Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Dourdan, l'école professionelle.

Sans aucun doute, mon père fut navré de mon échec au Brevet Elémentaire... Profondément déçu. Convaincu que je ne suis vraiment pas doué pour les études.

D'autre part cette période de sa vie sera, sur le plan santé, particulièrement pénible. Il souffrira beaucoup d'une douloureuse dysenterie amibienne ainsi que d'une bronchite chronique due à sa blessure par les gaz ypérites. Affaibli, il sera la proie d'angines à répétition. Enfin, cloué au lit plusieurs fois de suite, par de longues crises de sciatique.

Durant ces années, souvent en proie à la douleur, il n’a peut matériellement suivre le cours de mes études. De plus, mon relatif succès dans l'expérience "groupe" de Monsieur Carème, lui avait sans doute donné une fausse idée de mes qualités possibilités. D’autre part, ses fréquents conflits avec ma mère, sa jalousie, justifiée ou non, ont beaucoup accaparé son temps et son esprit.

Pratiquement, j'aurai l'impression qu'à cette époque, il s'est peu penché sur moi. Il ne s'est jamais préoccupé par exemple, de mes problèmes d'adolescent, dont ma mère lui avait ans doute parlé, ne serait-ce qu'à propos du Docteur Kervilly et de l'achat du petit "Livre Rose"...

Il me semble également qu'il n'a pas remarqué ma détresse, alors que je vivais une véritable dépression, un "mal être" chronique à l’école de Juvisy.

Pourtant, nous avions de fréquentes occasions de conversations, ne serait-ce que pendant les vacances, au cours des longues marches de trente à quarante kilomètres dans la journée, qu'il affectionnait et dont il me faisait partager le plaisir.

Mais ces conversations étaient des monologues au cours desquelles il racontait, avec une grande précision de dates et de lieux, les terribles batailles auxquelles il avait participé. Par exemple :

-"Le 15 avril 1915, dans le secteur de Berry-au-Bac, à quatorze heures, nous avons attaqué les boches..." – ou : "Au Chemin des Dames", le 16 juin 1917, sans préparation d'artillerie, nous avons été jetés dans la bataille...

Ces récits avaient un but éducatif précis : Me rendre la guerre odieuse. Il souhaitait que celle qu'il avait vécue, soit la dernière : Plus jamais cela !

Je suppose que dans son esprit, au niveau de mon éducation, il avait réparti les rôles entre ma mère et lui. Il s'était réservé celui, essentiel à ses yeux, d'endurcir mon caractère par l'épreuve et par l'exemple, et de m'inculquer les grands principes de la morale et de la Religion. A ma mère était dévolu le reste, c'est-à-dire toutes les obligations quotidiennes, notamment la surveillance de mon travail scolaire et de ses résultats.

Peut être celle-ci, témoin de ma débâcle, aurait-elle dû lui en parler? Mais il était si sévère, si intransigeant, si incompréhensif aux faiblesses, qu'elle préféra sans doute se taire et de me donner toute la chaleur de son affection en compensation.

L'échec du Brevet Elémentaire constaté, mon père dut se rendre à l'évidence : son canard de fils risquait d’être un raté, un "fruit sec", selon son expression un peu méprisante. Etait-il vraiment tellement étonné ? Sans doute pas, compte tenu des performances modestes des autres membres de nos familles respectives, lesquels n'avaient pas été des aigles... Lui seul avait été une exception.

En effet, il avait eu l'exemple de son frère et de ses deux sœurs : Roger - qui avait trouvé une mort glorieuse aux premiers jours de la guerre en Lorraine - avait été un jeune homme peu doué pour les études, farouchement indépendant, mais amoureux précoce. Sa soeur, Léa, un peu "fofolle" selon son jugement, était surtout une passionnée : Elle en avait apporté la preuve en n'hésitant pas, en pleine guerre, à rejoindre un fiancé (?) marin, dont la base était en Tunisie ! Quant à Yvonne, il était interdit d'en parler : Mon père avait rompu toutes relations avec elle.

