Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Fin de l'épreuve Dourdan.

L'annonce que m'avait faite le caïd chargé de la cachette de mes écrits :

-"On a volé tes copies...

m'avait plongé dans l'inquiétude...

Entre quelles mains, peut-être mal intentionnées, étaient-elles tombées? Depuis la contemplation des photos érotiques révélatrices, ma prose avait nettement évolué car je transposais désormais mes fantasmes d’inspiration amoureuses, dans des textes beaucoup plus précis et descrptifs…

Au travers de ceux-ci, je compensais la force de mes pulsions par l'usage surabondant de mots interdits, tels que, caresses, volupté, sensuel, langueur, extases. Par des descriptions de scènes sensuelles imaginées et inspirées par ma fièvre, ou encore pillées dans des lectures sulfureuses, dans lesquelles je jouais le rôle principal. Prose qui me valut un jour ce commentaire flatteur de la part de d’un des caïds devant ses complices :

-"Picro, il est peut-être moins « con » qu'il n'en a l'air !

Combien cela me sera doux à entendre ! Et pourtant, s'il avaient su ! Car en réalité, de « con », je n'en avais pas seulement l'air, mais j'en avais aussi la chanson ! Mes phrases les plus techniques et les plus chaudes – que j’avais glanées sans vergogne à droite et à gauche - leur avaient fait penser que j'étais plus averti que je ne l’étais réellement.

Toutefois, jamais je n’avais été vulgaire : Au contraire, je m'inspirais toujours, plus ou moins, de la noblesse des sentiments du héros, auquel je m'identifiais par la disgrâce : Cyrano de Bergerac!


Quelques jours plus tard, un samedi, en fin d'après-midi, je fus appelé au bureau du Directeur, fait rarissime ! Ca sentait le soufre.

Surprise ! Mon père était là ! Confortablement installé dans un fauteuil, jambes croisées, visage détendu. Mon dossier à couverture noire était en évidence ouvert sur le bureau de monsieur Bidel...

A mon arrivée, sans s’occuper de moi, et sans commentaire, dans une atmosphère de bonne entente, les deux hommes souriants se levèrent, apparemment ravis l'un et l'autre.

Avec une tape bienveillante dans mon dos et un bon rire, mon directeur me remit mon gros dossier avec cette sentence :

-"Intéressant... Faudra cultiver ça mon garçon... Mais, pour l’heure, c'est du temps perdu. Il vaut mieux que vous persévériez dans les mathématiques pour lesquelles vous êtes doué. Là se trouve votre avenir.

Mon père, une main sur mon épaule, écoutait en souriant, un peu sceptique peut-être, mais sans aucune trace de sévérité.

Curieusement, il ne fit aucun commentaire à propos de mon dossier, pas même à propos des feuillets consacrés aux scènes d'amour les plus torrides ! Que s'étaient-ils dit à mon sujet? Mon directeur était-il plus fin psychologue que je ne l'avais supposé ? Avait-il su déceler en moi quelques possibilités, ou bien avait-il convaincu mon père que ma place n'était pas dans cette école professionnelle de Dourdan ?

Quoiqu'il en soit, au terme de cette entrevue, quelque chose changera dans l'attitude de mon père à mon égard.

En effet, à partir de ce samedi, je sentis qu'il se penchait sur moi. Pas comme je l'aurais aimé, sous forme de conversations à bâtons rompus, pour me comprendre, m'informer, m'apprendre la vie, me transmettre une partie de ce qu'il savait. Mais souvent, il posait sur moi des regards appuyés dont je ressentais la pénétration.

Il m'interrogeait, semblait se documenter sur mon niveau de connaissance, sur mes goûts. J'avais l'impression qu'il reprenait un peu confiance en moi. Certes, il restait sans doute toujours intimement convaincu, et à juste raison, que je ne serai jamais un aigle. Mais qu'en fait, je ne serai peut-être pas tout à fait seulement un vulgaire canard ! Quelque chose à l'image d'un petit coq de basse-cour. Peut-être même formait-il déjà le projet de « me donner une nouvelle et dernière chance », dont il « me faudrait savoir profiter »...

Tout cela m'aidera à vivre.

Mais ne calmera pas mes inquiétudes essentielles. En effet, depuis le début de l'année 1937, avec mes trois camarades de Saint Charles, nous évoquions de plus en plus souvent l'avenir avec inquiétude. Par la radio, nous étions tous parfaitement conscients – outre les dangers d’une nouvelle guerre - de l’importance de la crise économique, génératrice de risque de chômage pour nous. Une question lancinante nous hantait:

-"Qu'allions-nous devenir dans la vie ?

Bien sûr, le rêve d’Outre-mer persistait, solidement ancré dans nos têtes. Mais pour y faire quoi? D'autant que personnellement, j'étais conscient d’avoir perdu une année de mon temps à Dourdan.

Pour bien faire, il m'apparaissait indispensable de décrocher un autre diplôme que mon actuel Brevet Elémentaire banal et sans ouverture. Par exemple le Brevet Supérieur, ou le prestigieux Baccalauréat. Or, le Brevet Supérieur se préparait en Ecole Normale d'Instituteurs recrutant par concours. Je n'y avais aucune chance! Le bac, c'était par la fréquentation obligatoire de l'Ecole Secondaire payante, genre Saint Charles, donc trop dispendieuse pour mes parents ! Alors?

Ce fut ma mère qui, une fois encore, trouvera la solution : Elle se fera "garde d'enfants"!

Justement, près de chez nous, il y a un couple où homme et femme travaillent. Ils ont un petit garçon de quatre ans. Moyennant rétribution, ils confieront leur petit bonhomme à ma mère, que la maman lui amenera le matin, et reprendra le soir.

Grâce à cet appoint de ressources, je saurai en août, que l'épisode stérile de Dourdan est terminé. D’ailleurs déjà, ma mère recherche pour moi à Paris, un établissement privé et payant, genre "boîte à bachots", qui me permettra de rattraper l'année perdue, et où je pourrais préparer en deux ans le Brevet Supérieur et en même peut être en même temps, les deux parties du Bac !

Oui, je suis certain que désormais mes parents se préoccupent de moi, qu'ils se penchent sur mes problèmes et se soucient activement de mon avenir. Que mon père va prendre, au bon moment, des décisions judicieuses qui vont permettre mon épanouissement.


Avant de clore les chapitres se rapportant aux quatre années passées en l'école laïque, avec le recul du temps et la sérénité de l'âge, je pense nécessaire de porter un nouveau regard sur ces écoles.

A l'évidence, le sentiment d'amertume et de rejet que j'avais éprouvé à leur égard, l'accusation d’y avoir vécu un séjour traumatisant, coupable d'avoir perturbé mon psychisme, est totalement injustifié. Tout autre que moi s'en serait parfaitement accommodé.

Mais j'avais hérité de mon père son émotivité et sa susceptibilité, et de ma mère le goût morose de la mélancolie et du repliement sur soi. Donc, une fragilité congénitale psychique fragile.

Celle-ci s'exacerbera d'une manière maladive à l'occasion du changement de classe sociale, lors du passage de l'Institution Franchot, bourgeoise et privilégiée, à celle de l'école laïque, égalitaire et populaire. Je n'avais pas l'équilibre mental ni la force de caractère voulus, pour supporter cette transition sans dommage. Là se situera exactement et seulement, le hiatus perturbateur cause de toutes mes difficultés d'adolescent.

Je tenais à le proclamer, afin que se trouvent reconnues les qualités incontestables de l’enseignement dispensé par l’école laïque de Juvisy, notamment.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:21.
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