Aime-moi Mamour

VIE SPARTIATE

J’éprouve, une fois de plus, le besoin de dédier les lignes qui vont suivre à l’intention de ceux de mes petits et arrières petits enfants, qui liront peut être ces pages...

Pour les sensibiliser sur le bonheur qu’ils ont de vivre dans une époque de facilités et d’abondance, sans les rigueurs potentielles d’un troisième conflit mondial, ni celles que nous ne connaissions encore aux lendemains d’une guerre dévastatrice...

C’est dans ce but que je vais maintenant évoquer ce que fut notre vie de jeunes mariés, trois ans après la fin de la seconde guerre mondiale - après quatre années de pillage de la France par les armées hitlériennes, trois ans de bombardements intensifs qui avaient détruit entre autres dévastations neuf ouvrages d’art sur dix, l’extrême pénurie d’alors, par exemple un ticket de rationnement de viande à trois cent grammes par semaine… Oui, vous avez bien lu, par semaine !

Et aussi évoquer notre vie professionnelle telle qu'elle fut aussitôt après notre mariage : Une véritable guerre ! Avec en constance lors de toutes nos journées et souvent de nos nuits - sauf pendant le temps sacré des vacances - trois leitmotivs pendant vingt ans : « Travailler », « Progresser », « Capitaliser pour nos enfants ».

Afin que ceux-ci - qui ne tarderont pas à venir parce que nous les désirons - ne connaissent jamais, jamais, nos problèmes d’alors !

Afin qu'ils soient des privilégiés, des nantis. Pour qu’ils puissent profiter de tous les plus beaux plaisirs de la vie sans aucune inquiétude pour leur avenir. Et cela, au sacrifice de nos propres plaisirs du moment...

Pour ce faire - et ce, pendant de longues années - je vais limiter parcimonieusement nos dépenses, tout particulièrement celles qui nous concernent personnellement.

Quelle bagarre ! Quels combats dans le cadre si médiocre et presque marginal de la maison du Chemin Manot, lequel n'était alors qu'une ruelle périphérique de Lens !

Mais, bienheureusement, il y a maintenant la présence rayonnante, toujours gaie et infatigable, de ma gentille épouse avec laquelle je chante maintenant en duo :

"Aime-moi, mamour, comme je t'aime..."

Ou, « Quand il me prends dans ses bras,

Je vois la vie en rose…

Ainsi que sa chanson mascotte, "La Paloma" !

Car rien n'est facile, et les conditions de travail de l'atelier sont à la limite du tolérable.

Le bâtiment qui l’abrite est une ancienne écurie, avec sa porte d'étable en deux parties, haute et basse, chatière en bas. En guise de chauffage, deux poêles cylindriques noirs "Godin", avec de longs tuyaux de tôles courant le long du plafond jusqu'à la cheminée, pour ne perdre une calorie...

Le repassage se fait avec des fers de fonte, chauffés sur un fourneau à charbon à six faces verticales, dignes des "repasseuses" de « Germinal » de Zola...

En fait, le combustible utilisé n’est pas du vrai charbon introuvable… mais du poussier de charbon gras acheté à bas prix à des familles de mineurs voisin, qui en reçoivent gratuitement six cents kilos tous les mois, et dont ils ne consomment pas la totalité. Inconvénient : ce produit laisse beaucoup de suie… Toutes les semaines, il faut démonter les tuyaux, et les vider en tapant dessus avec un tisonnier pour la faire tomber…

Si j’évoque les conditions de travail du repassage de nos débuts, c’est parce que je ne peux m'empêcher de penser combien, aujourd'hui, le travail du "pressing" est aisé !

Notre repasseuse de l'époque, Marianne - une petite brune au teint mat, maigrichonne, mais infatigable - manipulait souvent pendant dix heures, des fers de deux à cinq kilos, ce qui l'obligeait à se bander le poignet ! J'entends encore le bruit de son fer frappant la table de repassage, le grésillement de vapeur quand elle passait prestement son doigt sur sa semelle, après l'avoir humecté de la salive…

La coupe en matelas de seulement deux à trois lits selon l’épaisseur du tissu, est réalisée avec d'énormes ciseaux que l'on actionne en s'aidant du poids de l'avant-bras pour provoquer la fermeture des lames…

L'éclairage est parcimonieux car la tension – 110 volts - du courant est souvent très faible, et il était impossible d'obtenir de l'E.D.F. nouvellement nationalisé, un compteur plus puissant…

Malgré toutes ces difficultés, la production du petit atelier va se transformer rapidement en qualité et rendement. Grâce à l'amélioration des modèles et aux dons de ma courageuse petite épouse, qui, de manière empirique – car il n’existe aucun cours d’enseignement professionnel - fait de constants progrès.

En ce qui me concerne, mes journées sont rythmées, sept jours sur sept depuis décembre 1947, par le service des marchés tous les matins.

Pendant les mois de froidure, sitôt levé, il me faut verser deux brocs d'eau bouillante dans le radiateur de l’énorme moteur Dodge six cylindres, pour le réchauffer. Puis, quelques minutes plus tard, dégommer à la manivelle le moteur de cinq litres de cylindrée, aux redoutables retours de compressions.

Pendant ce temps, mon épouse allume quatre foyers : Les deux de l'atelier, et ceux du bureau et de la cuisine.

De retour au garage après une très succincte toilette, après avoir ouvert les vannes de gaz comprimé, je verse quelques gouttes d'essence dans le carburateur, recouvre le détenteur de gaz qui abaisse sa pression de 250 kilos à un, d'une grosse serviette éponge plongée dans l'eau bouillante, car toute dépression produisant du froid, il y a risque que le pointeau de celui-ci ne "givre", interdisant le départ.

