Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Ecrire ! Le dossier noir.

Écrire! En effet, à force de laisser mon imagination vagabonder sur les sujets les plus divers, me vint l'envie de coordonner mes rêveries et de les transcrire, à partir de thèmes simples, souvenirs, émotions, espoirs, questions. Par exemple :

-"Randonnée pédestre au Cirque de Gavarnie."

-"Coucher de soleil sur la Seine."

-"Maroc, terre d'espoir."

-"Pourquoi Roger est-il mon meilleur Ami ?"

Puis, me rappelant l'archange Bouju, de nombreux poèmes dont le lyrisme romantique et désespéré n’avaient d'autres excuses que leurs bonnes intentions. Pourtant je les avais ciselés avec soin, notamment plusieurs sonnets inspirés de Lecomte de Lisle.

Plus tard, je m'essaierai sur des sujets plus abstraits :

-"Tentations royalistes."

-"Autorité et discipline ouvrière."

-"Pourquoi je crois ! "

Enfin, une série confidentielle, soigneusement ragées dans un épaisse reliure cartonnée à dos de toile noire et liée par trois cordons, l'évocation de mes fantasmes les plus scabreux, et se rapportant à des sujets sur lesquels ma curiosité n'avait d'égale que mon ignorance...

"Voluptés des voluptés…

-"Sensuelle Antinéa des sables" (réminiscence du roman de P. Benoit)

-"Pour l'amour de son corps…

Je cite ces textes et sujets sans difficulté, car j'en ai longtemps conservé les écrits. Ils représentaient la somme de quelques quatre cents grandes pages.

Malheureusement - ou plutôt bien heureusement pour ma bonne réputation à venir, au cours du déménagement de Draveil à Lens, ma mère, iconoclaste, procédera à un tri à sa façon, c'est-à-dire l'élimination, radicale et définitive, de tout ce qui était "paperasses"...

C’est ainsi que disparaîtront également, certains de mes souvenirs d'adolescent, glanés ça et là, tels que : Petits saxe, assiettes chinoises, tasses à thé japonaises, sabre empire, premières revues photographiques luxueuses ayant trait à nos conquêtes coloniales, séries importantes d'anciennes cartes postales, tous mes dessins, fusains, aquarelles, et peintures à l'huile sur carton réalisés sous la houlette du Professeur Lambert...

Tous étaient des trésors pour moi, et je les avait soigneusement serrés dans la grande malle chapelière à couvercle bombé, témoin de mon séjour malheureux à Saint-Pé.

Mais ma mère était ainsi faite : Femme pratique avant tout, assez démunie de sens esthétique, périodiquement saisie d'une rage de destruction "pour faire de la place"... Son rêve était une maison nette, pratique, ripolinée blanche, moderne (comme l'affreuse salle à manger hollandaise qui avait justifié la vente du verger du Hauts des Vignes), où elle pourrait se livrer à son exercice favori : La chasse à mort aux grains de poussière et à tout ce qui encombre.

Mais revenons à Dourdan...

Un jour de mai, les caïds, intrigués par mes longues séances solitaires d'écriture, vont me voler mes feuillets à mon grand désespoir !

Ils les liront, surtout ceux du dossier à couverture noire… Curieusement, alors que je m'attendais à être gaussé, ils seront, au contraire, impressionnés. A partir de ce jour ils cesseront de me tourmenter, et ils deviendront les lecteurs réguliers de ma prose très osée.

Mieux encore, pour mon bien, ils me proposeront de me faire déniaiser à leur frais... Ils connaissaient des jeunes femmes complaisantes, auxquelles ils recouraient régulièrement... Ils ajoutaient à leur proposition le poids d'un argument énorme :

-"Après cela, tu seras un homme !

Malgré cette promesse valorisante, ils furent étonnés et déçus par mon refus. Toutefois, au travers de leurs propos grossiers, de leurs commentaires triviaux, et surtout grâce à leurs séries de photos pornographiques clandestines, j'en découvris plus sur l'emplacement et la façon d'utiliser les organes sexuels féminins, que par la lecture et les schémas du petit livre rose "Ce que tout jeune homme catholique doit savoir" !

