J’ai repris la fréquentation régulière des courts tennis… Ce sport m'apprendra que la perte d'un poumon est un handicap considérable : Le premier jour, j’y connaîtrai deux spectaculaires syncopes ! Mais heureusement, mon partenaire – médecin - me rassurera et m’encouragera à persévérer. Avec le temps et la perte de mes kilos superflus, je retrouverai le niveau de bon joueur moyen du temps de ma jeunesse.
Notre club lensois a tous les inconvénients des petites sociétés sportives privées : Entretien insuffisant auquel nous devons souvent suppléer, absence de douches, peu d'adhérents. Mais, privilège incomparable en raison du coût élevé de l’abonnement, une qualité de partenaires exceptionnelle !
De charmantes jeunes femmes viennent nous rejoindre sur les terrains pour ravir nos regards de leurs longues jambes bronzées mises en valeur par de courtes jupettes recouvrant, juste ce qu’il faut des slips en lurex doré, dont les joueuses des tournois de Wimbledon et Roland Garros viennent de lancer la mode. Souvent, notre groupe de joyeux collégiens attardés, prolongera volontiers les soirées, autour de "pots" ô combien sympathiques !
Un matin, mon partenaire habituel étant en retard, je rencontre un nouvel adhérent, sagement assis près de la chaise d'arbitre... Chauve, plus âgé que moi d’une bonne dizaine d’années, râblé et vigoureux, style catcheur. Visage carré au teint étrangement basané, yeux bridés. Il se présente :
-"Docteur Romain Z., nouvellement nommé aux Houillères de Lens-Hénin. J’arrive de Russie !
C’est ainsi que je vais découvrir un personnage epoustouflant, au parcours abracadabrant...
Il est originaire de Pologne où il a fait ses études de médecine à Cracovie. Il se dit de souche noble, et je crois comprendre qu'il est de sang juif par sa mère. Il s'est marié là-bas, très jeune, et il a un fils dont il est maintenant sans nouvelle car il est divorcé.
En 1939, il a choisi de vivre en U.R.S.S., et pendant toute la guerre il a servi comme Commissaire Politique! Marxiste convaincu et reconnu comme tel, il est envoyé en 1946 à Paris - car il parle couramment le français - avec la bénédiction des autorités du Ministère de la Propagande : Staline projetant d’étendre son empire jusqu’aux rivages de l’Atlantique… Il faut se souvenir qu’en France, à cette époque, un électeur sur trois vote communiste, et que la marée rouge est en passe de submerger toute l'Europe.
Ronain Z. y refait un doctorat de médecine, puis exerce dans le quartier de la rue Scribe. Il mène alors une vie mondaine exceptionnelle avec sa seconde femme - intellectuelle et peintre - dans les milieux du cinéma.
Il a eu d'innombrables maîtresses... Modestement, il en évalue le nombre à trois cent soixante… Sans oublier pour cela une activité politique d'extrême gauche intense.
Mais les facilités de la vie parisienne finissent par adoucir ses convictions collectivistes... Son prosélytisme s'affadit, préférant le lit des femmes aux actions souterraines de la stratégie occulte pour lesquelles il a été envoyé à Paris...
C’est alors que sa seconde femme devient une éthylique irrécupérable. Il s'en sépare, en lui abandonnant leur jeune fillette, et il quitte la France pour Moscou en 1955.
Confronté aux réalités du paradis soviétique, après avoir connu celui de Paris, son enthousiasme politique baisse rapidement. Il se permettra des critiques, des suggestions, qui seront mal perçues...
Dès lors, se sentant surveillé, peut être menacé par le Guépéou, il décide de passer à l'Ouest.
Après un périple prudent qui le conduira par les lointaines provinces du sud de l’U.R.S.S., Caucase et Moyen Orient, il parvient en France où on lui accorde l'asile politique. Sa profession et son diplôme de la faculté de Paris lui permettent d'obtenir peu après un poste aux Houillères du Nord. C'est ainsi qu'il débarquera à Liévin.
Ce poste lui donne le droit d'occuper une vaste maison "type ingénieur": Immense salon-séjour-billard, et cinq grandes chambres, alors qu'il ne possède qu’une petite valise pour tout bagage...
