Aime-moi Mamour

LA JEUNE WANDA...

Il me faut revenir quelques mois en arrière...

Depuis août 1947, mes parents ont accepté d'héberger chez eux, à Draveil, la meilleure de mes ouvrières, Wanda, pour la soustraire à la vindicte de mon ancienne associée, tourmentée par la jalousie.

D’abord vendeuse dans le petit magasin que je viens d’ouvrir dans leur maison, je la charge ensuite de recruter quelques travailleuses à domicile, occasion pour elle de faire son apprentissage de petit chef d'atelier.

Mais j'aurai bientôt la preuve de ses limites... Notamment quand je lui avais donné à fabriquer des robes pour fillettes agrémentées de "smocks", pour les livrer ensuite à certains de mes clients de gros. Ceux-ci vont les refuser : Les enfants ne pouvaient pas les enfiler, l'encolure étant trop étroite!

Dieu merci, la leçon sera profitable.

La présence de Wanda, qui oblige mes parents à accepter sous leur toit une personne étrangère, va néanmoins leur être rapidement bénéfique, car leur entente, en raison de leurs caractères opposés, n'était pas toujours emprunte de gaîté...

La jeune Wanda en sera l'oiseau chanteur ! Un rayon de soleil printanier ! Elle séduira mon père pas sa disponibilité, sa déférence, sa réserve. Elle viendra à bout de la méfiance naturelle de ma mère à l'égard de tout ce qui porte un jupon, et même, à force de patience, de travail, et d'obéissance, elle attirera sa confiance, puis son amitié. Très vite, elle deviendra sa protégée, voire son alliée. Succès obtenus sans calculs ni préméditation, simplement par mérite et par spontanéité.

Six mois plus tard, elle était totalement adoptée

Ma mère ne tarit pas d'éloges sur elle, mon père est enchanté, quoiqu'il la soupçonne d'entêtement et de susceptibilité excessive...

Personnellement j’observe aussi au cours de mes passages à Draveil, qu'au contact de la région parisienne, Wanda s'améliore professionnellement et extérieurement. A l’évidence, je la crois perfectible.

Pratiquement, en trois mois, elle nous aura tous conquis.


A Lens, mon petit atelier n'est pas un succès ! La jeune fille que j’ai embauchée pour l'animer ne se révèle pas à la hauteur, plutôt encline quand l'occasion s’en présente, à exhiber sa paire de jambes - qu'elle a d'ailleurs fort belles - sous une jupe ultra courte ! Manège qui n'échappe à personne, surtout pas aux yeux aigus de mes petites ouvrières ! Qualité, rendement et discipline s’en ressentent.

Dans l'intervalle, ma mère a commencé ses fonctions d'intendance auprès de moi à Lens, réveillant mon courage par toute la force de son dévouement et de son affection.

Tout naturellement, j’en arrive à lui révéler mes problèmes d'atelier. Elle me conseille alors :

-« Pourquoi ne ferais-tu pas rentrer Wanda ? Tu ne trouveras pas mieux comme chef d’atelier : J'ai eu le temps de la juger... Elle est très bien, cette petite ! Courageuse, dévouée, intelligente... Tu devrais y songer sérieusement ! Je t’assure qu’il n'y en a pas beaucoup comme elle... Et sérieuse avec ça !

Après tout, pourquoi pas ? D’ailleurs le magasin de Draveil périclite, miné par la concurrence des grands magasins de Paris qui ont repris toute leur activité, au point qu’il m’est déjà apparu que je serai sans doute contraint de le fermer sous peu de temps…

Ainsi cette petite Wanda, après avoir réussi à se faire une place dans le cœur de mes parents – surtout celui de ma mère - commence à attirer sérieusement mon attention... Je l'observe de plus en plus près, et bientôt je me donne de plus en plus souvent des raisons "professionnelles" de la rencontrer. Je constate qu’elle est jolie et bien faite. Ce qui pourrait me permettre de joindre l'utile à l'agréable, d’autant plus opportunément que je suis totalement à jeun depuis mon installation Chemin Manot…

Mais je vais commettre une imprudence ! En veine de confidences, un soir, ayant épuisé avec ma mère tous les sujets de conversation possibles, je laisse échapper une phrase qui peut lui laisse entrevoir mon projet d'entraîner sa protégée dans une aventure dont sa vertu ferait les frais...

Qu'ai-je dit là ! Ma mère, pourtant d'ordinaire si tolérante en la matière, se dresse comme une tigresse contre moi:

« Jamais ! Tu m'entends, jamais ! Je t'interdis de toucher à cette jeune fille... Je m'en sens personnellement responsable !