Photos de couples dénudés en action, aux poses complaisantes, l'acte d'amour vu sous différents angles et attitudes. Oh ! Il ne s’agit pas encore du cru vérisme des photos porno d’aujourd’hui, car sévissait alors une censure rigoureuse, dont l’axiome crucial était : « Pas de poils », lequel n’a pas besoin d’autres précisions ! Pourtant ces documents, furent pour moi la révélation fascinante de certains des maillons manquant à ma compréhension théorique des rapports sexuels entre homme et femme.

Si désormais je connaissais un calme spirituel certain depuis le bizutage subi dans le dortoir où j’avais constaté que j'étais bâti comme les autres, et que mes pratiques de traitement de ma maladie étaient courantes, sinon naturelles, par contre, l'examen approfondi des photos pornographiques versera des laves de feu dans mes veines ! Car maintenant, mes nébuleux fantasmes avaient un support visuel précis des scènes d'union amoureuses… Et celles-ci hantaient mes jours, et surtout mes nuits !

Pourtant, je n'imagine pas la possibilité de m'y adonner vraiment : Trop de tabous, de règles morales et religieuses m’en l'interdisent la pratique en dehors du mariage… Et d’autre part je me savais si laid que je ne pouvais imaginer qu'une jeune fille accepte un jour de s'offrir physiquement à moi, pour pratiquer l'acte d'amour !

Mais il ne m'était pas interdit de rêver et d'imaginer... Or, de l'imagination, j'en avais... Et je n'avais pas oublié la gentille Nicole... Evocation merveilleuse qui n'améliorerait pas ma tension artérielle... C’est ainsi que je projetais tout mes fantasmes dans d'incendiaires et malhabiles essais littéraires, dans lesquels le trop-plein de mes sens exacerbés trouvait un épanchement compensateur... Pour le plus grand plaisir de mes seuls lecteurs, les caïds.

J'osai, dans ces textes, les mots que m'inspirait la fièvre qui s'emparait de moi dans la contemplation de ces couples enlacés... Baisers, étreintes ; seins, cuisses, sexes... Images qui me donnaient l'occasion d'une prose brûlante, véritable exutoire qui me permettait de vivre, en rêve, ce que je ne pouvais réaliser dans la réalité...

Ai-je été véritablement handicapé - du fait de ces interdits moraux et religieux - d’avoir à cette époque troublée de ma jeune existence été totalement privé d'une vie sexuelle naturelle? Souvent, je me suis posé cette question, songeant aux facilités exceptionnelles dont bénéficient jeunes gens d'aujourd'hui en état de totale permissivité ?

Non, pas vraiment... D’ailleurs mes trois meilleurs camarades de Saint Charles durent être presque aussi mal informés que moi, et tout autant victimes de ces tabous. Mais ils vivaient à Saint Charles dans un milieu feutré et de bonne éducation, bien éloigné de la trivialité réaliste et rigolarde de l’école professionnelle de dourdan.

En réalité, personnellement, j’ai surtout été confronté à un mal être persistant, découlant de ma certitude d’anomalie de laideur ! Les plus belles années de mon adolescence ont été gâchées de ce fait. D’autant plus que je m’étais volontairement marginalisé, pour me délecter mélancoliquement de mes disgrâces...

Quoiqu’il en soit, que mes actuels petits enfants, lorsqu’ils sont devenus de tout jeunes hommes, de toutes jeunes fille, soient pénétrés de la certitude de leur chance en raison des facilités - impensable de mon temps - que leur ont apporté d'une part, l'abolition des interdits en ce qui concerne les rapports entre garçons et filles, et d'autre part la « disponibilité » possible de ces dernières en raison de l’usage banalisé des contraceptifs.

En effet, celles-ci libérées de l'angoisse des risques de maternité, sont devenues beaucoup plus facilement abordables. Certaines mêmes sont surtout préoccupées d’inscrire le plus grand nombre possible d'expériences amoureuses sur leur carnet de chasse, lequel a remplacé l'innocent et pourtant lourd de secrets émois, carnet de bal de leurs grand-mères !

Heureux garçons d’aujourd’hui ! Ils ne connaîtront jamais les tourments, les refoulements, voire les traumatismes psychiques (conférer Monsieur Freud), de leurs malheureux grands-parents masculins sur ce plan !

