Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

La découverte de la radio.

Si personnllement passais des heures tous les jours à noircir du papier, par contre, l’un de mes compagnons de la "section mécanique", Simon, lui, les passait penché sur des schémas mystérieux...

Les poches de son tablier bleu étaient remplies de pièces étranges, telles que condensateurs, selfs, fils électriques. Il accepta un jour de m'expliquer ses travaux : Il savait fabriquer des petits postes de radio "à galène", permettant par l'intermédiaire d'un casque à écouteurs, de recevoir les émissions radio de postes émetteurs puissants et rapprochés !

La radio ! Presque toutes les familles, en 1936, possédaient un poste qui leur permettait d'entendre, soit Radio PTT, Radio Cité ou Radio Tour Eiffel. Mais mon père s'y était refusé catégoriquement. Pourquoi ? Je pense qu'il considérait la radio, par son intrusion dans la famille sous sa forme la plus séduisante, comme un danger, un risque de contamination, une incitation à la facilité et au plaisir.

D'ailleurs, il en fut de même pour le cinéma : Alors que la quasi totalité de mes camarades se rendaient au moins une fois par semaine devant l'écran de la salle de leur quartier pour se distraire devant u film, à la même époque je n'avais, pour ma part, en tout et pour tout, vu que deux films ! Et deux films bien particuliers : des films de guerre soigneusement sélectionnés par mon père : "A l'Ouest, rien de nouveau" et "Verdun".

Deux films retraçant les horreurs de la guerre 1914-1918, au cours desquels, à mi voix, mon père m'avait commenté les péripéties, et précisé la nature des explosions des obus :

-« Ca, c’est un "75 Français"… un "77 Autrichien"… un "150 long Saint-Étienne… C’est le tac tac de notre mitrailleuse Hotchkiss… -« Là, c’est la « Maxime » allemande...

Selon lui, radio et cinéma, risquaient d'amollir mon caractère en permettant une évasion, un relâchement des principes, des strictes règles de la morale et de la religion.

Donc, Simon accepta de m'initier à son art...

Avec quelque argent emprunté à ma mère, j'achetai d'occasion au Marché aux Puces de Saint-Ouen à Paris, les pièces obligatoires, dont l’indispensable "détecteur à cristal de galène", ainsi que les "écouteurs".

Ces différents éléments, convenablement disposées sur une plaque isolante d'ébonite, et reliées entre elles par des fils de cuivre isolés selon un plan rigoureux, puis raccordés à une "antenne" d'une part, et à une "prise de terre" d'autre part, vont réaliser bientôt un véritable miracle !

Ecouteurs sur les oreilles, j'entendrais soudain, parfaitement audible, la voix de Maurice Chevalier chantant

-« Ma Pomme, c'est moi-â-â,

J’suis plus heureux qu'un roi !

Je ne me fais jamais de mousse,

En douce, je m’pousse...

FAN-TAS-TI-QUE !

J'étais transporté de joie. Enthousiasmé ! Emerveillé !

De mes propres mains, j'avais fabriqué ce prodige qui mettait désormais à ma disposition trois émetteurs, qui, du matin jusqu’au soir, transmettaient - avec une qualité et une pureté de son absolument remarquables - musique, conférences, pièces de théâtre, opéras, chansons à la mode… Et surtout les informations au jour le jour, matin, midi et soir ! Le tout de manière quasi confidentielle par le privilège des écouteurs pressés sur les oreilles, qui de ce fait, m’isolaient des bruits étrangers.

D'un seul coup, tout un univers, inaccessible une minute auparavant, m'était offert à n’importe quelle heure du jour et de la nuit ! Que l’on imagine mon bonheur, alors que justement, par langueur et diktat paternel, j'étais isolé des autres, et n'avais que de très rares contacts avec tout ce qu'avait d'enrichissant et varié, le monde extérieur !

Je me souviens avoir entendu le premier soir aux dernières informations, une harangue de Hitler... Bien sûr, par les journaux et par ouie dire, je savais combien ce personnage était dangereux. Mais là, casque sur les oreilles, j'entendais, en direct, pour la première fois sa voix, gutturale, exaltée, frénétique, ainsi que les interminables clameurs - puissantes comme une tempête sur la mer - scandant interminablement : Heil Hitler !... Heil Hitler!...

L’ampleur guerrière de cette voix gutturale, ces vagues surpuissantes et renouvelées de ces Heil Hitler ! Heil Hitler !… Le ressenti de la subjugation démoniaque de cet homme sur son peuple, émotionnellement vécus dans l’instant par la grâce de ce petit poste de radio, avaient une toute autre dimension, tragique, incantatoire et prémonitoire, que les descriptions lues dans le journal quotidien de mon père !

Ce monde nouveau, infiniment riche, varié et documenté, perçu à partir d'un petit bricolage de quatre sous, grâce à un casque à deux écouteurs collé aux oreilles, allait faire basculer ma connaissance. M'ouvrir des horizons multiples, vastes, infinis. Désormais, je ne serai désormais plus jamais seul, perdu dans mes rêves fumeux et mélancoliques.


Bien sûr, puisque nous approchions de la fin de l'année, ce premier petit poste radio fabriqué de mes mains, je l'offrirais à ma chère maman. Son ravissement et son émerveillement furent tels, qu'elle me considéra presque comme un véritable génie ! Sa joie fut ma récompense.

Mon père, qu'une angine immobilisait à la maison à quelques jours de la fin de l’année, avait refusé, indigné, d'écouter mon "bricolage".

Donc, le soir de Noël, nous l’avions laissé à ses tisanes, pour nous rendre à la messe de minuit. Mais lors de notre retour, nous eûmes la surprise de le trouver à genoux, casque sur la tête, faisant son signe de croix : Il participait à la messe de minuit retransmise par radio depuis Notre Dame de Paris ! Il ne nous avait pas entendus rentrer...

Au fil des mois, je vais perfectionner ma technique, augmenter la puissances de réception de mon appareil, réussir à "accrocher" un autre émetteur plus lointain.

Et surtout j'intéresserai, par l'intermédiaire de ma mère qui avait proclamé mon génie dans tout le voisinage, des vieilles dames seules et sans radio, qui me commanderont, moyennant rémunération, des postes à galènes de ma fabrication pour leur usage personnel.

Ce succès m'encouragera à améliorer la présentation de ceux-ci, en les incluant dans des ébénisteries de ma fabrication, utilisant d'anciens coffrets de bois ou des boîtiers d’anciens appareils de radio à lampes « bigrilles » ou « triodes » démodés, achetés d'occasion. (J’en ai conservé deux, en état de fonctionnement, conservés dans une autre relique : la « cantine » de guerre de mon père…)

Avec cet argent gagné ci et de là, je ferai, au "marché aux puces" de Saint-Ouen, mes deux premiers vrais achats importants et personnels : Un grand tableau au magnifique cadre doré, représentant un village méridional noyé dans le soleil du soir, signé Leroux, et deux superbes coupes en bronze d'inspiration égyptienne.

Ceux-ci sont encore, en bonne place, actuellement, dans mon habitation.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:04.
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