Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

L'école enfantine.

J'ai déjà six ans: je suis devenu un petit garçon en âge de fréquenter la première école! Mes souvenirs de cette époque sont très nombreux et très précis.

Par exemple la façon dont je suis habillé. Ma mère me trouve superbe en chaussures vernies noires, et en un costume "marin" avec béret à pompon rouge. Elle m'a lu ce qui y est écrit en lettres dorées: "Le Terrible" !

Ce nom est celui d’un bateau cuirassé ultra moderne. Tous les journaux ont parlé de son récent lancement. Moi qui suis si petit et fragile, je connais un sentiment de ridicule. Cela m’est tellement insupportable que je choisis un jour de grand vent où nous traversons la Seine à Paris sur le Pont Neuf, pour, traîtreusement, le soulever de mon front, et lui permettre de s'envoler! C'était à un retour de vacances: nous revenions de Crévic, avec un plein panier de mirabelles...

A cette époque je me sens guetté par un grand danger. La menace vient de la répétition d'un mot mystérieux: "école". Je l'entends de plus en plus souvent dans les conversations entre mon père et ma mère. Comme je vis sans contact avec d'autres petits enfants, ce mot devient pour moi l'équivalent d’une catastrophe mystérieuse.

D'autant qu'un soir, mon père déballe une plaque toute noire, encadrée de bois clair. Il l’appelle «une ardoise ». Il me fait découvrir qu'avec une sorte de petite baguette, on peut tracer des signes et des dessins, et qu’ensuite on peut les effacer avec un chiffon humide.

En prévision de la rentrée, il décide que je dois "prendre de l'avance". Chaque soir donc, sérieusement, je dois, sous sa surveillance et sans faiblesse, tracer des signes fastidieux qui doivent être régulièrement identiques.

Je redoute ces leçons particulières. A en juger par le peu d'enthousiasme de mon maître, je ne dois pas être très doué!

Parallèlement, ma mère, en plusieurs étapes, me prépare un déguisement qui ajoute à ma panique. Les galoches noires, sorte de souliers grossiers à semelles de bois, sont sonores et dures comme celles des sabots. Les bas de laine noire tricotés main, montent au-dessus de mon genou, et ne laissent à découvert qu’une bande de peau avant le bord de la culotte. Le sarrau de coutil noir a un liseré rouge au col...

Complétant l’accoutrement, une affreuse pèlerine en forme d’entonnoir cache mes bras. Elle a un drôle de capuchon pointu qu'on doit rabattre sur la tête quand il pleut!

Le cartable qu'on porte sur le dos, comme les soldats leur giberne, m'offre par contre une agréable compensation en raison de son allure militaire.

Dans cet accoutrement, je suis conduit - traîné plutôt -, lors de la rentrée d’octobre, à ma première classe enfantine. Toute cette journée est restée gravée dans ma mémoire, enregistrée comme aujourd'hui on peut le faire sur une cassette "vidéo". J’ai tout noté : depuis le soleil brumeux de huit heures du matin jusqu'à la pluie battante de dix-sept heures.

Je peux choisir n'importe quel moment de cette journée héroïque: des souvenirs précis, à soixante ans d'intervalle, jaillissent, nombreux, précis et colorés.

Je me souviens du contenu de mon cartable: le plumier de bois clair verni à tirette, le sac de papier contenant la bonne tranche de pain beurrée et la petite tablette de chocolat Menier, le cache-nez bleu clair tricoté par ma mère en côtes "deux à deux" (j'avais appris l'art des aiguilles). Je revois la grande porte de chêne de l'école. J’entends encore le son clair et précipité de la cloche. Je respire presque l'odeur de la poussière de craie!

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Le rémouleur

Le rémouleur

L'essentiel de cette journée est la découverte physique, et pour la première fois, sans la protection maternelle, d'un monde totalement inconnu: celui des autres enfants. Bien qu'elle commence par des pleurs, cette journée est ensuite en tout point un ravissement.

Refermée, la porte de l'école enfantine Sainte-Anne me laisse face à face avec mes futurs petits camarades. Passées les premières minutes d'angoisse, presque de terreur, je constate rapidement que la plupart "des autres" sont enjoués, nullement hostiles. Leur exubérance est communicative, et je ne tarde pas à me mêler avec plaisir à leurs jeux. Puis, la cloche sonne l'entrée en classe.

