour reprendre le ronron des quiètes habitudes. Celui devant lequel on joue un peu la comédie, en me donnant l’impression que mes recommandations sont respectées.

Une illustration de cette situation ? Chaque fin de semaines de vacances au Touquet, ils guettent depuis le balcon l'arrivée de notre voiture, et s'écrient, dès qu'ils nous aperçoivent :

-« Ca y est, « le » voilà !

Aussitôt ils se précipitent pour déposer en évidence la bouteille de jus de pomme sur la table, ouvrent les cahiers de devoir de vacances sur le bureau, mettent en vue les raquettes de tennis, et enfilent en hâte shorts et sandales de gymnastique...

Très vite, je comprendrai que cela devient irréversible : Les rares fois où je tenterai d'imposer ma volonté, irrité de ne pas être obéi, je provoquerai les larmes de ma mère... Lesquelles, par une sorte de nouveau réflexe conditionné, entraîneront Marie-Christine et Maurice à se jeter dans les bras de leur grand’mère, pour la protéger… contre moi! Recréant ainsi l'alliance qui nous liguait, ma mère et moi contre mon père, dans le passé...

Rien n'y fera. J'aurai beau tout tenter, ma mère restera inflexible. Se justifiant toujours par les mêmes arguments :

-« Tout ça, gym, musique, anglais, jus de pomme, c'est de la "faridondelle"... Ce dont ont vraiment besoin tes enfants, c'est d'affection, de bien manger et de bien dormir. Il n'y a que ça de vrai ! Si tu voyais comme ils sont heureux quand tu es parti ! Quand tu es là, tu les étouffes ! D'ailleurs, tu ne comprends rien aux enfants, c'est normal, tu ne les as pas connus depuis qu'ils sont petits...

C'est désormais un fait établi. Un axiome :

-« Je ne connais pas mes enfants, parce que je ne les ai pas élevés !

Certitude pour elle aujourd'hui, et pour eux plus tard : Les pauvres enfants ont été privés de l'amour de leur père et de leur mère, qui les ont négligés pour gagner de l’argent !

Cette mainmise sur mes enfants va se confirmer au fil des années. Contraint et forcé devrai successivement capituler sur tous les points, reconstituant ainsi malgré moi la situation freudienne de dépendance de mes enfants envers leur grand-mère toute puissante, et de leur exclusif amour pour elle.

Mon épouse, toute dévouée à ma cause, ne devinera rien de ces menaces sur notre avenir de parents. D'autant moins que mon entente avec ma mère restera parfaite, car je me sens le devoir, plus encore depuis la mort de mon père, de lui assurer le bonheur.

Et celui-ci consiste pour elle, dorénavant, à se consacrer à Marie-Christine et Maurice.

Y aurait-il eu une autre solution? Par exemple arrêter de faire travailler mon épouse pour lui laisser le soin de l'éducation de nos enfants ? Sincèrement je ne le crois pas.

En effet, dix ans après notre mariage, je commence justement à me poser des questions à son sujet... Car, si je suis convaincu qu’elle a fait dans beaucoup de domaines de progrès somptueux, je me rends compte aussi qu’elle n’a ni l’ouverture d’esprit, ni les qualités de l'éducatrice idéale que je souhaite…

Elle a beaucoup d’excuses… Son atavisme, un attachement à une morale rigide et immuable issue de son éducation polonaise, un amour maternel potentiel excessif associé à la certitude d’une infaillibilité parentale qui avait été de mise chez ses parents, en raison de leurs nombreux enfants… Sujétions que je veux éviter à tout prix pour les miens.

D’autre part, lui confier l’éducation de Marie Christine et Maurice était impossible matériellement : J'ai absolument besoin de tout son temps pour assurer chacune de ses missions professionnelles, en vue d'atteindre la qualité et quantité de fabrication prévue. Elle est irremplaçable dans ce rôle.

Pour toutes ces raisons, pour l'instant, la solution du recours au dévouement affectueux de ma mère – en dépit de tous ses inconvénients - reste la meilleure des solutions.

En attendant que j'intervienne autoritairement comme j'en ai le projet dans une année ou deux, grâce à la réunion de tout mon petit monde - y compris atelier et magasin - dans une très grande maison en plein centre d'une très grande ville…

Déjà, en secret selon mon habitude, je pousse mes pions dans ce sens.

Je m’accroche à ce projet d’autant plus que je commence à me poser des questions à propos de la poursuite de mon rôle de Pygmalion sur mon épouse, jusqu’alors couronné de succès...

En effet, après dix ans de vie commune, je n'ai eu qu’à me louer de ses progrès, tant physiques, que professionnels de mon épouse. Tous les jours, j'ai l'occasion de me réjouir de sa faculté d'adaptation, de son dévouement, de son amour. Sur tous ces plans, je suis heureux de n'avoir pas tenu compte des réserves de mon père à son sujet.