La violence de sa réaction me stupéfie... Elle poursuit, radoucie, avec une certaine émotion dans la voix :

-« Tu es aveugle, mon cher garçon, c'est une fille très bien, qui mérite que tu la respectes... Tu n'en rencontreras pas beaucoup comme elle... Honnête... Qui serait une parfaite épouse... Tu sais, tu devrais y songer... Tu pourrais tomber beaucoup plus mal...

Incroyable ! L'imagination de ma mère semble avoir déjà pas mal brodé sur ce thème ! Cela me contrarie fort, considérant qu’elle intervient dans un domaine qui m’est strictement réservé.

Quoiqu’il en soit, fin janvier 1948, Wanda quittera définitivement Draveil, et prendra la direction de l'atelier de Chemin Manot quelques jours plus tard.

Désormais, je l'avais sous les yeux presque tous les jours, et je pouvais l'observer àloisir, et commencer à l'apprécier comme elle le méritait.

C'est une longue fille, au corps délié et vif, à la parfaite colonne vertébrale rectiligne. Poitrine dégagée aux seins menus. Visage allongé aux yeux bleu clair et prompts. Chevelure mi-longue châtain foncé, qu'elle secoue d'un rapide mouvement – signe à la fois de coquetterie et d’impétuosité - comme une jeune pouliche sa crinière. Son port de tête, naturellement altier sans affectation, la distingue des autres filles de l'atelier.

J’observe aussi qu’elle n'a pas, comme ses autres collègues, cette tendance à l'obéissance passive qui caractérise le monde ouvrier, spécialement d'origine polonaise, mais au contraire une prédisposition à l'autorité, au commandement, qui la fera reconnaître et admettre sans difficulté ni commentaire, par mes autres employées.

De son bref séjour parisien, elle a retenu un petit "plus" d'élégance, des vêtements simples mais de bon goût, qui sont à la mode. Affectionnant une ligne resserrée à la taille qu'elle a très fine, et qui met en valeur la bonne carrure d'une jolie ligne d'épaules, et l'épanouissement de hanches bien dessinées. Un soupçon de "printemps" enjolive son teint clair, tandis qu'un léger trait de rouge souligne des lèvres bien dessinées.

Wanda, par sa participation enthousiaste à mon travail, va prendre discrètement, mais d'une manière certaine, une place importante auprès de moi et de ma mère, qui ne manquera jamais une occasion d'en faire des compliments justifiés.

Avec le temps qui passe, sa fidélité, sa disponibilité, son ardent désir de bien faire - qui s'accroît me semble-t-il de son souhait évident de m'être agréable - m'incitent à la traiter d'abord avec douceur, puis, peu à peu, avec une certaine complicité, cette complicité qui me convient si bien dans mes rapports avec les femmes... Finalement, une véritable osmose s'établira entre nous, faite de connivence dans le travail, et d’harmonie compréhensive réciproque...

Me voici donc entouré du dévouement et de l'admiration de deux femmes, ma mère et Wanda, environnement grâce auquel je retrouve, ardeur et joie de vivre.

Merci à la gentille Wanda, dont le chaste attachement non dissimulé me rendra vigueur et entrain en ces tristes et froides semaines du début de l'année 1948. Stimulations dont j'avais vraiment un grand besoin à ce stade de ma vie !

En effet, je passe un mauvais hiver au point de vue santé : Je retrouve les malaises de 1943 qui m'avaient fait rencontrer le loquace Docteur Vasseur de Liévin : Légère fièvre constante, rhumes interminables, toux, manque d'endurance, périodes de fatigue intense...

Le hasard veut que je sois photographié dans la rue, alors que je pousse la petite moto choisie pour pouvoir être entreposée dans l’étroit couloir du magasin roulant... Photographe de rue était alors un métier : il suffisait de payer et donner son adresse pour recevoir le document.

Je suis effrayé par l'image que je reçois : Je suis devenu méconnaissable, tant je suis amaigri et le visage creusé !

Il est vrai que depuis le début de tous mes problèmes d’association avec Y.V., je me suis fort négligé, à peine si je me regarde dans une glace pour me raser...

Oubliées mon ancienne élégance et ma coquetterie ! Osseux, coiffé d'un béret pour me protéger du froid, vêtu d'une veste trop longue et trop large provenant des surplus américains très bon marché, je ressemble à un véritable forain !

Où est le jeune homme distingué, en chapeau à bord roulé, gants et parapluie qui avaient caractérisé ma silhouette pendant les années de succès à la Bull… Quelle décrépitude !

Il est temps de réagir.

Grâce aux bons soins de ma mère, à la suralimentation dont je vais bénéficier, je retrouverai dès le début du printemps une certaine impression de bonne santé.

Mais côté affaires, ma situation reste préoccupante : La dégradation de mon chiffre d'affaires - progressive depuis la cessation de mon association avec Y. G. - me démontre de façon criante que malgré toute sa bonne volonté, ma première ouvrière n’a pas encore atteint le degré de compétence voulue.

