Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Une splendide année d'étudiant

Mi-septembre, la nouvelle tant attendue se confirma : Terminé Dourdan, ainsi que le cycle de l’école laïque, j’étais inscrit aux cours privés de l'Institution Jarach de Paris, ou s'y préparaient, en deux ans au lieu de trois, le Brevet Supérieur et le Baccalauréat !

Mais, révélation stupéfiante en 1937, les cours étaient mixtes !

Mes trois amis n'en revenaient pas !

Confronté à cette perspective, je sentis revenir tous mes complexes. Un véritable affolement. Je m'observais d'un œil critique dans les grandes glaces des vitrines des magasins, car à la maison il n'y avait toujours que le petit miroir placé à côté de l'évier, et celui de l'affreux buffet hollandais qui ne permettait pas de se voir « en pied ».

De face, de profil, de près, de loin, discrètement pour ne pas faire remarquer mon manège... La conclusion de tous ces examens n’était guère rassurante : je me trouvais franchement et définitivement : Moche !

Et pourtant, dans quelques jours, il me faudrait faire face : Aborder tel que j’étais, l'ennemi tant redouté et tant souhaité à la fois : Le monde inconnu et mystérieux des jeunes filles !

Longue silhouette maigre et disgracieuse, épaules et torse encore étroits, long cou mince, tête oblongue dotée d'un grand nez épais et banal. Rien de ces nez, fins et aristocratiques, ou busqués de type capétien. Non, un bon long gros nez tout bête, presque déshonorant ! J'estimais qu'on ne voyait que lui, qu'il me précédait, comme celui de Cyrano, en tous lieux...

De plus, je me découvrais une expression du regard un peu hagarde, traquée. Des lèvres épaisses, au pli maussade. Une dentition désastreuse. Des cheveux drus, plantés bas, rebelles à la brosse et au peigne, justifiant d'une abondante consommation de "Gomina" pour les plaquer.

Ma tenue était quelconque, constituée de vêtements qui n'avaient pas grandi aussi rapidement que moi. D'où un ensemble décevant, presque paniquant. Pourtant, il allait falloir que je fasse avec, dans quelques jours. C’était loin d’être rassurant !

C'est donc dans ce triste appareil, que, le coeur battant mais la volonté roidie, j'abordais, anxieux mais tous les sens en éveil, la première journée que j'allais vivre dans la compagnie des "jeunes filles"...

Les cours Jarach se trouvaient à Paris, dans le quartier de la Montagne Sainte Geneviève, entre le Jardin des Plantes et le boulevard Saint Michel, dans un immeuble vétuste, sans originalité, rue Jarach. Le cadre était sombre, vieillot, exigu, décevant.

Mais cela fut sans importance car, pour la première fois, je voyais, côtoyais, respirais, entendais, un essaim de jeunes filles toutes plus belles les unes que les autres, parfumées, jacassantes, le regard vif et caressant. J'étais pétrifié d'admiration, d'autant qu'il y avait quatre filles pour un garçon, et en général, toutes un peu plus âgées que moi !

Je serai tiré de mon émerveillement par le début des cours.

Jamais je n'oublierai ceux-ci, en raison de la qualité des professeurs!

En littérature, il s’agissait un personnage qui, dès ses premières phrases, captivera toute notre attention, par le style, l'originalité, et la persuasion de son discours. Il s'agissait, privilège absolument exceptionnel, du remarquable Pierre Aimé Touchard, futur administrateur de la Comédie Française, et auteur littéraire, oh combien ! apprécié !

Personnage envoûtant, séduisant, grâce auquel tout était lumière, charme et poésie. Les deux heures de son cours passèrent comme une minute de bonheur !

Il en était de même pour les autres disciplines. C'était le miracle des Cours Jarach. Des professeurs, renommés à l’échelon national, y exerçaient. Qu'on en juge : Monsieur Leibnitz - rédacteur de nombreux ouvrages, en géographie. Monsieur Coquet - un journaliste réputé - en histoire. Monsieur Jacquet – auteur de plusieurs ouvrages universitaires - en sciences… Pour n'en citer que trois... Tous capables de faire reluire d'intelligence le cuir du cancre le plus épais !

Leurs cours étaient des occasions d'émerveillements, des régals qui sublimaient notre ardeur d'apprendre, dans l'enthousiasme et la joie.

Je dois à ces extraordinaires professeurs tout ce que j'ai acquis de meilleur, en qualité et originalité, que ce soit en littérature, philosophie, histoire ou géographie.

Grâce à eux, ma perception du monde ne sera plus jamais la même. J'apprendrai ainsi à discerner la quintessence des choses, l'exceptionnel, le rare, le précieux, l'essentiel, le pourquoi. Mon peu d'intelligence s'ouvrira comme une fleur au soleil, Au travers de leurs monologues, je connaîtrai toutes les séductions du verbe.

Par contre, mon verbe à moi était totalement en panne d'émotion, face aux merveilleuses jeunes filles ! Si douces, si délicates, si séduisantes...

Et pourtant, sans doute conscientes de ma timidité, loin de se moquer comme je le craignais, elles me prirent en amitié, tel un plus jeune frère. Et, miracle, les trois plus jolies habitaient également à Juvisy : Claude, Marcelle et Suzanne !

Elles furent la chance de mon adolescence. Par leur tact, leur charme, leur féminité, elles surent guider mes premiers pas de jeune garçon sauvage dans l'approche de la femme. Subtilement, affectueusement.

Je leur dois beaucoup, et ma mémoire n'oubliera jamais le souvenir privilégié de leurs visages secrètement aimés...

Car commence à poindre en moi l'espoir, fragile, mais enivrant, que peut-être un jour, en dépit de ma laideur, l'une de ces jeunes filles me regardera avec tendresse... Mais il me semble encore tout à fait improbable de parvenir à être aimé ! A plus forte raison que je puisse un jour, physiquement, connaître les joies sublimes de l'amour total, si souvent rêvé en imagination dans la solitude fiévreuse de mes nuits !

L'impact de Jarach sur moi, avec ses maîtres à penser hors du commun, et son séduisant entourage féminin, fut si déterminant pour moi, que je suis presque tenté de penser que ma vraie vie personnelle commença en ce mois d’octobre 1937, si merveilleusement ensoleillé !

Dans les jardins du Luxembourg, Pierre Estrade, Suzanne, moi, Vallier et Michel...

Dans les jardins du Luxembourg, Pierre Estrade, Suzanne, moi, Vallier et Michel...

Départ pour l’Institution Jarach...

Départ pour l’Institution Jarach...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:06.
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