Ce sont les premières manifestations de discipline de groupe, et la découverte de ses premiers commandements :

-« En rang!

-« Silence!

-« Debout!

-« Assis!

Suit la prière commune, achevée par un :

-« Ainsi soit-il » vigoureux.

La maîtresse, Mademoiselle Anne-Marie, est une souriante jeune femme, enjouée, vive et grassouillette. Je la juge ainsi par rapport à ma mère qui est très svelte. Décidément, qu'elle est belle, ma maman! Sa voix est chantante, et provoque nos réponses collectives :

-« Oui, Mademoiselle ! »

- « Non, Mademoiselle!»

Ayant oublié toutes mes terreurs, je vis intensément cette chaude collectivité avec les petits compagnons de mon âge. Je me sens heureux comme un pinson. Lorsque la cloche qui annonce la récréation de dix heures sonne, nous nous précipitons, comme une volée de moineaux criards, dans la cour de jeux.

J'y fais une découverte tout à fait réjouissante: je cours très vite! Bien que de petite taille par rapport à d'autres, je les dépasse tous en vitesse, et sans effort! Mes jambes sont d'une vélocité surprenante! J'ai même l'impression que si je le veux, je peux encore aller plus vite! Quel ravissement d'entendre le vent de ma course siffler à mes oreilles. Je ne me rassasie pas de ce plaisir !

Hélas! Coup de sifflet !

Un appel vient de retentir:

-« Maurice »!

Mademoiselle Anne-Marie vient de m'interrompre en pleine course ! Un peu inquiet, je m'approche. J’entends :

- « Maurice, il ne faut pas te mettre en nage! Tu risques d'attraper froid. Tu es fragile depuis ta maladie... Ton père m'a fait promettre de te conserver au chaud pendant les récréations.

Quelle déception! Je me retrouve dans la salle de classe, avec, en compensation, le rare privilège d'effacer le tableau noir, de ranger les craies et de remettre à sa place la longue baguette de bois qui sert à désigner les lettres...

La journée cependant défile à toute allure! Moi qui ai jusqu'alors trouvé si longs les jours passés à jouer seul! Tout ce qui m'entoure, et tout ce que l'on me fait faire m’enchante. Tout est plaisir nouveau. Tout est sans cesse différent. Tout est rythmé par la cloche.

De plus, j’ai l’impression d’être devenu quelqu’un, que j'existe, puisque de temps à autre, Mademoiselle Anne-Marie m'appelle, personnellement, devant toute la classe :

- « Maurice ! »

Je me dresse alors d'un bond vigoureux et ravi :

- "Oui, Mademoiselle ! »

A la fin de cette première journée, il pleut à torrent. Dans un brouhaha et une bousculade de volière, nous sommes lâchés dehors. Alors, capuchon boutonné jusqu’au cou, je me lance, en fraude, dans une dernière folle course, à toutes jambes, et de plus en plus vite… Je suis enivré par la rapidité avec laquelle jouent mes petits mollets.

Las! Un obstacle imprévu - un arceau de croquet -, me fait trébucher et atterrir en vol plané, sur le ventre, au beau milieu d'une flaque d'eau boueuse! C'est en pleurs, humilié et redoutant les reproches de ma mère, crotté de haut en bas côté face, que je termine sans gloire, ma première journée de classe !

Une "grande", Elisabeth, dont les parents sont voisins des miens, me restitue à ma mère qui m'attend sur le seuil de la porte.

Là, je fais face. D'autant plus facilement que, exalté par la bonne odeur du pain trempé dans le café au lait, mon estomac, toujours en éveil et vorace, (il le restera fidèlement durant toute ma vie!), crie justement famine.

Désormais, la cloche de dix-sept heures provoquera automatiquement sur moi le réflexe de Pavlov, celui de « l'eau à la bouche », qui me précipite sans retard à la maison pour le goûter.

A l'approche de Noël commencent les préparatifs d'une fête qui doit avoir lieu à la Salle Paroissiale. Nous y donnerons un spectacle pour nos parents. Il s'agit d'une parodie sur la profession d'avocat que nous devons jouer en costume. Quelle excitation!

Arrive enfin l'après-midi tant attendu! Quelques minutes avant la représentation, je pars avec mes camarades de classe derrière le rideau de scène pour m’habiller. Je retire de son carton le costume que ma mère m'a confectionné. J'éprouve à sa vue une grande déception : ma robe d'avocat est en papier crépon. De plus, elle produit, au moindre geste, un bruit indiscret de journal froissé que je trouve du plus mauvais effet.