Enfin, contact mis, arrive le moment critique : Ce matin, le moteur va-t-il démarrer du premier coup ? Arc-bouté sur mes jambes, de toutes mes forces, d’un coup de reins, je lance la manivelle ! Une fois, deux fois, trois fois, dix fois, vingt fois... C'est selon le caprice de l’allumage... Que de fois, en plein vent - le garage n'est pas clos sur les côtés – mouillerai-je ma chemise par moins dix degrés de froid, le dos fumant comme une marmite !

Le moteur actionné, d'un rétablissement au-dessus de l’énorme roue de secours, je m'installe sur le siège de bois qui tient lieu de banquette devant le volant, car il n'y a pas de portière et le toit est un simple morceau de toile. J’embraye, et en route !

A six heures du matin, la nuit est noire. Je gare le camion à sa place sur le marché. Je dessangle et sors alors ma petite moto, puis, enfourchant celle ci, je me précipite - roues glissant sur les bords arrondis des pavés, parfois dérapant dans les flaques d'eau, neige ou verglas - vers le café du petit déjeuner qui m'attend Chemin Manot... Odeur que je sens, cinq kilomètres à l'avance !

Mais, dans l'intervalle, sous le béret en guise de casque dont je me suis affublé contre le froid, mon visage ressent la morsure du gel ! Mon front glacé me donne l'impression d'être serré dans un étau. Mes oreilles connaissent la douleur des gelures, comme mes doigts crispés sur le guidon, l’onglet.

Malgré les pulls et l'épaisseur de ma veste de toile de l'armée américaine, je suis transi jusqu'à la moelle, ressentant sur ma poitrine la froidure de ma chemise que j’ai mouillée lors de la mise en route à la manivelle...

Mais la récompense m'attend : Une pièce chaude, une table dressée, une jeune femme pimpante en gentil petit tablier fleuri noué à la taille, qui se jette dans mes bras, indifférente à mon lamentable aspect ! Amoureuse.

La radio émet justement la chanson d’Edith Piaf qui correspond tout à fait pour moi tout à fait à cette heureuse période de ma vie:

-« "Quand elle me prend dans ses bras,

Je vois la vie en rose…


Les magasins commencent à être mieux approvisionnés en produits correspondant davantage à la demande de la clientèle. Le stock, réduit, tourne mieux. Instruit par mes erreurs passées, je fais maintenant tenir sérieusement ma comptabilité par un ancien comptable des Mines.

Et pour la première fois depuis deux ans, en dépit du traumatisme de la grève insurrectionnelle de fin 1948, nous commencerons à être bénéficiaires dès de la fin du premier semestre 1949.

Après ce pénible hiver, des temps meilleurs semblent se profiler à l'horizon du printemps. D'autant plus que, sublime bonheur, l'enfant de l'amour que nous souhaitons tant, s’annonce !

Emerveillement pour moi du mystère sublime de la maternité, qui va redoubler ma vigueur malgré le handicap d'une mauvaise grippe inextinguible. Ma joie de vivre et mon amour pour la future maman de mon premier enfant sont intenses.

Si seulement ce pouvait être un garçon, ne serait-ce qque pour satisfaire mon amour-propre d'homme !


Ma mère, sitôt informée de la prochaine maternité de Wanda, accourt - abandonnant littéralement mon père qui devra dorénavant se débrouiller tout seul à Draveil - avec armes et bagages !

D'autorité, elle s'empare de la direction domestique de la maison. Incontestablement, c'est avec joie et reconnaissance que nous acceptons son aide.

Mais je ne tarderai pas à me rendre compte aussi qu'elle impose également son autorité à mon docile petit bout de femme, qui, paraît-il, « a tout à apprendre... », et, « qu'il faut conseiller... »... Cela me chiffonne un peu... Mais mon épouse supportera avec bonne humeur cette mainmise sur sa maison, qui la spolie partiellement d’une partie de ses prérogatives, mais qui lui permet de se consacrer entièrement à l'atelier.

L'intervention de ma mère, pour bénéfique qu'elle est, ne sera pas sans quelques désagréments... Particulièrement ceux de l’obligation de vivre à trois... Rompant la délicieuse intimité à laquelle je serai toujours attaché, et que nous goûtions si parfaitement auparavant.

D’autant qu’en bonne ménagère lorraine - autoritaire et dominatrice - elle entreprend de modeler Wanda à son image... Parce qu’elle sait beaucoup de choses, surtout celles qui sont susceptibles de me rendre heureux... Début d'une ambiguïté de situation entre belle fille et belle-mère, dont mon docile petit mouton va faire les frais.

J'en suis parfaitement conscient, mais l'abondance des services et des soins que m'apporte la présence de ma mère, me semble momentanément compenser tous ces inconvénients. D'ailleurs, elle n'est là que provisoirement, le temps de la durée de la grossesse.

Finalement, tout va très bien. Vaillamment, Wanda continue à assumer toutes ses fonctions, comme si de rien n'était. Manipulant les lourdes pièces de lainage, bourdonnant comme une abeille. Pas la moindre défaillance. Première levée, dernière couchée. Pourtant, elle s'alourdit de prometteuse façon. Et des petits coups de talons seront bientôt perceptibles...

Je suis au comble du bonheur !

Mais je ne veux pas que mon premier enfant naisse dans ce quartier populaire que je n'ai jamais pu adopter ! Je prévois donc que l'accouchement aura lieu à Draveil en bordure de Seine où j'ai vécu ma jeunesse, lieu qui a pour moi valeur de symbole.

Trois semaines avant la naissance, j'envoie donc la future maman déjà ronde comme une amphore, se reposer avec ma mère dans la maison de la riante banlieue que j'affectionne.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:50:39.
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