Je suis donc dans l'obligation de prendre des dispositions de sauvegarde : Après la fermeture de Draveil, diminution du nombre de mes ouvrières, et décision de prendre moi-même en charge la conduite du camion de marché pour économiser un chauffeur.

C'est pour cela que j'ai acheté une petite moto. Au départ, je la charge dans le couloir du magasin roulant. Arrivé sur place, je laisse celui-ci à la disposition de la vendeuse qui est arrivèe par ses propres moyens, et rentre avec mon engin à deux roues. En fin de matinée, par le même moyen, je retourne récupérer ma succursale roulante.

Et ce, par tous les temps, pluie, neige, froidure et verglas… Sans protection vestimentaire supplémentaire, siège de conduite spartiate ouvert à tous les vents, ce qui me vaudra une bronchite persistante, inquiétante à la longue.

En fait, les marchés sont ma principale source de revenus, en raison des ratés de la fabrication, et de mes erreurs d'approvisionnements.

En effet, mes achats hebdomadaires de vêtements "tout faits" aux fabricants parisiens du pittoresque quartier du Sentier de Paris, selon mes goûts, sont inadaptés et ne correspondent pas à la clientèle des corons. Je devrai souvent les "solder" en catastrophe, perdant ainsi bonne partie de mon capital outil.

Quand je ferai mon premier bilan comptable partiel à la fin du premier trimestre 1948, je me rendrai compte qu'il ne me reste presque plus d’actif… Je devrai même vendre ma belle ambulance achetée aux surplus américains, équipé de de réservoirs de gaz comprimé à 200 kg pour palier à la pénurie d'essence, véhicule qui était mon dernier luxe...

A vingt-sept ans révolus, après avoir connu sur tous les plans d'exceptionnelles années de flatteuses réussites, je suis redescendu au niveau zéro ! Fatigué, déçu, affaibli, en plein trou noir... Conscient que mes seuls atouts dans ce métier qui est mon seul moyen de subsistance, sont ma mère, la jeune Wanda et le petit atelier qu’elle anime.

C'est par elle que le miracle va devenir possible. D'abord par son immense enthousiasme, son travail acharné, et surtout par ce qui va se révéler être chez elle un véritable don : Le goût inné pour tout ce qui touche à la création de vêtements classiques, « bon chic, bon genre » !

Grâce à son intervention, le niveau de mon chiffre d'affaires s'améliorera au fil des mois. Bientôt, je pourrai même envisager l'achat d'une très modeste camionnette bâchée Simca, de faible cylindrée.

Wanda, peu à peu, devient ainsi indispensable.

De plus je suis obligé de constater qu'elle me manifeste un attachement de plus en plus évident. Un désir constant de me rendre service qui dépasse largement celui que justifie son salaire. Tous ses efforts, son application, son imagination, n'ont qu'un souhait : Etre remerciée d'un compliment, d’un sourire de ma part...

Tout cela, je l’avoue, me sécurise et me ravit.

Au fil des semaines et des mois, j’observerai aussi que si son engagement, sa disponibilité me sont bien totalement offerts, ceux-ci à l'évidence, semblent aussi la rendre heureuse et gaie ! D’ailleurs, depuis son retour à Lens, l'atelier résonne souvent de sa belle voix de soprano chantant :

-« Aime-moi,

Mamour, comme je t'aime ...

J’ai l’impression que je deviens le centre, l'unique sujet de ses pensées, pendant - et même peut être après son travail – sans que jamais elle ne perde de sa discrétion ni de sa réserve. Sans jamais devenir un soupçon aguicheuse...

L'expérience que j'ai des filles ne tarde pas à m'informer que son cœur, à son insu, commence à rêver...

Moi-même, je ne suis pas indifférent à ces signaux qui m'émeuvent. Je suis obligé même d'admettre qu'elle est un peu entrée dans ma vie...

Alors, sans m’en rendre vraiment compte, je vais lui faire une cour discrète et respectueuse, ce qui n'est pas dans mes habitudes avec les filles que je convoite.

Cette complicité, tendre et confiante, se traduira, un soir, par un long baiser à ma gentille et chaste sauvageonne, qu'il me faudra ensuite apprivoiser, et rassurer sur la qualité intentions.

Mes intentions ? Après avoir envisagé d'en faire une simple maîtresse - ce qui avait déclenché la colère surprenante de ma mère il y a quelques mois - j'avoue qu’aujourd’hui - décidément, j'ai vraiment beaucoup changé ! - je ne songe plus du tout à cette éventualité…

Car je ne suis plus le même jeune homme : Les échecs, sentimentaux et professionnels, m'ont assagi. Une constante fatigue physique a atténué mon ancien appétit de vie et de conquêtes. Enfin je subis sans réagir à l'influence moralisante de ma mère.