Dans la salle, nos parents, ravis et béats d'admiration pour le talent de leurs jeunes rejetons, nous applaudissent longuement. Les yeux des mamans sont mouillés de larmes. Tout excités par notre succès, nous avons quitté la scène comme dans un rêve, pressés par notre maîtresse: il faut très vite nous déshabiller, ranger rapidement nos costumes, et laisser bien vite la place à la classe suivante.

De retour à la maison, stupéfaction! Dans la précipitation, je me suis trompé de costume: la robe que j'ai ramenée est en beau tissu souple et ornée d'un superbe jabot de satin blanc !

On frappe à notre porte. C’est un couple distingué, Monsieur et Madame Lètot. Ils sont accompagnés de mon camarade Francis et de sa soeur Clotilde. En fait, ils viennent, assez froidement, réclamer leur bien : la robe d'avocat de leur fils, que j'ai "prise".

Mon père, avec une aisance et une élégance qui me remplissent encore d'admiration, dénoue cette affaire. Mieux, les parents de Francis acceptent de prendre le thé en dépit d'une différence que je ressens confusément: ils n'appartiennent pas à la même classe sociale que nous... Tout se passe pourtant si bien qu'en dépit des protestations polies de mes parents, je pars finir la soirée chez mes petits amis.

Quelle superbe maison ils habitent ! L'intérieur est stupéfiant de raffinements. Toutes les pièces sont chauffées et ruissellent de lumière. Emerveillé, je découvre pour la première fois une maison bourgeoise.

Francis me montre ses jouets, dont un train électrique, reproduction du fameux "Sud Express". J'ai le droit d'admirer, pas celui de toucher !

Clotilde, sa soeur jumelle, est très gentille, et je me sens attiré par sa douceur. On m'offre, pour le goûter, toutes sortes de tartes plus délicieuses les unes que les autres. Quelle chance, dans une telle situation, d'avoir un solide appétit et un estomac endurant!

Enfin, pour terminer la soirée, Monsieur Létot éteint toutes les lumières dans le salon. Miracle! Sur un écran lumineux, s'anime un petit homme, chapeau rond, petite moustache, pantalon trop large, grands souliers et fine canne flexible: Charlot! Le film, en noir blanc, s’intitule - je ne l’ai jamais oublié -: « Le dernier tramway ». Jamais je n'ai autant ri aux éclats!

La lumière revenue, je continue à être secoué par le fou rire sous le regard amusé et bienveillant de mes hôtes. Le retour est un rêve. Francis et sa soeur me raccompagnent jusqu'à ma maison. Et je tiens la main de la gentille Clotilde dont c'est la première apparition dans ma vie ! Ce n’est pas la dernière, mais cela est une autre histoire pour un autre livre…

Il y a aussi « ma » première récitation, apprise par cœur. Elle me plaît beaucoup parce qu’elle exprime la chaude sécurité que je ressens dans les bras de ma mère, dans l’intimité chaude de notre «chez nous».

-«Quand on a peur des loups, du vent, de la tempête,

Cher petit oreiller, qu’il fait bon sur toi.

Combien de pauvres enfants, nus et sans mère,

N’ont pas d’oreiller pour dormir ?

Ils ont toujours sommeil ; cela me fait gémir !

Maison de Nicole.

Maison de Nicole.

Je chante aussi :

«La poêle à frire

A l’air de rire

Sans nul soucis

Rions aussi !

Elle s’accompagne, d’une façon précise et parfaitement nette, d’une bonne odeur de crêpes qui me chatouille les narines...

Cette année-là, à l’occasion de la fête de mon père, en grand secret, ma mère enveloppe dans du beau papier une boîte de ses cigarillos préférés, les «Ninas». Elle entoure ce petit paquet d’un superbe ruban et elle m’apprend une chanson que je dois entonner dès qu’il ouvre la porte, le soir, à son retour du bureau :

-« Petit Papa, c’est aujourd’hui ta fête,

Maman m’a dit que tu n’étais pas là.

J’avais des fleurs pour couronner ta tête,

Un gros baiser, pour embaumer ton cœur...

C’est une réminiscence des quatre années de guerre, où, bien souvent, le père était absent lors de son anniversaire.