Lorsque je lui rendrai visite pour la première fois, j'aurai la surprise de constater qu'il campe dans la cuisine, à même le sol, négligeant d'allumer l'énorme chaudière de chauffage central au charbon qu'il lui aurait fallu alimenter trois fois par jour ! De toute façon, il n'a jamais froid !
Ses deux seuls costumes sont de coupe et de qualité moscovites... Ce qui ne le gêne nullement et ne l'empêche pas d'être d'une propreté et d’une netteté irréprochables.
Ses propos sont passionnants, exprimés dans un langage châtié, émaillé d'expressions russes ou polonaises. Il doit avoir lu toute notre littérature, comme celle de Russie et de la patrie de Chopin, car il est capable de multiples citations littéraires.
Ses connaissances artistiques sont surprenantes : D'après une gravure ou une reproduction, il identifie immédiatement l'auteur et le nom du tableau, et il ajoute parfois le nom du musée dans lequel il l'a admiré !
Il affirme avoir écrit plusieurs ouvrages, et pratiquer l'art de la peinture et du pastel. Par ailleurs il est totalement insomniaque, et pourtant toujours "sous pression" et en parfaite condition physique !
Un matin, alors que je passe par hasard devant son domicile, je le vois justement sur le pas de sa porte...
Il me fait de grands signes. Incroyable, je ne l’aurais pas reconnu ! Il est superbe dans un magnifique costume croisé bleu marine flambant neuf, sur une chemise d'un blanc éclatant et nœud papillon bordeaux ! Sa calvitie "à la Iule Bruner", est dissimulée sous un chapeau gris à larges bords…
Médusé, je lui fais mes compliments. Il me répond, en baissant modestement les paupières :
- "Je fais ma cour ! J'aime une très jeune fille, dont je voudrais être aimé...
Moins d'une semaine plus tard, passant très tôt chez lui ainsi que nous en avions convenu la veille pour nous rendre au tennis, j'entre - car il ne ferme jamais sa porte à clé - et le trouve dans le hall, en robe de chambre "orientale", visage de César après la victoire d’Alésia...
Il prononce, regard suavement voilé telle une vierge de Botticelli, ces simples mots :
-"C'est fait. Depuis cette nuit, Agathe est ma maîtresse…
Comme si telle était son habitude avec les femmes... Le bougre aurait-il des arguments irrésistibles, une botte secrète pour séduire ?
Il ajoute alors, grand seigneur :
- "Entrez, je vous prie...
Il m'introduit dans son salon. Au milieu, à même le sol, un grand matelas visiblement neuf. Et debout, une petite silhouette nue qui se drape tant bien que mal dans une serviette de bain minuscule...
-« Mademoiselle Agathe, ma fiancée...
J'observe l'oiselle. C'est une jeune fille à la figure un peu ingrate, mais qui possède un casque de cheveux noirs d'un volume incroyable, et surtout deux yeux verts magnifiques qui lui mangent le visage ! Incontestablement, un tel regard a un pouvoir de fascination étrange. Le reste, j’aurai l’occasion d’en juger quand la serviette éponge lui échappera...
Ce qui est sur, c'est que sa peau est très claire, presque laiteuse et qu’elle n’a guère plus de vingt deux ans. Quel contraste avec la pigmentation jaunâtre de tartare de mon chauve ami, à l'évidence plus que quadragénaire !
Il nous a préparé café et petit-déjeuner à base de charcuteries. Effarante, sa façon de manger : Il ignore couteaux et fourchettes. Il se sert de ses doigts et dévore avec des dents blanches de loup affamé à une vitesse stupéfiante, je n'ai pas encore coupé mon jambon qu'il a déjà avalé le tiers du plat et une baguette de pain !
A la dérobée, j’observe la jeune femme qui se débat toujours avec sa serviette, combat perdu d'avance en raison de sa position inconfortable puisqu'il n'y a pas de chaise, ce qui me permettrait d'achever l'évaluation de ses charmes. A l'évidence, ce n'est pas une panthère. Aucun des signaux de féminité formelle que possèdent par exemple Frédia ou la ravissante Jacqueline... Simplement une fille comme tant d'autres, n'étaient sa chevelure, ses yeux perss, et sa jeunesse.
