C'est déjà l'été de ma seconde classe enfantine. Il fait un très beau temps, et depuis plusieurs jours la conversation de mes parents évoque une sortie à Paris dont mon père parle avec une exaltation inhabituelle. Il est question d'une chose inconnue pour moi : Un défilé militaire.
Nous nous levons de bonne heure, et nous adoptons une tenue estivale. Chose curieuse, ma mère prévoit de prendre deux pliants comme pour un pique-nique, mais elle ne se munit pas de la valise d'osier habituelle pour la nourriture.
Le train de banlieue qui nous conduit à Paris est bondé de voyageurs pressés et gais. Les dames qui prennent les wagons de première classe ont des ombrelles. Dans notre compartiment de troisième, des hommes préparent des "chapeaux de gendarmes" en pliant des doubles pages de journaux pour se protéger du soleil.
Il y a ensuite un long parcours dans un métro surchargé, et avec un changement. Enfin nous débouchons sur un large trottoir envahi par une foule animée qui s'écoule lentement. En raison de ma petite taille, je ne vois rien d'autre qu'un mur de pantalons et de jupes bord à bord. Je suis fermement encadré par mon père et ma mère qui serrent, avec une force inaccoutumée, chacune de mes mains. Il y a tant de bousculade !
Bientôt, il faut jouer des coudes… Puis nous sommes immobilisés entre deux arbres dont je n'entrevois que le haut du feuillage. Mon père se dresse souvent sur la pointe des pieds, en tendant le cou, pour surveiller le paysage.
Soudain il y a un ample rumeur et un mouvement puissant de l'assistance vers l'avant qui m'enferme totalement. Je suis happé par les bras de mon père vers le haut, et je me trouve installé à califourchon sur ses épaules. Il a trouvé le moyen de déployer les deux pliants. Sur l’un, il aide ma mère à monter, en équilibre sur les deux parties de bois que retiennent la toile. Puis, il se perche à son tour de la même façon.
J'ai l'impression d'émerger au-dessus d'une marée humaine, et de découvrir alors un paysage féerique! Nous sommes devant une immense, longue et large avenue, bordée d'arbres où se sont accrochées des grappes d'hommes et d'enfants. D'un côté, au fond, il y a une sorte de grande arche de pont superbement dressé dans la lumière. De l'autre, vers le bas, un très haut piquet de pierre pointue. J’ignore encore que nous sommes sur les Champs-Élysées.
De la gauche viennent les sons d'une musique militaire. Elle s'amplifie en montant vers nous, accompagnant le piétinement cadencé de plusieurs dizaines de régiments de soldats. La multitude des spectateurs les salue d’un grondement d’enthousiasme.
Pieds solidement noués derrière les épaules de mon père, dominant les têtes, je vois le début d'un spectacle inoubliable de splendeur et d'émotion.
D'abord, sur un superbe cheval noir, sabre luisant dégainé au poignet, un splendide cavalier se détache. L'une des manches de son dolman est repliée, vide, sur la poitrine.
-« Le Général Gouraud, il a perdu un bras à la guerre... » murmure mon père.
Immédiatement derrière, suit une cohorte de cavaliers rutilants… Une clique militaire de cuivres et tambours jouent une marche militaire que j'ai déjà entendue, cadencée et guerrière:
-« Le Régiment de Sambre et Meuse …
Le chant est repris aussitôt par toute la multitude.
Mon père chante très fort. A chacune de ses inspirations, je grandis de quelques centimètres. J'ai les oreilles vrillées par la force des cuivres des cliques martiales quand elle passe en face de nous. J’ai le cœur fou, éperdu d'émotion.
Défilent ensuite des unités de toutes les divisions d'infanterie, en carrés compacts. Elles portent une tenue bleu horizon. Elles sont casquées et leur fusil baïonnette au canon est à l'épaule. Elles sont précédées par des officiers, épée au clair.
Ces cohortes innombrables sont semblables à un fleuve d'uniformes azur. Bientôt elles occupent toute l'étendue de l'avenue. Mon père s’agite sous moi, en criant :
-«Vive l'infanterie ! La reine des batailles ... »
Suivent des unités de chaque corps de troupe, aux uniformes particuliers, précédées par leur musique belliqueuse originale. Mon père désigne, au fur et à mesure, ces unités par leur nom:
-« Les tirailleurs marocains... Les bataillons d'Afrique... Les chasseurs à pied... Les zouaves... Les goumiers... Les fusiliers marins...
Tous sont salués à leur passage par les cris d'enthousiasme et d'admiration d'une foule en délire, fière et reconnaissante envers son armée qui, quelques années plus tôt, a remporté la victoire sur notre ennemi mortel : l'Allemagne !
Ensuite c’est le passage des unités de cavalerie, annoncées par le crépitement sonore de dizaines de milliers de sabots frappant les pavés. Leurs uniformes sont rutilants. Ils tressautent au trot de leurs fougueuses montures. Ce sont des guerriers splendides.
Le "clou", c’est le passage des cuirassiers... Jamais je n'ai vu quelque chose d'aussi beau, d'aussi impressionnant : Chevaux énormes, cavaliers immenses à la noire tenue. Leur cuirasse scintille sur la poitrine. Leur casque doré est surmonté d'un cimier d'où se déroule une longue crinière sombre. Leur sabre luisant dans le soleil est relevé sur l'épaule.