Son frère avait eu un fils dont il sera le tuteur. Il le "placera" dans une firme comptable, à Rabat, au Maroc - curieuse façon de surveiller celui-ci ! - lui donnant ainsi "sa chance" de réussir. Malheureusement, par faiblesse de caractère, ce jeune homme "ne saura pas saisir la perche qui lui avait été ainsi tendue" (une autre de ses expressions favorites). Après un retour dramatique à Juvisy, mon père l'emmènera à Brest, où il l'obligera à signer un engagement de trois années dans la Marine ! Les tribulations de ce garçon ne s'arrêteront pas là... Et c'est une histoire qui mériterait, en raison de ses développements tragiques, d’être ultérieurement contée.

Sa sœur, Léa, avait eu deux garçons: Pierre et Jacques, que j'ai bien connus. L'un deviendra "apprenti cuisinier", l'autre "garçon de café" ...

Du côté de ma mère, sa sœur Laurence avait eu deux fils. L'aîné, Jean, avec lequel je cheminerai durant une partie de ma jeunesse, avait été la déception de son père, préférant la fréquentation des filles et le vagabondage, aux études. Il deviendra, lui aussi, l'apprenti pâtissier". Georges, le second, de dix ans plus jeune, était alors un méchant petit diable qui ne savait quoi inventer pour faire pleurer sa mère !

En conséquence, par atavisme, il n'y avait rien de bien surprenant dans la démonstration actuelle de ma médiocrité... Mon père devait être conscient d'avoir été le seul « personnage » de la famille.

En ce qui me concernait, il m'avait également "tendu la perche", à plusieurs reprises, mais en vain. Au Séminaire d'abord, où j’avais végété sans la moindre trace de volonté. A l’école laïque ensuite, où je m'étais laissé couler.

Toutefois, il avait au moins une satisfaction à mon propos, résultat sans doute de sa stricte discipline religieuse : A quinze ans, j'étais aussi timide et ignorant à l'égard des jeunes filles, qu'il avait pu le souhaiter…

Il m'avait donné toutes mes chances, toutes les occasions de me révéler. Et je n'avais pas su en profiter... Donc, il était normal que: "je m’en morde les doigts plus tard !". Lui, il avait fait tout ce qu'il avait pu. En conclusion, puisque je n'étais pas doué pour les études, que je ne serais jamais "un as", il fallait m'orienter vers le concret, et se déterminer à me donner un métier, comme mes cousins apprentis pâtissiers.

Tel était sans doute son raisonnement, et la justification du choix de ma prochaine école : Une « Ecole Professionnelle » !

Ce sera celle de Dourdan, qui comporte quatre sections : « Fer », « Bois », « Agriculture », « Commerce ».

Dourdan ! En pleine campagne ! A quarante kilomètres de Juvisy et soixante de Paris ! C’était presque une sanction, d'autant plus que mon père décidera que j'y serai pensionnaire !

Interne ! Je suis désespéré. Finis les jeudis et les dimanches qui sont ma raison de vivre, mon ballon d'oxygène. Ma mère partage mon chagrin, le cœur déchiré à la pensée d'être séparée de son garçon, et redoutant aussi de rester seule en tête-à-tête avec mon père.

Elle entamera, pendant les deux mois qui précéderont la rentrée, une lutte de tous les jours contre cette décision. Huit semaines de discordes, de chicanes, ponctuées de coups de poings donnés par mon père sur la table, coups qui faisaient sauter en l'air assiettes et couverts !

A cette époque, je me dresserai contre lui car il faisait pleurer ma mère ! J'éprouvais même, à certains moments de leurs disputes - j'ai honte à l'avouer - quasiment un sentiment de haine à son égard. J'ai même été traversé par l'horrible pensée qu'il nous tenait "par l'argent", étant le seul salaire de la maisonnée ! Et la nuit, je rêvais que plus tard, au retour des terres lointaines d’outre-mer, je ferais pleuvoir des flots d’argent sur les genoux de ma mère, et que je lui offrirais ce dont elle avait toujours rêvé, une maison avec salle à manger, salon, et un jardin pour les légumes !

Usé, mon père cédera en partie. Ce serait quand même Dourdan, mais en qualité de demi-pensionnaire. Ma mère est ravie de sa victoire car elle conserve près d’elle son « petit garçon bien aimé» de bientôt seize ans, et ne restera pas seule face à son mari.