Elle semble avoir la conversation facile, avec parfois une forme d'humour acide. Les plaisanteries caucasiennes de son nouvel amant, loin de l'effaroucher, la font se tordre de rire. Mais d’un rire un peu crispé, qu'elle tente d'étouffer derrière sa main. Sa bouche et ses dents sont saines, ses lèvres gourmandes. Expression d'aptitude au plaisir.
Elle est jeune sans aucun doute, mais peut être pas aussi neuve que le matelas sur lequel elle vient de s'offrir à son étrange amoureux, décidément aussi irrésistible que ses performances passées le laissaient supposer. Au fait, quel numéro porte Agathe dans son palmarès ?
Je serai l'un des témoins privilégiés de leur mariage. A l'occasion duquel j'apprendrai leurs âges respectifs, qu’il confirmera avec orgueil :
-« Parfaitement mon cher, j'ai quarante huit ans ! Et Agathe, vingt trois !
Provoquant une réflexion laconique et en aparté du second témoin de son mariage :
-"Profites en, vieux salopard ! Et rendez-vous aux noces d'argent…
Désormais, marié à un tendron qui aurait pu être sa fille, il installera son couple dans un certain confort. Nos rapports se multiplieront, le personnage me passionnant de plus en plus.
Il m'apportera énormément car c’est une véritable encyclopédie vivante, doué d'une mémoire d'ordinateur. En littérature, philosophie et art, il est incollable. J'essaierai plusieurs fois de le prendre en défaut, car tant d'érudition m'est difficilement supportable, en vain. D'autant qu'il ajoute des commentaires pertinents et originaux sur les sujets les plus divers, me révélant même sur certains, des perspectives auxquelles je n'avais pas songé.
Finalement, j'accepterai sa maîtrise spirituelle, devenant presque son élève. Elève qu'il tentera, avec compétence et patience, de perfectionner.
Notamment en peinture où il excelle lui-même...
Figuratif, mais sans mièvrerie, il rejette le feu d'artifice de couleurs des impressionnistes. Il s'adresse moins à l’œil, qu’au cœur et à l'esprit. Son trait transmet un message, sans flatterie. Il hait les teintes chatoyantes, le pinceau trop mignard. Préfère la fougue, l’interpellation ! Ses maîtres sont Delacroix pour le mouvement, et surtout Goya, génial caricaturiste de la société de son temps, fantasmagorique dans une symphonie de camaïeux bruns et noirs, et aux crépuscules tourmentés.
Sa peinture s’en inspire, et c’est ce qui expliquera en grande partie les échecs commerciaux de ses expositions... Et pourtant, quel talent, quelle spontanéité, quelle originalité d'expression!
Il faut l’avoir vu devant son chevalet : Il ne peint pas : Il se bat, rugit ! Alors surgit, en quelques heures exactement ce qu'il a voulu exprimer !
La morosité laborieuse des tristes paysages miniers sera l'un de ses thèmes favoris. Il a, en peinture, la désespérance de Brel, Verhaeren, Maxence van der Mersch en littérature...
Ses plus belles réussites picturales sont des portraits. Un peu caricaturaux et sans complaisance, saisissant dans un visage non ce qu'il y a de bon ou de beau - ce qui lui aurait permis de vendre ses toiles - mais au contraire ce que nous tentons de dissimuler sous notre apparence souriante et sympathique : Disgrâces mentales, tares cachées... Véritable analyse psychologique.
Peu de femmes se risqueront devant son chevalet, à son talent radioscopique... Alors, pour son plaisir, il prend ses sujets dans la rue : Vieux ouvriers mineurs, le boucher du quartier (quand celui-ci se verra sur sa toile, il retourna illico à ses couteaux !), un mendiant... Il m’offrira certains de ces tableaux, que mon épouse, horrifiée, refusera, et m’obligera à accrocher dans le garage !
La peinture n'est pas sa seule spécialité : Le pastel n'a pas de secret pour lui : En une heure, il portraiture d'une manière flatteuse cette fois, n'importe quel beau visage qui se propose. Je le verrai, un soir, représenter sur papier format A.3, une dizaine de pensionnaires d'un hôtel, rien que pour le plaisir, car il considérait le pastel comme un art mineur...