Quel spectacle pour le petit bonhomme que je suis !
Suivent des éléments d'artillerie légère. D'abord, dans un vacarme de roues ferrées, un essaim de canons et caissons est tracté par six chevaux. La foule crie :
-« Les « 75 !
Mon père explique:
-« Le meilleur canon, celui qui a gagné la guerre : A cinq kilomètres, il peut mettre un obus dans un képi !
Je vois ensuite passer l'artillerie lourde. Leurs attelages ont de huit à douze chevaux. Pour les plus lourds, des tracteurs automobiles les précèdent. Ils ont des formes étranges et de larges roues garnies de bandages pleins en caoutchouc.
Sous moi, j'entends :
-« Les « 155 » de Saint-Étienne ... Les « 210 »...
Enfin, dans le délire de la foule qui applaudit avec frénésie monte un bruit infernal qui domine tout... Une nuée de petits engins gris vert, avec une tourelle et un canon, montés sur chenilles, avance irrésistiblement dans le vacarme de milliers de moteurs déchaînés !
-« Les chars blindés Renault, ceux qui ont percé les lignes allemandes lors de l'offensive finale de 1918... murmure mon père !
Personnellement, en dépit de la puissance inquiétante que ces engins représentent, je suis convaincu qu'ils n'ont aucune chance contre les splendides cuirassiers noirs qui m'ont tant enthousiasmé...
Mais pour l’instant, enivré par tout ce fracas, toutes ces couleurs et toutes ces lumières : J'ai la tête dans les nuages !
Mais deux moments d'exception vont encore, et en plus, marquer durablement mon coeur et mon imagination.
A un certain moment, un grand silence se fait. Apparaît alors une mer d'étendards tricolores portant dans leurs plis des lettres et des chiffres dorés. Il y en a une multitude, parfaitement ordonnée, portés par des soldats sans armes, mais tous différemment mutilés !
La foule est recueillie, émue. Mon père explique :
-« Ce sont les drapeaux des régiments disparus à la guerre...
Soudain les porteurs s'arrêtent à notre hauteur, figés, tête redressée. Une voie gutturale me parvient :
-« Aux morts !
Alors se fait entendre une lente mélodie de cuivres, déchirante, interrompue par trois longs roulements de tambours. Elle fait s'incliner lentement ensemble tous les étendards jusqu'à ce que leurs franges touchent le sol. Ils s'y immobilisent.
Je ressens autour de moi une intense atmosphère de recueillement, comme à l'église d'Athis lors de l'élévation. D'autant plus que les mains de mon père se sont subitement fermement resserrées sur mes chevilles, tandis que son souffle racle sa gorge. Un dernier roulement de tambours relève les drapeaux. Puis ils s'éloignent, dénouant le recueillement de l’assistance.
Le drapeau ! Quelle image extraordinaire, dont les générations qui ont suivi la mienne ont perdu la notion de valeur emblématique, du serment implicite qu’il représente: Mourir pour le drapeau si la patrie est menacée... Ce morceau de tissu aux trois couleurs représente toute l’histoire glorieuse de notre pays, et il a été déployé sur tous les champs de bataille depuis la Révolution....
A son sujet, mon père m'a d’ailleurs appris cette chanson:
- "Flotte petit drapeau...
Flotte, flotte bien haut,
Image de la France,
Symbole d'espérance,
Tu réunis dans ta simplicité,
La famille et le sol, la liberté !
Le drapeau ! Quel marquage définitif dans mon imaginaire, depuis ce jour exceptionnel !
Finalement, un dernier moment poignant d’émotion va clôturer cette fantastique journée.
Brusquement, d'un seul élan, spontanément, toute cette immense foule entonne l'hymne national ! Je connaissais déjà "La Marseillaise", mon père la chante de temps en temps... Mais ici, l'ampleur, la puissance de ce chant hurlé par plusieurs centaines de milliers de poitrines, prend soudain une extraordinaire dimension incantatoire tragique !
D'autant plus que, sous moi, je sens la voix de mon père me transmettre dans tout mon corps les vibrations puissantes de sa voix. Il clame de toute la force de ses poumons, surtout lorsqu' éclate l’apostrophe du refrain :
- "Aux armes citoyens !
Formez vos bataillons!
Marchons, marchons,
Qu’un sang impur,
Abreuve, nos sillons !
Les yeux me piquent, de grosses larmes coulent sur mes joues. J'ai le cœur bouleversé, et en même temps je suis merveilleusement heureux et fier de me savoir Français !
En ce jour de mon premier 14 juillet, viennent de s'inscrire dans mon cœur et à vie, ces dogmes définitifs :
L'amour de la patrie !
Le respect du drapeau !
Le symbolisme de l'hymne national !
La grandeur de l'armée !
La certitude de l'honneur et de l'orgueil d'être Français !
Il est vrai qu'en ces années exceptionnelles, la France jouit dans le monde d'un prestige et d'une puissance sans égale, auréolée encore par son récent triomphe sur l'Allemagne.
Et pourtant, dès cette époque, des ombres inquiétantes se profilent déjà à l'horizon...