Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

L'aiguillage.

Durant plusieurs jours, alors que se développait l’affaire polonaise, j’avais médité les conclusions de mon ami Martial, avant de prendre une décision qui, j’en étais conscient, serait lourde de conséquences puisqu’elle engagerait mon avenir. Très exactement, comme un train face à un aiguillage.

Je lis et relis ces pages de mon ami, dont l’écriture désordonnée court après la pensée avec ses lignes ascendantes d’un graphisme fougueux caractéristiques, lesquelles feraient fait le bonheur d’un graphologue, tant leur personnalité est évidente.

Je me suis imposé l’épreuve d’un temps de recul par précaution, afin que plus tard je ne puisse m’accuser de précipitation. Mais en réalité ma décision est déjà en moi à l’état potentiel depuis plusieurs mois, la clarté du raisonnement de mon ami me l’a simplement confirmé de manière définitive.

Donc, en cette fin juin 1939, c’est décidé, j’abandonne les études : Je désire entrer dans une carrière professionnelle. Et surtout, quitter le giron familial pour voler de mes propres ailes, tenter ma chance. En conséquence je parlerai d’abord à ma mère, puis à mon père. Au cœur d’abord, à la raison ensuite.

Je commençais par le plus difficile, là où j’étais le plus vulnérable en raison de l’amour que je lui avais voué depuis ma plus tendre enfance : ma mère.

Mais comment puis-je lui apprendre que je souhaitais la quitter? Je n’ai rien préparé. Je parle, en guettant sur son visage l’effet de mon discours. Je l’informe d’abord de mon désir de ne plus continuer mes études au-delà de cette année. Que compte tenu de la guerre prochaine, c’est opportun puisqu'elles seront fatalement interrompues par un prochain appel sous les drapeaux. Que je n'ai pas de projet précis pour le moment, mais qu'en attendant mieux, le premier emploi venu fera mon affaire. Que d'ici à octobre, le délai de deux mois de grandes vacances me donnerait le temps de trouver un vrai travail.

A un petit tremblement de son menton, je sens venir ses larmes... Ma volonté de poursuivre mon propos vers l'hypothèse d'un départ lointain fond. Je n'ai plus le courage d'aller jusqu'au bout de mon projet, et je l'enveloppe de mes deux bras en lui murmurant :

-"Quoiqu'il arrive, tu sais que je t'aime, Maman !

En réalité, j'ai déjà un projet dont j'ai contrôlé l'exactitude à bonne source. En effet l'administration du Protectorat du Maroc recrutait des fonctionnaires subalternes dans différents services tels que les P.T.T., les Chemins de Fer, l'Enseignement, moyennant des contrats de deux ans. Le Brevet Supérieur et le Bac suffisaient, car les candidats ne sont pas nombreux : les Français n'ayant jamais aimé beaucoup s'expatrier...

Par contre, pour mon père, j'ai soigneusement préparé mon laïus, m'inspirant des conseils de Martial : Séduire, argumenter. Donc, je débute par :

-"Je sais qu'il est souhaitable que je poursuive mes études... suivi d'un :

-"C'est la meilleure méthode pour s’assurer une situation d'avenir.... J'enchaîne aussitôt :

-"Mais je me rends compte que je n'ai peut-être pas les moyens intellectuels voulus... - ce dont mon père était déjà sans doute déjà convaincu.

J'observe attentivement ses sourcils, si prompts à s'encolérer. Pas un poil ne bouge. Alors j'ose émettre :

-"Je souhaiterais abandonner les études, rechercher dès maintenant une profession, même provisoire...

Son front ne bouge toujours pas. Tant pis, je lâche le morceau:

- "En attendant de pouvoir solliciter un emploi définitif outre Mer, au Maroc !

Tout au long de mon discours, j'ai scruté son visage, d'abord sévère comme à l'accoutumée, impassible, puis, attentif, étonné, un soupçon ironique, enfin franchement surpris par la détermination de ma conclusion.

Surpris, oui, bien sûr, mais absolument pas scandalisé ! Il ne manifeste aucune réaction violente comme je le redoutais, déconcerté sans doute par la manière inhabituelle avec laquelle je me suis exprimé. Je remarque même un léger balancement de la tête et un mouvement des sourcils qui expriment - comme par exemple lorsque nous jouons "aux dames" et qu'il se trouve en difficulté de mon fait:

-"Bien joué mon garçon !

Pourtant, je m'attends à un long prêche destiné à me remettre sur les rails. Mais, non, simplement après un temps de réflexion, ces quelques mots

- "Bien, je vais y réfléchir, et ensuite j'en parlerai à ta mère ...

A ma mère ! Je m'affole à cette pensée, et le supplie de ne pas lui faire part de mon projet de départ ! J'affirme même que je crois savoir, qu'en banlieue parisienne on recrutait des surveillants auxiliaires de l’enseignement, titulaires seulement du Brevet Supérieur, poste dont je m'accommoderai...

Je tins parole. C'est ainsi que, fin juin, je ferai un stage de remplacement d'instituteur dans une classe du Certificat d'Etudes à Vitry-sur-Seine, banlieue rouge s'il en est, composée de garnements cosmopolites. Tout juste ce qu'il fallait pour me convaincre à tout jamais, que je n'avais pas la vocation de l'enseignement !


La guerre était à notre porte. Les examinateurs de l'Académie distribuaient largement et généreusement les diplômes à tous ces futurs combattants, quelle qu'ait été la qualité de leurs copies aux épreuves du Brevet Supérieur et du Bac. Sur ces largesses universitaires généralisées, s'achevera ma vie estudiantine.

Et aussi malheureusement, par la fatalité des événements à venir, s’interrompront aussi mes relations avec mon prestigieux ami Martial, qui disparaîtra définitivement de mon horizon...