Toutefois, depuis quelques mois, j'enregistre quelques fausses notes... Comme si mon burin d'apprenti sculpteur rencontrait soudain la résistance du granit ! Refus, blocages, entêtements, qui finissent par de crises de désespoirs...

Pour des motifs futiles, quelques gouttes d'eau ont fait déborder le vase de sa soumission. Puis sont apparus ses premiers griefs relatifs à mon style de vie, objet de crises passionnelles d'une intensité telle que je n'en ai connue qu'aux temps qui avaient précédés la folie d'Y. V….

Ma femme est alors la proie d'excès physiques et verbaux dont je ne l'aurais jamais cru capable ! Ceux ci me font penser à ceux d'Anna Karénine dans le roman de Tolstoï ! Mais justement, n'a-t-elle pas un peu de sang slave dans les veines par son père ?

Ces crises ont lieu en général le soir, quand se font sentir toutes les fatigues de la journée. Elles durent parfois une partie de la nuit. Une fois calmée, elle tombe dans mes bras, ivre de pleurs et de chagrin, épuisée, ainsi qu’une une poupée désarticulée, pour sombrer ensuite dans un sommeil profond.

Tandis que moi, incapable de m'endormir, je passerai la nuit à m'interroger, ressentant le lendemain fatigue et découragement... Elle, en revanche, se réveille fraîche comme une rose, et prête à affronter une nouvelle journée de labeur avec son entrain habituel... A condition de ne pas revenir sur le sujet qui a motivé la crise de la veille !

L'objet de ces révoltes va se préciser peu à peu. Notamment par une opposition catégorique à certains de mes projets...

Tel que celui qui justement se présentera vers le mois d'avril 1958, et qui m'enthousiasmera immédiatement, car il correspondait exactement à ce que je nous souhaitais pour l’avenir de mes enfants.

Un très grand ensemble commercial, magnifiquement placé en plein centre de Lille, rue Grande Chaussée, dont le vaste magasin avait été dévasté par un incendie... Dès que j'avais appris la mise en vente de cet immeuble de quatre étages sur vingt mètres de façade, j’entamais aussitôt les négociations en vue de l’acquérir. C’était exactement le bâtiment dont rêvais !

Si vaste que je pourrais y prévoir un formidable magasin au rez-de-chaussée, en plein centre de la ville et dans sa rue la plus huppée et la plus commerçante, créer un très grand atelier au dessus, et dans les deux autres étages, deux appartements, l’un pour ma mère et mes enfants, l’autre pour nous !

Ravi, je me décide à en parler à ma femme, m'attendant à une adhésion spontanée et joyeuse, tant ce projet correspond à tous mes souhaits.

Stupeur, ce sera un refus sans appel ! Un « Non ! » catégorique et sans rémission... J'aurai beau argumenter, revenir à la charge plusieurs jours durant, rien à faire, elle ne cédera pas ! Arguant entre autre, de l’incontestable compétence du personnel de fabrication qu’elle a eu tant de peine à constituer à Lens, et qui refusera sans doute de nous suivre à Lille !

Aussitôt elle appellera ma mère à son secours. Celle-ci, devinant mes intentions de reprise en main de l’éducation de mes enfants selon mes principes, et comprenant que dans le cadre d’une grande maison unique elle perdrait de sa prééminence sur Marie Christine et Maurice, part aussitôt en guerre contre mes desseins.

Leur alliance sera efficace. Tous les arguments seront bons : Refus de changer de cadre de vie « dans l’intérêt des enfants ». Ne pas nuire à la réussite de l’atelier. Mettre un frein à ma folie de projets trop ambitieux… Sans oublier celui du chagrin que je risquais de causer à ma mère, « qui avait déjà tant fait pour moi dans le passé…» !

Lassé, déçu, mais avec rancœur, je devrai finalement abandonner mon beau rêve !

Car dans le contexte de mon petit microcosme familial, il m'est impossible de m’opposer à la fois à ma mère dont j’ai besoin et qui dispose de l’arme absolue de ses larmes, et à mon épouse indispensable à l’atelier, et seule disposant de la compétence voulue !

Mais je suis convaincu de manquer ainsi une sensationnelle croisée de chemin ! Occasion d’une vie nouvelle, riche de promesse pour Marie Christine et Maurice : Education différente, qualité d’études pour le présent et pour leur avenir universitaire et social. Possibilité aussi de s’évader de cette ville mercantile de Lens au sein de laquelle je n’ai jamais pu m’intégrer vraiment. Quel dommage !