La chanson préférée de mon père évoque les batailles auxquelles il a participé. Elle rappelle les charges à la baïonnette tandis que le clairon sonnait.

Pour me la chanter, il m’installe sur ses épaules, un poing devant sa bouche en guise d’instrument, et il marche très vite au rythme de ce chant guerrier :

-«Le clairon est un vieux brave,

Et lorsque la lutte est grave,

C’est un rude compagnon.

Il a vu maintes batailles,

Et porte plus d’une entaille,

Depuis les pieds jusqu’au front...

Enflammé par les paroles et la musique martiale, je me sens transporté de vaillance !


Et l’hiver arrive, rigoureux.

Lorsque je pars pour l’école, l’onglée m’engourdit douloureusement le bout des doigts, en dépit des gants de laine tricotés par ma mère. Ils sont insuffisants pour me protéger de la morsure du froid. Il faut dire, qu’en chemin, nous jouons beaucoup avec la neige. Nous nous livrons de furieux combats à coup de boules blanches.

Le soir, avant de franchir la porte de l’école et d’affronter les rigueurs de la température, je regarde partir mon petit camarade Combs. Il est toujours si bien habillé (j’admire surtout ses chaussures souples alors que je ne m’habitue pas aux galoches sonores à semelles de bois). Un cocher attend, debout, devant la portière ouverte de son fiacre.

Souvent je caresse l’encolure du cheval. Je respire sa puissante odeur d’étable qui me rappelle Crévic et la ferme de l’oncle Charles. Il m’arrive même de lui présenter, au creux de ma main, un morceau de ma tablette de chocolat prélevé sur mon goûter. Son gros museau frémissant vient le chercher . Ce contact un peu inquiétant augmente mon plaisir.

Or voici qu’un soir, Combs me propose de l’accompagner chez lui, en voiture! L’envie de partager un tel privilège me fait perdre toute prudence. J’oublie jusqu’à l’odeur du café au lait qui m’attend. Je n’évalue pas l’inquiétude certaine de ma mère en raison de mon retard. La portière se referme sur nous avec le bruit de celle d’un compartiment de chemin de fer de première classe.

J’admire l’intérieur capitonné, le confort des coussins ornés de gros boutons, les rideaux des fenêtres retenus par une embrasse de cuir.

La voiture part.

Je sens le coup de rein du cheval. Le rythme des sabots s’accélère jusqu’au trot. En dépit des pavés, le bruit du roulement - à Crévic, je suis habitué à celui des grandes roues cerclées de fer -, ressemble à un chuintement discret dû à des bandages de caoutchouc. Je souhaite que le voyage ne finisse jamais !

La demeure de Combs est une grande villa bâtie au milieu d'un petit parc que l'on traverse par une allée de gravier crissant. Perron, hall de vastes proportions, hauts plafonds : Sans aucun doute je suis dans ce qui doit être un château ! Muet d'admiration, je ne cesse de regarder, d'enregistrer le moindre des détails de ce superbe décor.

Je découvre, accrochées aux murs, de grandes images en couleurs dans des cadres dorés qui me fascinent. Sur des socles, des objets luisants et sombres représentent hommes, femmes, animaux. Mon regard a du mal à s'en détacher. Dans des vitrines, des bibelots délicats ressemblent à de fines sucreries. Sur les parquets, des tapis épais aux coloris sombres et chauds amortissent les bruits.

C’est mon premier contact avec ce qu’est l'art de la peinture et de la sculpture. En même temps je découvre une façon de vivre que j'ignore : Le luxe. Je comprends que je penserai toujours à cette soirée, et aux sensations si neuves qu'elle me procure.

Le dénouement de ma découverte de ce nouveau monde se termine peu glorieusement lorsque mon père, fou d'inquiétude et de colère, me récupère !


Ainsi s'écoulent les premières années de mon jeune âge. Je fais un premier apprentissage, prudemment filtré par mes parents, de mon environnement. Le monde extérieur me parvient, par bribes, au travers les conversations des autres. « On » évoque devant moi des événements, qui me semblent incompréhensibles et mystérieux, et dont on ne parle jamais à la maison. Tout semble très différent des préoccupations de ma famille.

Et, il s'en passe des choses pendant cette période qui voit resplendir ma mère, radieuse jeune femme de vingt-cinq ans, qui, peu à peu, elle prend des allures de parisienne.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:28.
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