Mais revenons à la fin de l’année scolaire 1937...
J'avais presque dix-sept ans. Une dernière flambée de croissance m’avait donné les quelques cent quatre vingt deux centimètres de hauteur qui furent mon lot définitif. Longue silhouette dégingandée, je ne savais que faire de mes membres encore grêles. Mais je n'étais pas peu fier d'être nettement plus grand que les un mètre soixante douze de mon père, lequel commentait :
-"La mauvaise graine pousse plus vite que le bon grain!
Mes journées de vacances seront dès lors partagées entre l’aviron et le vélo. Avec mes trois amis, nous sillonnerons la campagne pittoresque et variée de l’Ile de France, au gré de notre fantaisie. Commentant passionnément l’actualité, car dans deux ans, avec l'appel sous les drapeaux, nous allions être engagés dans un engrenage d'événements que nous entrevoyions tragiques. Echafaudant maints projets d'avenir, bien sûr, toujours en terres lointaines !
Au fil des jours, deux évidences se révélaient à moi par le mécanisme de leur répétition. Il s'agissait des effets bénéfiques de la saine fatigue du corps, et d'une certaine morosité qui accompagnait désormais mes retours le soir, à la maison.
Car mon équilibre psychique est encore fragile. Facilement, pour un détail, une contrariété, ma mélancolie changeait la couleur de mon ciel. Je retournais alors à mes démons : "Je suis laid, personne ne m'aimera, je suis un raté, pourquoi lutter?". Alors, je me refermais sur moi même, et me complaisais à ressasser mes disgrâces.
Or, j'observerai que dans cet état dépressif, secoué par mes amis ou houspillé par l'entraîneur d'aviron, ayant durement trimé physiquement pendant plusieurs heures, ma mélancolie disparaissait, et mon ciel reprenait ses couleurs. De manière quasi automatique, l'exercice musculaire m'apportait une allégresse régénératrice, m'envahissait de joie de vivre.
Ainsi s'ajoutait à ma pharmacopée découverte au temps du docteur Kervilly, un nouveau remède. Je n'oublierai pas la leçon, et la mettrai en application avec profit tout au long de ma vie.
Discipline malheureusement limitée dans le temps par les heures prioritairement consacrées au travail, et celles que je consacre à ma mère, dont je suis toujours conscient d'être responsable.
Pourtant, quand au retour de mes équipées éreintantes, je franchissais en fin de soirée la porte de notre appartement, ma joie s'éteignait comme une lumière que l'on souffle... L'atmosphère particulière, un peu opprimante de notre maisonnée, due aux vertus trop parfaites de mon père et à sa spiritualité exigeante, m'était immédiatement perceptible, bien que corrigée par l’expression de joie de ma mère, heureuse de retrouver son enfant chéri, son protecteur.
Je sentais que je lui étais indispensable, et ce sentiment me remplissait aussitôt de chaleur et de fierté. Tout de suite, je reprenais mon rôle de petit « chevalier servant de sa dame », prêt à affronter, si besoin était, les foudres de mon père.
Contrairement au jeune homme épanoui que j'étais dans la journée, j'avais alors l'impression de redevenir un petit garçon, de rétrograder, d'assumer envers ma mère une responsabilité stérilisante. Pourtant, pas une minute ne me venait à l'esprit l’idée d’une quelconque dérobade à la promesse faite à moi-même de rendre ma mère heureuse, de couvrir plus tard ses genoux de billets de mille francs, et de combler ses rêves par l'achat d'une maison avec jardin pour les légumes !
Bien au contraire ! Ce projet m'enthousiasmait et me motivait. Mais, obscurément, je sentais que cette responsabilité s'exerçait au détriment de ma vie personnelle, qu'elle retardait mon épanouissement.
D'autre part, l'atmosphère sans chaleur, sans joie, qui imprégnait la maison dès que rentrait mon père, m'oppressait. Il était le personnage principal, ce qui était parfaitement naturel, mais au détriment de ma relative importance dans les heures précédentes. Le calme qu'il exigeait après une journée de travail, l’atmosphère qu’il imposait, faisait qu'il me tombait sur les épaules comme une chape de plomb ! Malgré moi, j'aspirais au moment où, le lendemain matin, il franchirai la grille pour partir à son travail, et moi pour rejoindre mes amis !
Mais, globalement, ce furent de bonnes vacances, les meilleures passées jusqu'alors. D'autant que mon petit artisanat de postes radio "à galènes" était relativement prospère, au point qu'un jour, à la suite d'une nouvelle querelle où mon père avait encore fait pleurer ma mère, je proposai à celle-ci pour la consoler, de l'emmener en voyage, à mes frais, au bord de la mer que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre !
L'idée la rendit heureuse, et le projet occupa dès lors toutes nos conversations. Destination : La Baule! Ma mère, mystérieusement, s'affaira. Pour ma part, je choisis ma meilleure tenue parmi mes vêtements, et, en cachette, achetais un pantalon de lin blanc qui devait faire très balnéaire, et un caleçon de bain à la mode. Gais comme des pinsons, nous partîmes un beau matin par l'express Paris-Nantes !
Loin de ses soucis, l'apparence d'extrême jeunesse de ma mère me surprendra. Vêtue d'une robe de coton grège à poids rouges, la taille serrée par une ceinture de satin grenat, elle avait le teint, la sveltesse d'une jeune fille à peine plus âgée que moi. Son visage rayonnait de bonheur, d'entrain.
Arrivés à destination, nous prîmes la direction de la mer, bras dessus, bras dessous, empruntant la démarche sautillante des jeunes gens. A la limite, on aurait pu imaginer deux amoureux ! J'étais heureux et fier de m'exhiber avec une aussi belle jeune femme, que les hommes, au passage, détaillaient du regard.
Arrivés en bordure de plage, nous avions stoppé net, choqués par le spectacle de tous ces corps dénudés, et pourtant la mode était encore bien loin des audacieux monokinis ou du strings d’aujourd’hui ! Oserions nous en faire autant?
Eh bien non ! Je ne verrai jamais ma mère en maillot de bain ! Nous préférerons, visiter, pédestrement, côte à côte, les environs...
Par économie, ma mère avait choisi et loué dans un petit hôtel, une seule chambre. Le soir, dans la pénombre de celle ci, je devinerai la jeunesse de son corps entrevu en petite combinaison, en toute candeur et sans aucune gêne ! N'étais-je pas encore et toujours, pour elle, le petit garçon qu'elle avait mis au monde?
Je la trouvais idéalement belle, à peine plus âgée que moi... Je n'ose en dire plus…
Pendant notre séjour à La Baule, frôlant son corps de jeune femme, peut-être ai-je été victime du complexe d'Oedipe?
Telle fut notre fugue au bord de l’Atlantique, dont je conservais surtout le souvenir de l'intimité troublante ressentie dans notre petite chambre...
Mon but avait été atteint : j'avais rendu ma mère heureuse. La joie l'avait encore embellie. Je l'avais entendu rire et chanter !
Escapade à la Baule , 1937.