Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Béatrice !

Les jeunes filles !

Quand je les frôle, mon corps et mon cœur sont troublés d'émotions incontrôlables. Emotivité, à la limite du bredouillement. Pourtant, seul, je sais trouver des mots, des phrases susceptibles de les intéresser, mais, face à elles, je me trouble et balbutie.

Alors je fais un effort de réflexion, recense toutes mes carences, et imagine ce que je dois faire pour tenter d’y remédier.

Pour commencer, il me faut améliorer mon apparence extérieure, et, en premier lieu, soigner mes dents ! C'est en pensant à mes petites amies Béatrice, Marcelle et Suzanne, que je supporterai sans broncher, la torture de la fraise du dentiste.

Puis, je sacrifierai mes dernières économies d’artisan radio, pour un habillement plus moderne, en suivant leurs conseils. De plus, dans le train, elles coifferont mes cheveux rebelles pour tenter de leur donner un certain style.

Le résultat semble leur donner satisfaction. Dans leurs yeux je constate que j’ai fait des progrès… Et que peut être, je n'étais plus seulement pour elles, un petit frère... Elles m'aideront à oser... Mieux, avec elles, pour la première fois, je tenterai d'être séduisant !

L’une des occasions de tentative de séduction d’une jeune fille, avait lieu lors des bals et pendant la danse... Il convenait donc que j’apprenne cette discipline.

Les cours de danse avaient lieu le soir, au son d'un piano fatigué. Il importe de préciser qu'à cette époque, danser n'était pas gesticuler n'importe quoi en cadence comme aujourd’hui… Chaque danse avait ses figures spécifiques, qui ne pouvaient s'improviser. Slow, fox-trot, valse, tango, s'enseignaient.

Les cours de danse seront pour moi l’occasion d'approcher mes trois amies de Jarach d'une manière privilégiée. L’occasion pour moi où il m'était permis pour la première fois, de les enlacer étroitement, de respirer leur odeur, de deviner leur corps en le serrant contre le mien. Convoitise ! Incendie ! Exaltation de tous mes sens !

Pourtant, changeant régulièrement de partenaire par courtoisie, je constatais que toutes ne « m’allumaient » pas physiquement de la même façon... Sans que je ne l'aie précisément choisie, celle qui me mettait le plus le feu au sang dès que mes bras se refermaient sur elle, c'était Béatrice, jolie brune à la peau mate et aux grands yeux noirs ! Indiscutablement, pour moi, elle était la plus belle de notre groupe !

Etais-je déjà amoureux ? Je ne le réaliserai pas de suite, mais au cours d'une soirée qui eut lieu peu après le jour de l'an 1938, lors d’un bal organisé à l'initiative de l’Institution Jarach.

Au cours de celui-ci, alors que je n'avais pratiquement dansé qu’avec Béatrice, spontanément au cours d'un slow particulièrement langoureux, j’avais osé l’embrasser ! D'abord discrètement dans le cou, puis, totalement affolé, à pleines lèvres, avant de prendre sa bouche ! Folle audace dont je ne me serais jamais cru capable la minute précédente ! Et pourtant, je l’avais osé...

Alors, autre surprise inouïe, Béatrice avait timidement entrouvert la sienne et me l’avait laissée légèrement pénétrer… Bonheur incommensurable ! Dès lors, nos lèvres ne se quittèrent plus. Et à la fin de la danse, juste avant de nous désunir, elle m’avait timidement rendu mon baiser...

Cette soirée fut inoubliable ! Le début de l’incendie de mon premier amour !

Fou ! Ravageur !

Dans les quatre mois qui suivirent, j'osais, progressivement, en dépit de tous mes complexes, de ma laideur, tout entreprendre pour conquérir le coeur de Claude. Puis ayant constaté ses premiers aveux de tendresse à mon égard, follement, irrésistiblement, commencer à envisager l’impossible : La conquête de son corps !

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La gare de Juvisy en 1938.

La gare de Juvisy en 1938.

