Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Au temps où la douleur était gratuite.

Les pages qui vont suivre sont destinées à mes petits et arrières petits enfants, qui ont désormais le privilège inouï, et dont ils ne sont pas toujours conscients, de ne plus connaître pratiquement la douleur, sauf cas extrêmes.

En 1930, la douleur physique était notre lot quasi quotidien. Je connais l'extrême fatigue des longs déplacements à pied, tous les jours, par tous les temps, exposé en hiver à la morsure du froid qui provoque des « onglets » horriblement douloureux. Je subis les souffrances dues à la multitude des incidents ou d'accidents qui accompagnent l'enfance et l'adolescence, qui généralement se compliquent et s'infectent automatiquement.

En 1930, la souffrance est un phénomène naturel, banal, avec pour seuls remèdes – outre d’aléatoires onguents et tisanes - d’endurer, jusqu'à ce que "cela se passe" ! Nous n’avions pas le choix…

Aujourd’hui, grâce à la généralisation de la prévention médicale, aux progrès de la chirurgie sous anesthésie et les multiples remèdes contre la douleur, les jeunes générations connaissent un bien être inimaginable en notre temps.

Je pourrais faire une liste de nos états douloureux coutumiers… Trop longue… Je vais seulement évoquer quelques unes des misères qui ont empoisonné ma jeunesse.


A cette époque, nous souffrons de toutes sortes de maux à répétition dont il faut attendre la lente évolution naturelle, souvent très longue, sans autre remède que la patience. Rhumes qui tombent sur la poitrine, rages de dents, petites blessures qui souvent s'infectent.

C’est fut mon lot, comme celui de tous les jeunes de mon âge.

En ce qui me concerne, j'ai le privilège d’un abonnement particulier pour les rhumes de cerveau, résultat d’une sinusite mal soignée à Saint Pé. Généralement accompagnés d’éruptions de boutons de fièvre qui me défigurent, comme si je n'ai pas déjà assez de raisons d'avoir des complexes en ce qui concerne mon aspect extérieur!

Cinq à six fois par an, ce fidèle coryza se manifeste... Et, sans doute par une fatalité due à la loi de la pesanteur, il ne manque jamais de me tomber sur la poitrine. A longueur de semaine, l'un entretenant l'autre, je mouche et tousse. D'une toux sèche, constante, jour et nuit, qui me provoque à la longue des douleurs si vives dans la gorge, qu’il me devient presque impossible d'avaler de la nourriture.

Ma mère me prépare alors une écœurante "panade", presque liquide, faite d'un mélange de pain rassis trempé dans de l'eau et cuit au four : Absolument infect, mais économique ! A la fatigue de la toux s'ajoutent souvent des maux de tête si violents que j'en pleure ...

Les seuls remèdes susceptibles d'apporter quelque soulagement au moment de ces crises, sont les bonbons au miel, les cataplasmes, les "Rigolots", les ventouses et enfin les sangsues pour les cas les plus graves. Ces derniers traitements méritent une description détaillée, avant que ne tombe dans l'oubli, la recette préhistorique de leur préparation et de leur application…

Le cataplasme se prépare en faisant gonfler, à la chaleur, de la farine de lin et de la farine de moutarde additionnée d'eau, jusqu'à la consistance d'une très épaisse sauce.

Cette mixture d'odeur et d'aspect peu ragoûtants, est versée très chaude sur une fine tarlatane qu'on replie ensuite en carré de trente centimètres de côté, de l'épaisseur d'un doigt et demi. On applique le tout - aussi brûlant que possible -, d'abord sur la poitrine, puis dans le dos, au niveau des poumons.

Au bout de quelques minutes, une impression de picotement, puis de brûlure de plus en plus forte se manifeste. C'est bon signe ! Cela signifie que "ça prend"! Il faut résister le plus longtemps possible à la morsure de la farine de moutarde.

Lorsqu'on retire enfin l’emplâtre, la peau est marquée d'une fenêtre d'un rouge vif qui vire même parfois au bleu sombre, signes de la gravité de la maladie.

Au second degré de l’évolution de cette maladie, il y a les « Rigolot » achetés en pharmacie. Ces petites compresses sont d'allure inoffensive. Las ! l'intérieur est bourré de farine de moutarde pure ! Le mode d'emploi du « Rigolot » est le même que celui du cataplasme, sauf que pour intensifier l'action de la chaleur et la conserver plus longtemps, on pose par-dessus une ou deux serviettes-éponges pliées. La morsure est instantanée, la brûlure presque intolérable. Mais il faut résister au moins cinq minutes pour avoir une chance de guérir.

Au troisième degré de gravité, telle que les cas de congestion pulmonaire, on a recours aux spectaculaires "ventouses". Comme leur nom l'indique, elles sont destinées à "tirer" le mauvais sang. Pour ce faire, avant de renverser cette sorte de petite cloche en verre sur la peau de la cage thoracique, on y introduit un morceau d'ouate enflammée. En brûlant, elle consomme de l'oxygène et crée une dépression qui aspire un centimètre et demi de peau, laquelle ne tarde pas à se colorer de rouge bleuâtre...