Quels étaient nos recours ? Il y en avait deux. Le mien et celui de tant d'autres au vu de l'expérience du dortoir de Dourdan, mais culpabilisant, clandestin, et partiellement déshonorant. L'autre, celui de l'amour vénal, dégradant à mes yeux. J’ignore la proportion de jeunes de mon âge qui y avait. Très faible, sans aucun doute, et limitée, ne serait-ce que pour des raisons financières.

Il y avait bien une troisième hypothèse, mais réservée à une infime minorité : La séduction réussie d'une jeune fille ! Eh bien, mes jeunes loups d’aujourd’hui, sachez que de mon temps, cela n'était pas de la tarte ! Quelles promesses, quel travail et que de temps fallait-il consacrer pour parvenir à faire accepter à une jeune fille de notre milieu les risques de nos impulsives - et forcément maladroites - folles ardeurs !

Ne bénéficiant pas du privilège extraordinaire de pouvoir contrôler leur fécondité, ces jeunes filles d’hier prenaient alors des risques exorbitants ! Il fallait qu’elles soient vraiment devenues passionnément amoureuses et follement imprudentes, pour céder à la flamme de leurs fougueux amoureux…

Combien peu d'entre nous y parvenaient ! Sans parler des difficultés matérielles : Argent, rares hôtels accueillants, absence de voitures confortables et idéalement complices par leur intimité, pas de "sur-booms" dans des appartements abandonnés par des parents complaisants...

Combien votre vie amoureuse est facile, mes chers petits enfants ! Quelle chance vous avez de vivre cinquante ans après nous ! J'avoue que, compte tenu des tourments que j’ai enduré personnellement à votre âge, rétrospectivement, je vous envie !

Toutefois, je m'interroge encore... Est-ce que les jeunes de ma génération - qui n'ont pas eu toutes ces chances et facilités pour satisfaire l'exercice de leur sexualité dès que la première démangeaison s'en était fait sentir – n’ont pas connu en compensation, le bonheur du rêve, de l’espoir de « l'Amour Vrai », « Unique », qui embrase toute une vie !

Rêver pour rêver, espérer ! Irremplaçable expérience ! Merveilleux recours à l'imaginaire ! Attente de l'exceptionnel et rare découverte de l'amour passion dans son intégralité du cœur et la chair, et qui embrase tout ! Semblable au merveilleux privilège des pluvieux pays flamands, lorsque le soleil, enfin, fait chanter dans la lumière les couleurs de leurs austères beffrois !

Car je ne suis pas éloigné de penser que trop de bonheur facile - comme trop de permanence de soleil - lasse et atténue le plaisir du coeur. Ce qui est trop aisé, non valorisé par l'attente, le mérite et le rêve, est dénué du bonheur royal et surpuissant de la rareté et de l'exceptionnel, magnifié par l'espoir de ce qui est longuement attendu, imaginé.

Si, à l'issue de cette longue digression, j'avais un conseil à donner à mes jeunes futurs amoureux de petits-enfants –jeunes filles et jeunes gens - ce serait qu’ils évitent à tout prix les facilités du libertinage en amour, et de demeurer toute leur vie extrêmement sélectifs dans leurs passions. Afin de leur épargner le pire en ce merveilleux domaine - le plus beau pêché du monde - le désenchantement précoce, rançon sans saveur de la monotone satiété.

Pour en revenir à mes élucubrations pseudo littéraires, maladroitement intitulées : " Rêves d’amours de mes seize ans", rangées dans mon dossier de carton au dos de toile noire, par précaution, j’avais confié celui-ci à l'armoire d'un des caïds, Pierre Capelle, un « homme », un vrai.

A preuve, il avait parfois la suprême élégance de laisser tomber de la pochette de son veston un étui plat et rond en aluminium, sur lequel était imprimé : "Préservatif, qualité supérieure". Ce qui lui permettait alors d’ajouter ce commentaire sentencieux :

-"Il faut toujours en avoir un sur soi !

du plus bel effet.

Or, un matin de début juin, Capelle m'annonça la catastrophe :

-"On a volé tes copies dans mon armoire !

La foudre était tombée à mes pieds ! Qu’allait-il advenir ? Quel usage allait-on en faire ? Et si celles-ci parvenaient sur le bureau du Directeur ? Que mon sévère père soit informé ?

Toutes les recherches furent vaines.

Il ne me restait que l’anxiété de l'attente...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:30.
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