Je ne me reconnaissais pas tant j'étais follement amoureux. Mes mains, ma bouche, la véhémence de mes paroles, échappaient au contrôle de ma raison. Ma fièvre ne connaissait pas de trêve. Ma poursuite amoureuse profitait de toutes les occasions de rencontres. Séances que je m’ingéniais maintenant à rendre clandestines, en dépit de sa résistance d’abord, puis ensuite avec sa complicité limitée...

Ce fut un très, très, très long siège ! Aussi difficile sans doute que celui de Richelieu à La Rochelle, dont nous étudions précisément les péripéties en classe d’histoire !

D'autant que je n'avais pas la plus petite ombre de la moindre stratégie voulue ! Je dus faire cent fois, mille fois, les plus folles promesses… Supplier… Attendrir… Jurer un éternel amour… Tenter de convaincre… Attendre patiemment, de plus en plus en fébrile, le moment, l'occasion...

Celle-ci se présentera un beau jour de mai, chez elle, en l'absence de ses parents... Ma totale inexpérience ne fut pas aussi brillante que l'ardeur de mes ignorants et maladroits assauts... Finalement couronnés de succès à l’issue d’un véritable combat corps à corps, inoubliable !

Mais ce premier succès viril, aussi méritoire que mal inspiré dans la manière de procéder, me valorisera à mes yeux d’une manière extraordinaire!

Pourtant, obscurément, je me rendais parfaitement compte que tout n'avait pas été aussi parfait qu’il l’aurait fallu, loin de là ! Oui, en cette occasion, j'avais fait preuve de beaucoup d’ignorance... Que je manquais des connaissances les plus élémentaires en la matière...

Que Béatrice était sans doute déçue. Qu'à l'évidence, les effets de ma folle inexpérience la remplissaient maintenant d'une folle inquiétude…

Et qu’en conséquence, elle souhaitait que nous nous fiancions le plus rapidement possible…

Fiançailles ! La portée de ce mot me troubla... Certes j’aimais Béatrice à la folie, c’était bien la plus belle de toutes les jeunes filles que je connaissais… Mais… Mais… Aurais-je fait des promesses un peu trop imprudentes ? Déjà je redoutais, pour pouvoir conserver les faveurs de ma jeune amante, de devoir éluder, différer, à la limite entretenir l’illusion…

Mais lâchement convaincu dès cet instant, qu’il ne pouvait être question pour moi de m’engager à vie de manière définitive, alors que j’avais moins de dix huit ans…

Observant d’ailleurs que, cyniquement, cela n’avait jamais été dans mon programme !

Inconsciemment, mais sciemment, dès ma première liaison amoureuse, je conçois de manière presque patente et naturelle, qu’en amour, certaines règles de loyauté doivent être obligatoirement transgressées, pour parvenir à conquérir pleinement une jeune fille passionnément aimée…

Surprenant laxisme de mentalité chez aussi jeune garçon que moi, et élevé selon les stricts principes religieux enseignés par mon père…

Réminiscence de la lecture de certains romans contemporains quelque peu libertins pillés de ci de là ? Ou de l’extrapolation erronée des textes des pièces de théâtre de Beaumarchais et Marivaux que nous avions étudiées en cours d’année de littérature à Jarach ?

Ce qui est certain c’est que dès cette époque, intuitivement, je concevrai qu’il y aurait pour moi deux sortes d’amours : La passion dans « l’amour pour l’amour », où tout est presque permis mais sans engagements implicites. Et « l’amour dans le mariage », qui requiert loyauté, et fidélité à vie.

Ce qui n’est pas le cas, aujourd’hui…

Certes, au fond de moi, j’éprouve une certaine forme de remord potentiel… Mais tant pis ! L'important est d'avoir conquis ma première amante.

Et aussi de la conserver !

