Nous avions donc changé de directeur à un an et demi du Brevet Elémentaire, alors que j'étais en pleine déroute scolaire, mais venais de découvrir avec passion le personnage de Cyrano de Bergerac…
Notre nouveau directeur était un petit homme rond comme une balle, cravate lavallière, agité et novateur. Sa grande idée philosophique socialisante, consistait en une tentative de nivelage des individualité ou l'originalités des élèves, grâce notamment à la suppression de tout classement trimestriel - bonne affaire, très bonne affaire pour moi - pour développer de manière préférentielle l'esprit collectif et la solidarité.
Pour ce faire il imagina et imposa la création, dans notre classe, de cinq groupes de dix à douze d'élèves, nantis chacun d'un chef de groupe. Le classement trimestriel s'établissant sur les résultats collectifs obtenus par chacun de ceux ci.
Nous serons donc invités à nous associer, librement, selon nos sympathies.
Quelle nouveauté !
Spontanément, par camaraderie, par affinités, quatre groupes se constitueront immédiatement. Notamment celui qui se forma autour de l’archange Bouju, qui comprenait les élèves aux personnalités les plus significatives de la classe. Quant aux trois autres, ils intégraient des camarades de jeux ou d'équipe de football ou basket. Il restait un "rebus", inclassable, de médiocres ou de timides, dont j'étais.
Or, j'eus cette audace incroyable (même pour moi quelques heures auparavant), de me proposer comme "chef de groupe" de ces laissés pour compte ! Démocratiquement, selon le vœu de notre nouveau directeur, c'est-à-dire à la suite d'un vote, les "chefs de groupe" furent confirmés. Je serai « élu », dans l'indifférence, confirmant l’exactitude du proverbe : « Au pays des aveugles, les borgnes sont rois ! ».
Cette "élection" illustrant de manière exemplaire - caricaturale dans mon cas - les risques du système électoral universel par lequel chaque individu, quelle que soit sa qualité, voire son absence de qualités ou même anti-qualité, a, par le biais de son bulletin de vote une puissance numérique qui risque de s’avérer pernicieuse, quand elle est faussée par la surenchère d’une propagande démagogique... Mais, quel autre système, plus juste ou plus intègre, proposer ?
Bien sûr, l’archange Bouju sera aussi élu, d'emblée.
Cette promotion, pour purement honorifique qu'elle sera au départ, aura pour moi d'énormes conséquences. Ou plus exactement, ce sera un déclic : Je me découvris le goût et le sens des responsabilités !
Contre toute attente, l'isolement, le repli sur moi-même et une certaine exclusion, avaient habitué par contrecoup, mon esprit à trois disciplines : La réflexion, l’imagination et l’exercice de la volonté. Ces trois dispositions vont m'être très utiles et d'un grand secours.
En effet, lors de l'élaboration des travaux trimestriels collectifs pour chacune des matières du programme scolaire, j'aurai la possibilité de les mettre à l'épreuve et d'utiliser leurs vertus. De plus, lors de la coordination indispensable des efforts de chacun - compte tenu des médiocres qualités individuelles de chaque membre de mon groupe, sans omettre la mienne - je fit, très rapidement la découverte d’un autre moteur, performant et efficace : L'organisation du travail !
Sous mon impulsion, mon groupe devint une véritable "Entreprise" comprenant des ouvriers "spécialisés", chacun exclusivement chargé d’une des parties du programme. Evidemment, ma recherche du résultat global à tout prix, ne correspondait absolument pas à l’esprit pédagogique de monsieur Carème, plutôt une sorte de détournement d’intentions…
J'étais doublement motivé par deux objectifs : D'une part, une cible: Le prestigieux groupe de l'archange Bouju. Sa brillance, son "aura", joints aux qualités individuelles de chaque membre de son groupe, rendait celui ci apparemment inaccessible. Mais j'entrevoyais que la réunion, l'association à une même tâche de personnalités particulièrement brillantes, ne se déroule pas toujours très harmonieusement, et ne concourt pas systématiquement au succès de l’équipe.
Donc, l'expérience méritait d'être tentée. D’autant plus que j'avais à utiliser des garçons très modestes, donc dociles. C'est ainsi que sans difficulté j'organisais mon équipe à mon gré. Spécialisant chacun selon ses goûts et lui épargnant les matières qui ne l’intéressait pas, divisant le travail, centralisant les résultats. Me réservant la présentation finale à laquelle je tenterai d'ajouter une teinte d'originalité, d'imagination, un début de "design".Me croira-t-on ? Eh bien, ce groupe de "sans grade", conduit par Maurice Nonet, le médiocre, l'anonyme, le laid, le solitaire, fut, dès le premier classement trimestriel,très largement en tête! Et ce, quasiment dans toutes les matières. Jolie revanche !
Notamment par l'étonnement du dubitatif, ironique et glacial, de Monsieur Hourey. Et satisfaction personnelle de ma victoire sur le groupe de l'archange !
Bien sûr, l'expérience d'instruction collective tentée par notre Directeur - dont les opinions politiques socialistes eurent tôt fait le tour de Juvisy, d'autant plus que ses ambitions dépassaient largement les portes de son bureau de directeur d'école, pour briguer celle de la Mairie de Juvisy ! - ne perdurerent pas longtemps : Les tares du système au niveau de la culture individuelle, ayant été mises en évidence d’éclatante manière, notamment, par l'usage abusif que j'en avais fait.
Ainsi s'acheva l'année scolaire 1935.
Celle-ci, globalement, avait été très positive pour moi, en dépit de mes "infirmités".
D'abord j’avais résolu de manière pragmatique le problème de ma "maladie".
J’avais connu la réhabilitation de ma "laideur" et la valorisation spirituelle de mon isolement, grâce à la découverte de similitudes avec mon héros favori : Cyrano de Bergerac.
L'espoir, né de l’Exposition Coloniale, d'une autre vie, dans un pays lointain et ensoleillé, bien au-delà de la morosité et de la mesquinerie de mon existence actuelle, et concrétisé par les souhaits d'orages "qui m'emporteraient vers les horizons d'une autre vie !"
Enfin, l'expérience "groupe" de Monsieur Carème m'avait révélé un goût pour l'organisation du travail et les prémices de celui du commandement, avec toutes les saveurs incomparables qui s'y attachaient en cas de succès.
Dans le tunnel où je vivais jusqu’alors, j'entrevoyais enfin une lumière. Je n'étais plus aujourd'hui la victime d'une injuste et définitive fatalité, mais peut-être au seuil d'un nouveau départ où ma volonté utiliserait au mieux mes faiblesses, mes petits dons, et mes acquis.
Cette lueur, sera l'antidote de ma mélancolie. Je m'y accrocherai résolument.
Ce sera l'amorce d'un début de prise de confiance en moi.