C'est aussi un conférencier spontané. Si l’on visite avec lui un musée, il trouvera obligatoirement une victime pour engager aussitôt avec lui une controverse, prenant ensuite d'autres visiteurs à témoin.
Alors, quand il a estimé avoir réuni suffisamment de personnes autour de lui, il se radoucit et entame une dissertation critique sur l'œuvre incriminée. Tout y passe, la personnalité de l’auteur, l'école, la technique, le choix du sujet, son symbolisme, la composition, le choix des nuances. Cela dure parfois une demi-heure, et pourtant, pas un seul de ses auditeurs improvisés ne partira avant la fin de sa péroraison ! Emerveillant bonhomme !
Si ses talents de peintre sont indéniables, son art du savoir-vivre est beaucoup moins évident... Une année, nous avions décidé de passer le réveillon de la Saint Sylvestre avec nos deux épouses, au Casino de Saint Amand, alors très coté...
Affamé en raison de l'heure tardive du dîner en raison de la circonstance, torturé par une faim de barbare, il se jettera comme un loup sur toutes les nourritures que l’on apporta vers vingt trois heures, retrouvant d’un coup ses instincts primitifs : En cinq minutes, il avait dévoré en se servant de ses mains, la moitié de ce qui se trouvait à sa portée !
Ceci accompli, rasséréné, il engagera tout sourire, une attrayante conversation avec la plus grande finesse ! Eberlués, tout autant que nos voisins de table, nous ne savions quelle attitude adopter... Mais le plus fort, c'est que son humour et ses bonnes manières étant ainsi revenues, il parviendra à retourner la situation : Nous souriront, puis riront franchement avec sympathie…
Il entreprit ensuite de nous démontrer sa résistance à l'alcool… Prouvant qu'il était aussi polonais par la naissance, il en but une quantité inimaginable, sans le moindre symptôme d’ébriété !
C'est alors que l'orchestre entama une valse viennoise... A la hussarde, il s'empara de mon épouse, et l’entraîna avec une vigueur de Turc, dans une danse échevelée et athlétique : Bras droit tendu à l'horizontale et tournoyant dangereusement comme un sabre, frappant violemment le sol du talon, changeant brutalement de direction pour éviter un autre couple ainsi qu’il aurait déjoué un ennemi, traversant ensuite la salle en diagonale comme pour l'assaut d'un fortin… Terminant enfin sa démonstration sur une "toupie" effrénée digne d’un derviche tourneur ! Succès garanti !
A la reprise, curieusement, toutes les femmes avaient disparu alentour…
Ce fut une belle et mémorable nuit de jour de la Saint Sylvestre…
Et quel étrange personnage ! Un matin d'hiver, alors qu’il avait abondamment neigé et que le thermomètre indiquait moins quinze degrés en dessous de zéro, je décide de passer prendre le café chez mon ami toubib...
Arrivé devant leur grille, j'entends les cris d’une meute de chiens déchaînés... Que se passe-t-il ?
C'est Agathe qui vient m'ouvrir, l’air découragé... Elle me fait signe de la suivre dans leur jardin, et elle me dit en le désignant, résignée :
-"Il est comme ça depuis plusieurs minute !
C'est mon Mongol d’ami qui se roule, complètement nu, dans la neige en hurlant à pleine gorge…
Il revient ensuite, rayonnant et dispos, ignorant son complet dénuement, en expliquant :
-"C'est la méthode finlandaise. Dieu que c'est stimulant ! Mais bon Dieu, on crève de chaud ici !
Et il s'apprête à ouvrir la fenêtre. Agathe pousse un cri horrifié :
-"Ah non ! Pas ça ! J'en ai assez ! Je me suis battue toute la nuit pour conserver les couvertures... Si tu y tiens, retourne batifoler dans les glaces ! Moi, j’ai besoin de chaleur !
C'est ainsi que j'apprendrai qu'il dort sans rien sur lui, alors qu'Annie est frileuse comme une chatte.
En ce moment, elle le défie de ses yeux verts, soudain devenus féroces !
Presque haineux.