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LES VETEMENTS 'MAURICE NONET' !

Fin 1956, lorsqu’il m’est donné d’assister au 14 rue Bollaert, à la sortie de nos vingt deux jeunes ouvrières qui s'égayent comme une volée de perruches jacassantes, je ne peux m'empêcher d'éprouver un certain sentiment de satisfaction, en me rappelant les temps moroses de mes débuts au Chemin Manot, où je n'avais que cinq employées ! Progression qui ne s'est pas toujours faite dans la joie ni dans les fleurs…

Au fait, j'ai définitivement abandonné la vente au détail, pour me consacrer exclusivement à la fabrication… Et nous sommes parvenus à atteindre en ce domaine, un degré de qualité qui augure bien de l'avenir : D’ailleurs depuis peu, mes vêtements sont "griffés".

Ils ont un style, une personnalité qui leurs sont propres : Ce sont les vêtements "Maurice Nonet" ! Recherchés et appréciés par une clientèle de dépositaires renommés et exigeants, exerçant dans les meilleurs et plus beaux magasins de chaque ville de toute la région.

En outre, un service « commandes spéciales » et « sur mesures » nous permet d'être - grâce à notre totale disponibilité et exactitude de nos délais de livraison - des fournisseurs privilégiés chez nos clients habituels.

Tout cela nous assure une rotation de fabrication régulière toute l'année, alors que le gros point faible de la mode féminine est d'être outrageusement saisonnière.

Ma gentille épouse a fait des progrès considérables, tant sur le plan technique, que pour la conception des collections. J'apporte mes idées, elle y ajoute les siennes, et elle les exécute. Nous formons une excellente équipe, très soudée, parfaitement complémentaire.

Nous repérons nos meilleurs modèles lors de nos sorties parisiennes bimensuelles. Ainsi, à l’occasion de la représentation de l'opérette de Francis Lopez, « Mexico », - chantée par l'incomparable Luis Mariano - au Châtelet, une personne s'assoit devant nous au moment précis où les lumières s'éteignent...

A l'entracte, lumières revenues, nous remarquons qu'elle porte un manteau de velours noir absolument sensationnel ! J'en fais aussitôt un rapide croquis. Quand la silhouette se retourne, nous réalisons soudain qu’il s’agit la Princesse Grace de Monaco !

Ce modèle recouvrira les épaules de toutes nos plus distinguées clientes. Et, bien sûr, celles de sa productrice, dont l’élégance naturelle vaudront bien pour moi, celles de son princier modèle !

Toutes les occasions sont mises à profit pour glaner des idées : Voyage à l'étrangers, notamment à Londres, Bruxelles ou Cologne, encore marquée par les bombardements. Repas dans de grands restaurants, soirées de music-hall, terrasse des cafés huppés des capitales.

Puisque désormais nous présentons maintenant régulièrement d’excellentes collections, nous entretenons de chaleureux et fructueux rapports commerciaux avec nos principaux clients que je visite très régulièrement. Fréquentes rencontres qui nous donnent l'occasion de nouer des liens d'amitié durables avec la plupart.

Sur un autre plan, l'originalité de nos vêtements, leur excellente qualité, le fait qu'ils sont à la pointe de la mode et "griffés", me permet de les proposer à des prix très lucratifs, ce qui m’assure d'exceptionnels résultats comptables.

Car à cette époque – à peine plus de dix ans après la guerre - alors que posséder une automobile est encore chose rare et que les départs en vacances lointaines sont encore loin d'être généralisés, le port d’un vêtement est le signe extérieur de standing le plus remarquable et le plus apprécié.

La femme consacre un part importante de ses ressources à sa toilette. Elle est extrêmement sensible à la mode, à la couleur vedette de l'année, au chic durable B.C.B.G., à la qualité des tissus, à la finition.

Telles sont les raisons du succès de ma "marque". A ce point que mon épouse va devenir une véritable personnalité dans le milieu nordique de la mode... Belle récompense pour mon petit mouton issue des corons, et qui s’est formée toute seule...


Quand nous avions atteint le nombre de douze ouvrières, les locaux loués à notre propriétaire Monsieur Xavier Bracquart, s'étaient avérés trop exigus. Heureusement, ce personnage était devenu un ami. Il ne verra aucun inconvénient à ce que je construise dans le jardin un nouvel atelier, qui triplait la surface disponible du rez-de-chaussée. Il dînera d’ailleurs avec nous le jour de son inauguration.

En raison de ces flatteurs résultats, mon imagination envisage l'avenir avec confiance, et – bien sûr -envisage de nouveaux projets…

Mon rêve serait un très grand ensemble immobilier située au centre d’une grande ville - comprenant un vaste atelier, garage et jardin au rez de chaussée, avec deux appartements en étages, où nous pourrions vivre, aux côtés de ma mère - mais en toute indépendance - avec nos deux enfants enfin associés à notre vie de tous les jours… Mais il est encore trop tôt pour songer à une telle réalisation aussi coûteuse et ambitieuse.

Pour le moment, j’ai chargé l'équipe de maçons de Camille D., de construire sur mes plans une belle et grande demeure dans le centre de Liévin, pour accueillir ma mère et nos enfants dans un cadre enfin villageois. Elle pourrait ainsi quitter cette maison de Chemin Manot dont je n'ai jamais apprécié l'entourage de corons, et qui me rappelle tant de pénibles souvenirs !