Enfin, au dernier stade, pour les cas les plus graves, il faut utiliser, soit les ventouses scarifiées, soit les sangsues …

Les premières consistent à inciser préalablement et profondément la peau en croix avant de les poser. En quelques minutes, il y a un à deux centimètres de sang noir dans le petit bocal.

Pour les deuxièmes, on utilise d’horribles vers oblongs, noirs, qui vivent naturellement dans les mortes eaux, ou au bord de certains ruisseaux. Ils sont utilisés pour ponctionner le sang !

En effet, ces charmantes bestioles, pour se nourrir, ont la propriété d’aspirer le sang en se collant sur tout ce qui vit, grâce à une bouche (peut-on appeler une bouche ce qui est d’ailleurs également leur anus?) garnie de pointes incisantes.

Les sangsues sont fournies par le pharmacien. Il les conserve dans des bocaux après les avoir fait dégorger pour qu'elles soient à jeun. Elles ont, alors, un aspect filiforme et plat de cinq à sept centimètres de longueur. Mais à peine déposées sur la peau au niveau des tempes ou des poumons, au nombre de six ou douze, elles se dilatent à vue d'œil, voracement. Quand on les détache, au bout de quelques minutes avec un peu de vinaigre, elles ont à ce moment-là, gorgées de sang, atteint la taille d'une très grosse cosse de petits fèves.

Ces traitements sont-ils efficaces? Peut-être soulagent-ils seulement, et hâtent-ils le processus de la maladie vers la guérison...

On s'explique, avec de telles thérapies, la mort, à trente ans de ma grand-mère maternelle atteinte d'un simple refroidissement compliqué d'une congestion pulmonaire, emportée en huit jours, faute de soins anti-infectieux. Cinquante ans plus tard, elle aurait guéri en dix jours !

S'il n'y avait, pour moi, que mes rhumes à répétition, cela ne serait que demi mal... Hélas, il y a aussi mes dents ! Elles me causeront autant de souffrance que tous les autres maux réunis! Aussi loin que je me souvienne, j'en ai toujours souffert, à tous les âges, dans toutes les circonstances.

Ma dentition était peut-être sujette à des caries… Mais l'absence la plus totale de toute hygiène buccale journalière, n’a rien arrangé : A la maison, on ne se lave les dents que le dimanche matin, lors de la grande toilette pour la messe de dix heures !

Mon père et ma mère, de temps à autre, avec un mouchoir mouillé de salive, se frottent les incisives et gencives... Et les miennes par la même occasion, grâce au même peu enthousiasmant procédé !

Ce n'est que lorsque j'atteindrais une dizaine d’années, qu'apparaîtra, près de l'évier - lavabo de la cuisine, la première brosse à dents, et le pain rond et rose de savon dentifrice Gibbs.

De plus, je suis comme tous les gosses de ma génération, un impénitent suceur de bonbons. Et jamais je ne m’endors, sans que mon père ne dépose, après avoir vérifié la position de mes mains sur ma poitrine, une sucrerie dans ma bouche en guise de fluor !

Il n’est donc pas étonnant que, dès l’âge de dix ans, presque toutes mes dents ne soient cariées, perforées de véritables cavernes, souvent en dessous du collet ! Elles me provoquent des douleurs obsédantes, lancinantes, suivies d'abcès dont les élancements incessants me font connaître un seuil de douleur intolérable pendant des heures ! Je n’ai aucun autre recours, que d’attendre que ça se calme...

Pendant ces crises, mon père - qui estime la douleur normale et naturelle - m'exhorte à la volonté, à l'endurance et à la résignation. Il me fait offrir ma douleur au Bon Dieu, pour la rémission de mes péchés... Que de rages de dents ai-je ainsi offert au Créateur ! De quoi déjà m'assurer d’avance, sûrement, le Paradis quels que soient tous mes forfaits ultérieurs !

Pourtant, un beau jour de mes onze ans, il m’est annoncé que l'on m'emmènera le jeudi suivant chez le dentiste.

Le dentiste ! Je pressens que ce doit être un personnage terrible et redoutable ! J'en suis tellement traumatisé à l'avance, que pendant les heures qui précèdent la visite chez le praticien, ma douleur disparaîtra totalement!

Je proclame :

-"Je n’ai plus besoin d'y aller, puisque je n'ai plus mal !

Et c'est que c'est vrai...

Pourtant, il faudra m'exécuter. Le moment tant redouté arrive, et mon père me prend énergiquement par la main.

Ce dentiste s'appelle Monsieur Detroit, je me souviendrai de lui toute ma vie : C'est un petit homme grisonnant, rondouillard, avec de grosses moustaches sévères. Il opère en bras de chemise et bretelles, dans un angle de sa salle à manger !

Il y a là un grand fauteuil en osier, dont les accoudoirs sont munis de courroies pour immobiliser les poignets, et dont le dossier permet d’immobiliser la tête grâce à une sangle que l'on referme sur le front du patient. Des instruments barbares, en acier brillant, sont disposés sur une petite table de marbre.