Ce bâtiment exceptionnel fera d’ailleurs le bonheur d'un autre… Lequel deviendra par la suite, l’un de mes plus fidèles clients et meilleur ami : Louis Stien.

Par ailleurs et toujours à propos des ratés de mon ciseau de sculpteur, apparaît chez ma douce épouse, une tendance nouvelle : Une propension à me soupçonner, sans aucune véritable raison... Elle m’imaginera avoir des relations équivoques avec certaines jeunes femmes... Soupçons propices à provoquer des scènes de jalousie extrêmement pénibles, d'autant plus que rien ne les justifie.

Je m'interroge souvent au sujet de ces « hiatus » : Est-ce la nature profonde de ma femme qui est en cause, ou bien mon ciseau qui serait devenu maladroit ? En y réfléchissant, je me convaincs que j'ai atteint les limites de mes possibilités de modelage. Décapée de sa gangue, Wanda m'oppose maintenant le granit inattaquable de sa nature profonde et de son hérédité !

Cela est particulièrement remarquable au niveau du langage. Après de constants progrès, elle se met maintenant piétiner… Au point que, par moment, j'ai l'impression que nous parlons deux langues différentes, tant le contenu des mots qu’elle emploie est différent pour elle, et pour moi...

Discordances décevantes et surtout très inopportunes pour moi, qui retrouve justement mon formidable appétit de vivre des années de guerre, et toutes mes ambitions.

Vais-je risquer de devenir ingrat ? Injuste ?

Dans la vie de tous les jours, sa résistance nouvelle, ses tendances ombrageuses, m'inquiètent. Sera-t-elle vraiment la femme exceptionnelle dont j’avais rêvé ? Reconnaissant aujourd’hui qu'à cette époque, il ne m’est pas venu une seconde à l'esprit que j’ai pu lui en demander beaucoup trop, compte tenu de la charge écrasante que j’ai déposée sur ses épaules !

Qu'elle est responsable d'un atelier qui compte maintenant vingt cinq ouvrières ! Que je lui impose de multiples fonctions ! Que j’exige d’elle un rendement journalier minimum. Qu’elle doit contrôler et maintenir le niveau de qualité, créer les modèles, recevoir les clients...

Que je suis devenu exigeant, tyrannique même… Maladroit dans mes critiques. Enclin à lui faire observer parfois avec muflerie, que je trouve certaines autres jeunes femmes plus élégantes et plus mondaines qu’elle...

Pas plus qu'il ne me vient à l'esprit que c'est sans doute moi qui suis en cours d'évolution de mentalité, avec le retour de ma santé physique !

Que mes anciens démons d'orgueil et de goût prononcé pour les femmes se réveillent, maintenant que j'ai retrouvé aisance financière et goût de vivre pleinement... Que ceux ci m'incitent déjà à faire des comparaisons ! Que je suis en train d'oublier tout ce que je dois à mon épouse ! Et aussi à ma mère !

Pourtant, quand ces gros nuages - qui sont encore exceptionnels - sont exorcisés, je suis conscient de toutes les qualités de mon épouse. De tous les sacrifices qu’elle a acceptés de faire par amour pour moi, dont celui d'être séparée dès leur naissance de ses deux enfants... Que je l'ai privée des joies, du bonheur de jouer à la maman...

Je tente donc d'arrondir les angles qui viennent d’apparaître entre nous, et de me convaincre que je suis loin d'être sans reproches...

Que je ne dois pas oublier la profondeur de ma détresse de 1947 qu'elle m'a aidé à surmonter... La sincérité de son amour... Les jours difficiles du début de notre mariage dans la sordide maison de Chemin Manot... Son dévouement, la patience dont elle a fait preuve tout au long de mes épreuves physiques...

D'ailleurs, les temps heureux des vacances d’été approchent, et le soleil lui sied si bien ! Sa plastique bronzée va réveiller mon amour pour elle, et sans doute dissiper toutes mes réserves.

Car j’ai projeté un mois de juillet formidable, dont la préparation m'a demandé bien des recherches, bien des courriers… Car les "voyages séjour", ficelés par une agence de tourisme, n'existent pas encore.

Après onze mois de travail fructueux, les résultats de mon entreprise sont excellents, Les commandes sont largement assurées jusqu'à la fin de l'hiver, en raison d'une collection de modèles particulièrement réussis.

D'autre part, en dépit de toutes mes réserves, ma mère et mes deux enfants que j'ai emmenés dans l'appartement du Touquet, me semblent parfaitement heureux...

Tous les augures sont favorables : Les vacances de 1958 seront magiques !

Le départ a lieu dans une atmosphère d'excitation et de bonheur sans égal, vers une aventure espagnole lointaine, dont je ne soupçonne pas alors toutes les péripéties prémonitoires...