Enfin et surtout, je me suis résigné à l’idée d'être destiné à une vie moyenne et coutumière, correspondant à mon niveau de culture et d’absence de diplômes... Que les temps des folles ambitions et aventures du type "levez-vous orages désirés !"-, sont révolus. Que ceux du tranquille, traditionnel, banal et coutumier établissement, ont sonné pour moi !

Et de consoler mon orgueil déçu, en me promettant, par les liens de l'hyménée, une éclatante compensation : Une lignée plusieurs garçons et de filles à naître... Lignée d’enfants qui, grâce à mon éducation et mon intervention à tous les niveaux, seront parfaitement armée pour la vie. Qui réaliseront, à ma place, et plus tard, toutes les promesses de promotion sociale à laquelle je n'ai pas su accéder.

La jeune Wanda en était digne. Et la richesse génétique de sa race généreuse était capable d'enrichir mon sang par sa vigoureuse hérédité polonaise, dont bénéficieraient ma descendance à venir… Descendance dont je m'étais déjà fixé le nombre : Sept ! Sept, en raison de son symbolisme biblique, et de la vertu de ce chiffre que j’estimais un peu magique.

Informée de mes projets, ma mère est absolument ravie :

-« Tu as parfaitement raison, mon cher garçon ! Je te l'avais dit ! Elle est très bien cette petite Wanda !

Comment mon père allait-il prendre la chose ?

Informé, il ne manifestera pas le même enthousiasme que ma mère... Il avait rêvé d’une autre femme pour moi... Il redoute qu’avec les années, n'apparaissent des contradictions, des oppositions entre nous, du fait de nos différences d'origine, de culture, de milieu social, et d’ambitions... Et aussi peut être, en raison du caractère ombrageux et entêté de ma promise, ainsi que de ses limites intellectuelles d’évolution...

Mais devant ma détermination, il se résignera. Reconnaissant les qualités essentielles et évidentes de sa future belle-fille.

Reste à présenter les parents... aux parents ! La tradition veut que cela se passe au domicile de la famille de la jeune fille. J'avoue que je n'envisage pas cette rencontre sans une certaine appréhension...

Effectivement, je connais très un peu la famille de Wanda, très digne et parfaitement respectable, mais de milieu ouvrier et d'origine étrangère, ce qui s'entend d’ailleurs à leur façon de parler par exemple. Et quelle différence de classe, entre le bourgeois Draveil, et le coron de Calonne… Et quel autre contraste, entre ses parents et mon père, d'allure si aristocratique…

Je redoute une gêne générale, une certaine déception de la part de mon père...

Mais il sera - comme toujours - superbe de simplicité et d'amabilité. Séduisant même, envers ces braves gens...

A ce point que la mère de Wanda, enhardie par tant de civilités, en parfaite maîtresse de maison qui a briqué tout son intérieur - les aciers de la cuisinière brillent comme des chromes à force d’avoir été frottés à la "toile émeri" et au "Zèbre-Acier" - propose, en toute innocence, de nous faire visiter les quatre pièces de leur maison !

En final, notre petit groupe, mon père en tête, pénètre dans leur chambre... Au-dessus du lit trône un grand cadre de quatre vingt centimètres sur cinquante : C'est une photo du père de ma fiancée à l'âge de trente ans…

…En uniforme allemand, et casque à pointe !

Un ange glacé passe...

Mon père, l'ancien combattant français de Verdun, ne peut détacher ses yeux de cette image, réalisant brusquement que mon futur beau-père est un ancien soldat ennemi ! Un de ces "boches" contre lesquels il avait combattu à mort pendant quatre ans !

Mais le plus exceptionnel était encore à venir...

Lorsque mon père aura surpassé son émotion, les deux anciens combattants vont confronter leurs souvenirs, l'époque, les lieux de certains de leurs engagements au cours des combats...

Or, il s'avéra avec certitude - mon père avait une mémoire absolument extraordinaire - une coïncidence absolument stupéfiante !

En effet, en 1915, le régiment de mon père avait attaqué dans le secteur de Lorette, au sud de Lens, au lieu dit de « Calonne », des unités allemandes constituées par des "malgré eux" polonais de Silésie... Le père de ma fiancée faisait partie de ces unités ! Les dates, les lieux, et même l’heure, tout coïncidaient exactement !

Ainsi, une incroyable fatalité avait opposé, face à face, dans deux armées ennemies, au cours de féroces combats où il fallait tuer pour survivre, mon propre père et mon futur beau-père !

Fatalité !

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Maurice NONET
Dernière modification le : February 27 2007 18:52:44.
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