Quelques temps plus tard, d'un coup selon son habitude, mon père sur un ton de banalité, me déclare :

- "La Caisse de Prévoyance de la S.N.C.F. a décidé de moderniser son système de comptabilité. Elle a recours à un procédé nouveau, américain, à base de cartes perforées permettant une mécanisation du traitement des chiffres et des lettres. Puisque tu es "haut le pied", veux-tu visiter cet atelier et ainsi te documenter ? Il paraît que c’est passionnant.

En acceptant cette invitation, j'ignorais que j'allais engager presque dix ans de ma vie dans cette filière professionnelle, laquelle déterminera ensuite les conditions d’un autre aiguillage qui conditionnerait toute la suite de mon existence, et dans une large mesure celles de mes enfants...

Fatalité !

Mais revenons à cette invitation de mon père… En fait, j'étais convaincu que depuis notre dernière conversation où j'avais exprimé le souhait d'interrompre mes études, mon père s’était penché sur moi. Compte tenu de l'enchaînement catastrophique des événements internationaux, et aussi du fait que de toute façon il était persuadé que je n'étais pas un aigle destiné à voler très haut, il m’avait, par raison et résignation, approuvé dans mon choix ne pas poursuivre mes études.

A partir de ce moment il s'était occupé de moi, intelligemment. Ayant évalué mes limites et possibilités, il avait cherché pour moi la meilleure voie, partant du principe qu’étant sans diplôme de Grandes Ecoles, donc incapable de soutenir un concours d'entrée auprès d'une Administration, il avait exploré d’autres voies.

Il refusait peut-être aussi l'idée d'un éventuel départ trop loin de sa surveillance, se rappelant sans doute l'aventure malheureuse de son neveu Roger survenue justement au Maroc, pays dont il redoutait les facilités et les séductions pour un jeune garçon aussi désarmé que moi. Redoutant aussi le traumatisme qu'un tel départ provoquerait chez ma mère…

Il s'était documenté sur les techniques nouvelles de « bureautique », issues des Etats Unis, techniques qui du fait de leur totale originalité, ne privilégiaient personne au départ, pas plus un Ingénieur de Centrale qu'un simple titulaire du Brevet Supérieur. Secteur d'activité où par conséquent je ne serais pas handicapé par l'absence de diplômes supérieurs, et où je pourrais, selon l’une de ses formules favorites :

-"Avoir ma chance si je savais la saisir !

L'opportunité s'était présentée avec la modernisation de la Caisse de Prévoyance par la méthode des Machines à Statistiques américaines « Hollerith ». Et par l'occasion de cette visite, une nouvelle fois :

-"Il me tendait la perche...


Le principe de ces "machines à statistiques" consistait à transformer les chiffres et les lettres, seulement exploitables par le sens de la vue, en un document mécanique susceptible d'être "lu" électriquement. En l'occurrence, il s'agissait de l'emploi d'une carte de bristol de format standard, comprenant 80 à 120 colonnes divisées de 0 à 12, et susceptibles d'être perforées selon un code précis. Chaque carte pouvait aussi recevoir 80 à 120 informations, chiffres ou lettres.

Une série de machines très spécialisées traitaient ensuite ces cartes, à grande vitesse : Classement, calcul, reproduction. En final, une imposante "tabulatrice" exploitait la séquence de celles-ci ainsi traitées, et restituait les résultats en clair, chiffres et lettres, sur des imprimés aussi divers que : «Relevés bancaires» - «Fiches de paie» - «Etats de stock» - «Quittances» etc...

La particularité essentielle de chacune de ces machines était que tous leurs circuits électriques étaient «ouverts», permettant ainsi leur adaptation aux différents cas particuliers à traiter : «Paie», «Quittancement», «Stock», «Banque», par l’intermédiaire d’un «tableau de connexions» extrêmement complexe et technique.

La réalisation de ces «tableaux» très originaux était le rôle des «programmeurs», toute nouvelle profession à laquelle aucune école ne préparait. Ils étaient formés sur place par la firme Hollerith elle-même, laquelle recherchait, précisément et opportunément, des candidats pour son implantation à la Caisse de Prévoyance.

Remettant à plus tard - après tout, je n’avais pas encore dix-neuf ans, et, de toute façon, il me faudrait vraisemblablement assumer prochainement le Service Militaire - mon grand saut dans l’aventure marocaine, faute de mieux et en attendant, je décidais de saisir fermement la perche ainsi tendue par mon père.

A partir de cette visite, tout s’enchaînera ensuite très rapidement. Après un stage et de multiples tests à l’américaine, je serai egagé « à l’essai ».

L’originalité du procédé de traitement des chiffres par machines à statistiques, avec sa rigoureuse logique, le côté «mécano» de ces tableaux de connexions, me conviendra parfaitement. Mieux, à l’étonnement de mes instructeurs américains, j’y excellerai : Avec une facilité qui déconcertait mes collègues de stage - tous beaucoup plus âgés, plus brillants et plus titrés que moi - je solutionnais sans aucuns effort les problèmes les plus complexes.

Embauché définitivement deux mois plus tard, je ne tardais pas à me faire remarquer. Rapidement, je serai propulsé «metteur en route» – vraisemblablement sans doute aussi grâce à une intervention de mon père dont la situation à la S.N.C.F. était devenue enfin remarquable - à la Caisse de Prévoyance.

Ma mère, en 1939.

Ma mère, en 1939.

J’ai 18 ans et 9 mois, et j’ai décidé de m’engager dans la vie active...

J’ai 18 ans et 9 mois, et j’ai décidé de m’engager dans la vie active...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:34.
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