Sur le côté du fauteuil, il y a une étrange machine qui ressemble à la grande roue du rémouleur, entraînée par une pédale actionnée au pied. Au-dessus, par un ingénieux système de bras articulés et de courroies, la grande roue anime une minuscule foreuse. A pleine vitesse, la fraise doit bien faire dix tours à la seconde, ce qui laisse au patient tout le temps voulu pour apprécier les délices délivrés par l'instrument pendant le traitement !

Même si Monsieur Detroit pédale comme un forcené digne du Tour de France, ses soins me semblent durer un siècle !

Je suis à cette occasion, absolument odieux ! Je hurle de toute la force de mes poumons. Je distribue de véritables ruades avec mes pieds qui ne sont pas entravés. Il est impossible de m'arrêter, de me maîtriser. En dépit de sa force physique, Monsieur Detroit tente en vain de maintenir ma bouche ouverte à l'aide d'une cale de bois. Même les semonces de mon père restent vaines. Il fait appel à mon courage et à ma dignité, mais je suis sourd à ses exhortations ! Finalement, monsieur Detroit devra renoncer…

Le retour à la maison est sans gloire. La sentence tombera :

-"Tu ne veux pas te laisser soigner ? Eh bien, dans ce cas, ne viens plus te plaindre !

Ainsi s'achèvera l'unique séance de soins dentaires à laquelle j'aurai droit durant ma prime jeunesse.

Dans l’intervalle, pour calmer la douleur lorsqu'elle est trop lancinante, ma mère a recours au "clou de girofle" déposé dans la caverne de la carie, ou à l'effet analgésique d'un petit tampon de coton imbibé de l’eau de vie de mirabelle à soixante degrés, de mon grand père Henriot...

Outre les douleurs dentaires, je ne peux m'empêcher de me rappeler l'art consommé avec lequel je me blesse les mains et les genoux, ce qui n'a rien d'original, j'en conviens. Chez nous, le flacon de teinture d'iode se trouve en permanence placé sur la tablette au-dessus de l'évier. Mais de plus pour moi, chaque "bobo" s'infecte automatiquement, notamment les échardes sous les ongles et les piqûres d'épine : Il ne se passe guère de mois sans qu'un "ongle blanc", horriblement douloureux n'apparaisse, quand ce n'est pas l'horriblement douloureux "panaris", qui entraîne la chute totale de l’ongle…

Pour me soulager, ma mère me soigne avec des emplâtres d'oignons cuits. Cela fait "mûrir le mal" et hâter l'ouverture naturelle de l'abcès et l'écoulement libérateur d'un pus jaunâtre et malodorant. Mon père, quant à lui, il résume le phénomène par ce jugement lapidaire :

-« Maurice, tu as un sang qui s’infecte. Ca se passera quand tu deviendras un homme !

Ce mépris de la douleur est l'un des traits caractéristiques de sa philosophie :

-"Cela forge le caractère", ou encore : "On s'endurcit en dominant la douleur.

A aucun moment de ma jeunesse, l'état anormal de ma dentition (quasiment toutes mes dents sont cariées), ni cette propension à faire des abcès de plus en plus nombreux, n'inquiètera mes parents.

Pas plus qu’ils ne s’étonneront d'ailleurs, de mes douleurs d'estomac, d'origine ulcéreuse, nerveuse sans doute, résultant de mon état permanent d’anxiété, très pénibles. Ces maux surviennent notamment au plus fort de mes crises de mélancolie, voire presque de désespoir, au cours desquelles je remâche mon complexe de laideur.

Il est vrai que j’ai donné, dans le passé, déjà tant de sujets d’inquiétude : Je n’ai pas manqué une seule des maladies infantiles : Varicelle, coqueluche, oreillons, rougeole, sans oublier la broncho-pneumonie qui a failli m’être fatale... Mes parents ne s’étonnent plus de rien !

D’ailleurs, ce mépris de la douleur n'est pas exceptionnel. En 1930, on ignore tout de la prévention. On ne consulte un médecin que dans les cas d'extrême gravité. Il rédige alors une ordonnance où les remèdes sont de véritables recettes de cuisine, libellées en milligrammes, que le pharmacien réalise au coup par coup, à l'aide d'une balance de précision.

C'est ainsi que sont "fabriqués" des dizaines de milliers de tuberculeux faute des plus élémentaires dépistages. On devient tuberculeux comme on devient "gras" ou "maigre". Une certaine fatalité d’impuissance est de règle face à ce fléau, ainsi qu’il en a été depuis Jules César et Henri IV...

Dieu merci, à partir de 1950, il y aura plus de progrès en médecine et chirurgie, en dix ans, qu’en quarante siècles ! Et il est prévisible que ceux-ci se poursuivront en progression exponentielle.

Tant mieux pour vous, mes chers petits et arrières petits enfants privilégiés, qui avez la chance de vivre à l’époque de la conquête de la lune et de Mars !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:29.
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