Mais rien n'oblitérera un seul instant le sentiment de triomphe incroyable qui s'était alors emparé de moi depuis ma conquête ! D'orgueil de jeune mâle qui commence sa carrière par la possession de sa première maîtresse ! Souvenir inoubliable, dont je ne me rassasie pas d'évoquer toutes les péripéties de cette première union charnelle. De penser que moi, le banal, le laid, j’ai réussi à conquérir totalement celle que j’adorais, Béatrice, la plus belle et la plus courtisée des jeunes filles que je connaissais !

C'était aussi extraordinaire qu'une seconde naissance !

Une seconde naissance en effet, car rien désormais, ne sera jamais plus pareil pour moi : Farouchement, je sentais que j'avais franchi un seuil extraordinaire : J’étais devenu un homme !


Un peu plus tard, séparé des bras de Béatrice sur un dernier et interminable baiser, je quittais sa chambre.

Dehors, je retrouvais le chaud soleil de mai, l'odeur suave des lilas. Je longeais la Seine - vivante palette de mouvances colorées - dont mes yeux suivaient les méandres jusqu'à l'horizon qu'irisait une légère brume. La beauté de ce spectacle soulevait dans mon cœur une vague d'enthousiasme ! Jamais le large fleuve ne m'avait semblé aussi beau !

Une étrange impression d'audace, de force nouvelle m’animait. Il me semblait que ma silhouette s'était redressée. Que mon regard, ayant perdu toute timidité, s'était assuré. Que j’étais capable de défier les autres. De regarder dans les yeux les autres jeunes filles...

Que désormais ma vie serait belle.

Que l'avenir, le monde, m'appartiendraient !

Avec une certaine exaltation tout à fait inhabituelle, je me répétais en allongeant le pas, pensant à des lendemains soudain pleins de promesses, à cette citation empruntée à Chateaubriand que j'avais faite mienne, et qui me semblait tout à fait appropriée aux espoirs d'évasion qui me hantaient si souvent, et que mon nouvel état d'adulte me permettait d'envisager aujourd’hui :

-"Levez-vous, orages désirés, qui devez emporter Maurice, vers les lointains d'une autre vie !

En fait d'orages, je ne me doutais pas à cet instant précis, que les nuées qui s'amoncelaient à l'horizon étaient celles d'un cataclysme inouï qui allait embraser toute l'Europe, dans à peine quelques mois !


Très souvent, tout au long de ma vie, je repenserai à Béatrice, ma si belle première amante ! Merci à toi, o ma bien aimée, du fond du cœur, car tu avais accompli un véritable miracle! En te donnant, tu avais fait de moi un être nouveau.

Je ne t'oublierai jamais !

Plus que tous mes professeurs et parents réunis, tu m'as ouvert les portes de la vraie vie.

Comme tu étais belle, ma première amante de mes dix sept ans !


L'étrange sera que, quelques mois plus tard, lorsque je me serai habitué à mon nouveau bonheur, un jour où je tenterai de comprendre ce qui m'avait tant attiré en Béatrice, je réaliserai soudainement, son étonnante ressemblance, avec ma mère…

Plus jeune, bien sûr, mais la similitude était indiscutable : Même teint mat, même front large, mêmes sourcils ombrageant un sombre regard et attentif, même bouche charnue bien dessinée, même sourire exprimant une infinie douceur, même silhouette souple mais robuste, naturellement distinguée et élégante.

Ressemblances notamment avec la jeune femme que j'avais emmenée en vacances quelques jours de l’été 1936, à La Baule !

Troublantes révélations, lourdes de signification...


Sur le plan des études, l'année de Jarach se terminera en apothéose, car tous les quatre, Béatrice, Suzanne, Marcelle et moi, nous passerons aisément les deux premières parties du Brevet Supérieur, ainsi que la première partie du Bac.

L'année de nullité vécue à Dourdan était effacée, oubliée.

Mieux, ayant ainsi conquis pour la première fois le cœur et le corps tout neuf d'une jeune fille - la plus belle de toutes celles que je connaissais -, pratiquant maintenant mon métier d'homme, je connaissais l'orgueil d’entamer une nouvelle existence, et le sentiment d'agir, désormais totalement à mon compte, et en adulte !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:32.
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