Parvenu au tout nouvel "Héliport" de Lille, situé sur une vaste terrasse près de la gare de chemin de fer, stationne déjà l'énorme hélicoptère Sikorski "banane volante" de la Sabéna, qui assure, depuis l'ouverture de l'Exposition Internationale belge, une liaison ultra rapide entre la capitale des Flandres et Bruxelles, je savoure déjà mon bonheur !

En effet, j'observe avec plaisir la silhouette agréable, bien proportionnée et élégante qui est devant moi, un visage rayonnant de plaisir qui se retourne vers moi et me sourit : C'est ma femme ! Combien j'en suis fier !

J'éprouve en ce moment privilégié du départ pour ce sensationnel voyage, en la regardant, presque en la redécouvrant, un sentiment de plénitude heureuse, une bouffée d'orgueil d'homme comblé ! Mon épouse est bien aussi jolie que je l'ai souhaité et voulu : Belle, rayonnante, désirable… Combien j'ai de la chance !

Merci mon Dieu, trois fois merci pour la belle vie que vous m’avez donnée !


1928, 1938, 1948, 1958…

Et 1958 n’a pas terminé de me surprendre, au point que cette année va devenir une époque charnière de mon existence, car elle sera pour moi, l’occasion d’une rencontre exceptionnelle, et ô combien révélatrice !

Mais pour l’heure, dans l’une des six places de l'hélicoptère, alors que nous volons à environ trois cent mètres d'altitude au-dessus de la plaine flamande, oreilles emplies par l'ampleur du son strident des deux immenses rotors qui brassent puissamment l'air au-dessus de nos têtes, nos regards amoureux se mêlent dans la communion de l’instant du bonheur parfait de l’amour pleinement partagé !

Comme je t'aime alors mon petit mouton ! Combien tu m'as rendu heureux ! Je suis fier et satisfait de t'avoir choisie ! Je ne regrette rien. Conscient d'être un mari ardent, fidèle et loyal, ainsi que je l’avais juré en l'église de Liévin, il y a déjà de cela près de dix ans…

En pensée, je refais le voyage des temps écoulés depuis notre mariage en 1948. Dix années parfaites ! Nos quelques petites divergences occasionnelles me semblent alors insignifiantes. Dix ans qui ont fait de moi un homme bien éloigné de l'avide petit Rastignac que je fus dans la première partie de ma jeunesse.

Et c'est à toi, mon chéri petit mouton, que je dois ce miracle ! Par ta bonté, ta tendresse, ton dévouement. Par ton amour, mon ange !

Je repense alors, avec un sourire attendri, à ce que m'avait prophétisé mon père lorsque j'avais cinq à six ans :

-"A côté de toi, tout le temps, il y a à ta gauche un méchant petit diable vert qui t’incites à faire du mal. Mais à ta droite, il y a aussi un joli petit ange, avec des ailes roses, qui te protégera et t'aidera à faire le bien...

Mon ange gardien ! Je l'avais un peu oublié pendant de nombreuses années... Pourtant il avait parfaitement rempli sa mission : Depuis dix ans mon méchant petit diable vert n'avait pas eu une seule fois, l’occasion de montrer le bout de son oreille pointue ! Normal, depuis ce temps, j'avais eu un merveilleux ange gardien pour veiller sur moi : Toi, ma femme bien aimée !

Merci mon Dieu, trois fois merci ! Faites que cela dure toujours !

A ce moment me vient une tentation justifiée par tant de promesses heureuses : Puisque l'horizon est si engageant, si rassurant, peut-être pourrais-je envisager un troisième enfant… Après tout, nous n'avons que trente huit ans. Tout est encore possible!

Pendant de longues minutes, regard amoureusement mêlé à celui de mon épouse, je caresse ce projet qui me permettrait de renouer partiellement avec celui de la belle et nombreuse descendance que je m'étais promise avant l’épreuve de la tuberculose... Brûlant du désir de faire partager avec celle qui est mon épouse devant Dieu, ce doux projet.

Mon goût du secret me fait différer cet aveu... Mais peut-être que mon doux petit mouton a déjà compris, dans cet instant de parfaite communion de sentiments, mon souhait secret... D'ailleurs son épaule s'appesantit contre moi, et sa main cherche la mienne...

Tandis que je savoure ces minutes parfaites d'exceptionnel accord, je ne prévois pas un seul instant que de redoutables nuages d’orage vont bientôt obscurcir dangereusement les jours prochains de cette fatidique année 1958 !

En effet, trois redoutables coups du tocsin de la fatalité vont survenir successivement, et mettre pour longtemps en péril la sérénité de mon couple et les temps heureux de mon ange gardien :

Une étrange ressemblance…

Une visite imprudente…

Un voyage au-delà de la mort !

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:34:14.
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