Pour ma part, l'essentiel était sauvé : mes jeudis et mes dimanches, c’est à dire mes amis Roger, Nicolas et Jean. Je pourrai continuer à rêver avec eux du Maroc. Et, puisque dans deux ans, j'aurais dix-huit ans, il me sera alors possible, en dernière ressource, de contracter un engagement dans l'Armée Coloniale... Mais je n'en étais pas encore là, car il fallait assumer la rentrée et préparer le repêchage de septembre au Brevet Elémentaire.

Les bâtiments de l’école Professionnelle de Dourdan étaient laids et vétustes, situés à trente minutes à pied de la gare, après une heure de train, soit à plus d'une heure et demie de trajet matin et soir. Trois heures perdues tous les jours !

Les classes étaient sombres, le matériel scolaire délabré, la cour de récréation un bourbier cerné de hauts murs. Quel contraste avec l’école de Juvisy et ses bâtiments flambants neufs en belle pierre meulière, ses classes claires et aérées, son immense préau et sa grande cour de récréation bordée de beaux tilleuls !

Mais cela n'était encore rien, le pire était à venir : Le recrutement général des élèves !

Celui-ci reflétait, en 1936, la différence sociale entre deux mondes tels que cela existait encore il y a cinquante ans. Celui de la ville, dégourdi, ouvert à la vie moderne, à la mode parisienne, opposé à celui de la campagne en retard d'un demi-siècle, conservateur, presque rétrograde. De plus régnait entre ces deux communautés, une incompréhension, presque une hostilité à peine voilée, reflet d'une façon de vivre et d'une manière d'être totalement différente.

Juste avant la rentrée, fin septembre 1936, j'avais donc subi, à tout hasard et pratiquement sans préparation, la deuxième cession de repêchage du Brevet Elémentaire. Faute de révision, je passait les épreuves sans aller au fond du sujet, me contentant, faute de mieux, d'être clair, avec quelques nuances d'originalité, forçant sur l'imagination. En français, j'essayais d'être romanesque. Par chance, les maths me semblèrent aisées ainsi que les sciences.

Mon premier contact avec ceux qui allaient devenir mes compagnons de classe pendant trois trimestres, n'est pas prêt de s'effacer de ma mémoire... Je portais alors un costume à pantalon de golf, assez mode et parisien. Quant à eux, ils étaient, soit en bleus de travail, soit en pantalon de velours et tablier de jardinier d'épaisse toile bleue ! Et surtout, presque tous étaient chaussés de sabots ! A cause de ma vêture, je fus immédiatement pris pour cible :

-"Visé le parigot, le blanc-bec...

De plus, ils étaient tous de plus de deux à trois ans mes aînés et, en ce qui concernait les filles, particulièrement avancés !

L'explication de leur tenue rustique et de leur âge, provenait du fait que, par essence, l'école professionnelle n'était pas destinée à de précoces intellectuels... Mais au contraire recrutait ceux qui, comme moi, avaient échoué dans leurs études, souvent deux et trois années de suite. Grâce à elle, ces retardataires pouvaient devenir d'excellents artisans, commerçants, contremaîtres dans l'industrie, ou agriculteurs évolués.

A l'école de Dourdan, tout le monde parlait avec un fort accent de terroir, mâtiné d’un patois que je ne comprenais pas. Marginalisé d'entrée, j'allais être la cible des trois caïds de l’internat : Garde, Capelle et Pineau, solides gaillards de dix-huit ans, musclés, rusés et sournois. Ils faisaient la loi.

Cible, parce que je suis deviné "puceau" ! Ils décidèrent alors de me faire subir en public, une sorte de bizutage très particulier. Dans le dortoir, devant un public d'une quinzaine de complices très excités, ils m’infligèrent un traitement qui pourrait s'apparenter aux très spéciaux massages thaïlandais, mais sans l’intervention des aimables opératrice habituelles… De force, car immobilisé par trois robustes lascars ! Presque un viol !

Mais cette humiliation scandaleuse aura pourtant un résultat positif inattendu pour moi... En effet j’ai pu constater que les spectateurs qui m’entouraient, procédaient sur eux-mêmes - en véritable fête collective orgiaque - à un traitement identique de "leur maladie" avec un cynique plaisir ! Et à l'évidence, ma manière de remédier à "ma maladie", n'était pas originale.