Au niveau du travail atelier, tout va pour le mieux, et je projette atteindre un stade d'entreprise compris entre vingt-cinq et cinquante personnes, lequel correspond à nos limites professionnelles et à mes capacités de gestionnaire : Me rendant compte avec lucidité, que, jaloux de mes prérogatives, je suis incapable de déléguer à un tiers - aussi compétent qu’il soit - une partie de mes responsabilités… Seul mon jeune comptable échappe à ma défiance, en raison de ses démonstrations journalières de dévouement et d’efficacité.

Sur le plan de la mode féminine parisienne, c'est alors le triomphe du style Dior et Chanel ! C'est le règne du tailleur noir, cintré, parfaitement structuré. Longueur de la veste équilibrée avec celle de la jupe qui s'arrête aux genoux.

Cette tendance nous enthousiasme, car elle correspond exactement à nos goûts. Mon épouse fera des merveilles, d'autant que sa silhouette longue et bien proportionnée, lui permet d'essayer sur elle-même ses collections racées, dignes des meilleures maisons, notamment "Robert Weill", qui fait fureur.

Elle-même prend goût à s'habiller avec "chic", renouvelle sans cesse sa garde-robe, porte des talons hauts qui cambrent ses reins, des bas de soie fins à couture. Depuis peu, elle a trouvé un style de coiffure qui met en valeur l'ovale de son visage, qu'elle sait adroitement maquiller. Et tout cela en travaillant au minimum dix à douze heures par jour, avec la charge accablante d'un atelier de plus de vingt ouvrières ! Je suis fier d'elle !

Notre couple est en parfaite entente amoureuse, en parfaite osmose, ce qui stimule notre ardeur à atteindre nos objectifs dont j’ai fixé la finalité et les étapes.

Par ailleurs, mon état pulmonaire s'est stabilisé. Je peux constater aujourd’hui une certaine adaptation cardio-respiratoire, en dépit de mon amputation pulmonaire : Moins d'essoufflement, plus de vigueur, et meilleure résistance à la fatigue.

Les résultats d'une numération globulaire révèlent justement une merveilleuse compensation de la nature à mon insuffisance de surface respiratoire : Un accroissement surprenant de près de vingt pour cent du nombre de mes globules rouges !

Ces bonnes nouvelles me donnent envie de renouer avec les joies du sport... Opportunément, à cinq cents mètres du 14, rue Bollaert, il y a un club de tennis...

Quelle humiliation ! Dix minutes après un timide essai sur le court, me voici anéanti de fatigue ! Cœur fou, jambes flageolantes, ruisselant d'une mauvaise transpiration...

Le soir, je m'examine sans indulgence devant la glace de la salle de bains : C'est vrai, j’ai beaucoup changé… J'ai grossi du ventre, mes muscles ont disparus, mon thorax gauche est enfoncé comme une boîte de conserves sur laquelle on aurait marché... Mes épaules se sont voûtées, rentrées en avant, clavicules arrondies. De dos, je constate que ma colonne vertébrale s'est doublement tordue en "S", symptôme d’une cyphose et d’une lordose …

Qu'est devenue ma stature de rameur d'aviron ? J'ai maintenant l'allure du parfait athlète de bureau ! Même mon visage s'est gonflé, amolli. Révolté, je décide de réagir pour essayer de retrouver une certaine allure sportive.

J'aurai la chance de rencontrer en cette occasion des partenaires de tennis compréhensifs, et qui deviendront d'excellents amis, qui embelliront ma vie par leur fidélité : Louis F., Michel C., Jean Ch.. Ainsi que le personnage, truculent et cynique avec la plus parfaite inconscience, de Félix D., dont la rouerie flamande me divertira bien souvent.

J’essaierai même de m’initier à la chasse !

Circonstance qui me permettra une rencontre exceptionnelle, en la personne de Luiz Rocca ! Rencontre qui donnera naissance à la plus chaleureuse des amitiés qu’il m’ait été encore donnée de connaître, presque fraternelle. A ce point que j'éprouverai bientôt, le besoin de le faire vivre au cours de pages à venir...


Ainsi se terminera la première décade bienheureuse de mon mariage... Dans le bonheur d’une heureuse harmonie de parfaite entente sur tous les plans, en dépit d’un travail forcené que couronne aujourd’hui, une belle réussite professionnelle.

Aucun gros nuage n'est venu assombrir notre ciel, à peine quelques « bémols » du côté de mon petit mouton qui ne réussit toujours pas à améliorer son langage ni son vocabulaire, et qui donne parfois des signes d'entêtement allant parfois jusqu'au blocage !

Mais globalement, tout est parfait !

Ou presque…

Car je ne me suis toujours pas pardonné d'avoir cédé devant ma mère au sujet de l'éducation de nos deux enfants...

Je redoute que la formule actuelle ne réitère les erreurs que ma mère - en toute bonne conscience - avait commises envers moi : Amour exclusif et stérilisant, aggravé par un manque évident de modernisme.

Risque d’autant plus réel, que je prévois que le monde dans lequel vont devoir vivre mes enfants Marie Christine et Maurice, sera bien différent de celui que j'ai connu lors de mon adolescence...

Mais pour l'heure, après tant de mois de travail forcené – qui m’ont aidé à surmonter la douleur de la disparition prématurée de mon père : Presque chaque jour je me suis arrêté quelques minutes sur sa tombe, dans l'ingrat cimetière de la Fosse 12, les yeux fixés sur le froid granit de son monument, et méditant sur la vanité des choses de ce monde - nous nous apprêtons à sacrifier au rite du temps des vacances.

Car la vie est toute puissante : Elle impose son rythme aux vivants au fil des saisons.

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:33.
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