A grandes enjambées rapides, un homme chemine, tête redressée. A son allure et à son maintien, on devine un militaire nouvellement démobilisé. Il est jeune, beau, impérieux.
Dès qu'il a reçu le télégramme, il s'est jeté dans le premier train rapide en partance pour Nancy. Un omnibus vient de le déposer à la gare de Dombasle. Il lui reste encore à parcourir cinq kilomètres pour atteindre Crévic, fier petit village accroché à sa colline autour de laquelle s'enroule le Sanon, rivière entre saules et peupliers. Dans trois quarts d'heure, il en distinguera le clocher dominant les toits du village.
Ce télégramme lui a causé une joie incomparable! Il vient d'apprendre la naissance de son premier né, un garçon, venu au monde la veille, à 23 heures.
Quel orgueil ! Il en accélère encore son pas, pressé de serrer dans ses bras sa si belle et jeune épouse tant aimée, et d’embrasser son fils, espoir de sa lignée.
Il n'oubliera jamais cette journée du 28 novembre 1920. A dix-sept jours près, c’était l’anniversaire de la signature de l'armistice qui consacrait la victoire de la France sur l'Allemagne. Guerre qui lui a pris quatre des plus belles années de sa jeunesse, dans la misère des tranchées, et qui l'a cruellement meurtri dans sa chair…
Mais aujourd’hui ces malheurs sont oubliés, car il vit le plus parfait des bonheurs. Il escalade en deux bonds les six marches du perron de la grande maison, rue de l'Eglise, où l'attendent femme et enfant.
Oui, je suis né !
Depuis quelques heures, un petit être qui ne faisait encore qu'un avec sa mère la minute précédente, à commencé ses premières respirations d'une existence désormais autonome. Il est le fruit de l'amour d'un homme et d'une femme, ainsi qu’il en est de même depuis la nuit des temps.
A la même seconde, un millier d'enfants sont nés quelque part dans le vaste monde... Mais moi, j'ai au moins deux chances particulières.
Je suis le fils attendu et souhaité par deux êtres sains, beaux, jeunes, et en parfaite santé. Ils sont pleinement amoureux l'un de l'autre, d'excellente moralité, et ils craignent Dieu.
J'ai aussi, avec quelques autres enfants, le rare privilège d'être né dans une des nations les plus cultivées et les plus riches de la planète : La France est est au sommet de sa puissance.
Je n'ai rien fait pour le mériter… Et j’ignore le déterminisme providentiel de cet héritage, offert par le destin dans mon berceau.
En 1920, l'espérance de vie d'un homme est de soixante et un ans. Si j'avais été une fille, j'aurais eu droit à quatre années de plus. Soixante et un ans : Une éternité !
Donc, depuis le 28 novembre 1920, j'existe officiellement. Oui, « je suis », car dûment inscrit à l'état civil de Crévic par mon père, qui a accompli cette démarche administrative le cœur ému d'orgueil et de bonheur, convaincu d’avoir engendré un fils exceptionnel. Mes prénoms sont : Maurice, Louis, Fernand.
A partir de cet instant, je vais tenter de raconter l'histoire de ce petit marmot, alors dormant au pied de la grande pendule lorraine de la cuisine de mon grand-père Jules, parce que j’avais troublé son sommeil par mes cris.
Imperturbable et indifférent, le grand balancier égrène les premières secondes de ma vie.
"Qui dit oui", "qui dit non"...