Il m'apparaît aussi, par la démonstration de leur joie exubérante, deux vérités éclatantes: ils n’étaient pas culpabilisés, et ils étaient tous en parfaite possession de toutes leurs facultés, vue et audition comprises ! Cette révélation va grandement me soulager : D’abord je ne suis pas différent des autres, et les menaces du petit "Livre Rose" sont très exagérées...

Sur un autre plan, la communication avec mes autres camarades commencera tout aussi mal. A Dourdan, l'habitude veut que l'on soit doté d'un surnom. On ne s'appelle pas Pierre, André, Louis mais, « l'oignon », « croûton », « la cerise »... Je serai vite baptisé : D’abord "Vata", parce que j'avais reconnu que j'étais catholique, donc « un "Va-t--à" la messe »! Puis "Picro", diminutif de Picrochole, le personnage comique et vantard de Rabelais, dont il était justement question en classe de littérature.

Durant neuf mois, dépersonnalisé, je serai uniquement : "Vata" ou "Picro" !

Dans ce décor morose, dans cet environnement trivial, au milieu de camarades qui ne seront jamais des amis, je vais, cinq jours par semaine, connaître une vie monotone, ennuyeuse. L'isolement que j'avais pratiqué à l'école de Juvisy va s'y prolonger, avec en plus, le sentiment de perdre mon temps.

Pourtant, quelques jours après la journée d'épreuve initiatique du dortoir, un matin, le Directeur, Monsieur Bidel, m'interpella :

« Nonet, vous êtes reçu au Brevet Elémentaire !

Totalement inattendue, cette excellente nouvelle me gonfla le cœur d'espoir : Mon père, en raison de mon miraculeux et inespéré (presque incompréhensible) succès, reviendrait sans doute sur son choix d'une Ecole Professionnelle, et me retirerait de l'insupportable Dourdan.

Ce fut un vain espoir, qui ne trouva même pas le secours de ma mère, laquelle ne devinant rien de mon inadaptation. Pour elle, l'essentiel était de retrouver chaque soir son fils chéri, de se sentir aimée, protégée.

Cette année scolaire fut nulle. L'essentiel des journées consistait pour moi à "passer le temps". De me méfier des caïds et de leurs guet-apens. De rêver. Je dois d'ailleurs reconnaître à ce sujet, que les deux professeurs qui nous avaient en charge, me laissèrent royalement en paix : Ils adoptèrent très vite à mon égard une attitude d'ignorance et d'indifférence - puisque je ne troublais pas leurs cours - qui facilita et entretint ma paresse.

Professeurs pâlots, discrets, sans aura, de même que le Directeur, Monsieur Bidel, petit homme déjà très âgé, dont le principal souci était "la discipline dans l’obéissance". C'est ainsi qu'il avait abandonné celle du dortoir des grands à l'autorité des trois caïds dont j'ai parlé. Toutefois, il s'était réservé, par affinité personnelle, l'enseignement des mathématiques qui le passionnaient.

Face au tableau noir, il se livrait avec frénésie à son sport favori, craie d'une main, chiffon de l'autre. A l'issue de l'heure et demie de cours, il ressemblait à un plâtrier en fin de journée ! Par chance pour moi, géométrie et algèbre ne présentaient aucune difficulté. Je devins son favori. J'avais l'impression qu'il faisait son numéro pour moi seul.

En dehors des "maths", monsieur Bidel ignorait tout le reste, du moment que le calme régnait dans son établissement. Il ne sut rien d'autre de ma personne que mon aisance et mon attention à ses cours, alors qu'il évoluait dans un nuage de poussière de craie. Tout au moins jusqu'en juin...


Malgré mes efforts de mémoire, je ne parviens pas à faire revivre mes deux autres professeurs, personnages grisonnants, en fin de carrière, sans autorité ni impact sur cette classe d'individus sans passion pour les études et seulement préoccupés par les travaux pratiques manuels.

J'avais échappé à ceux-ci, étant inscrit dans la section dite "Commerciale". Ce qui me valut d'entendre distraitement des mots tels que : crédit, débit, bilan, solde balance, entre deux rêves.

Paradoxalement, car rien n'est jamais tout à fait négatif, je ferai, à Dourdan deux acquisitions inattendues : Le goût de l'écriture, et la radio...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:28.
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